Ukraine : la résistance au bord du gouffre (1/2)
Dans les semaines qui viennent, le destin de l’Ukraine, et par ricochet de l’Europe, se jouera sans doute dans quelques comtés de l’un des quelques « swing states » des États-Unis d’Amérique. Car si Trump l’emporte, il imposera à nouveau, comme ses élus à la Chambre des représentants l’ont fait l’hiver dernier, la fin du soutien militaire à la République d’Ukraine et tordra le bras à son président, Zelensky, pour imposer la victoire de Poutine. Soit l’annexion des cinq oblasts du Donbass et du sud revendiqués par Poutine et la « neutralisation » du reste : un copié-collé des accords de Munich (1938) offrant à Hitler l’annexion des Sudètes, peu avant sa mainmise sur le reste de la Tchécoslovaquie.
La Russie, occupant Odessa, deviendrait alors contiguë à la « Transnistrie », sécession prorusse de la Moldavie, offrant à Poutine toutes les opportunités pour envahir ce pays candidat officiel à l’Union européenne, mais où les récentes élections ont montré la puissance des ingérences russes. Et bientôt, au nord, se poserait la question du « corridor de Suwalki », séparant l’exclave russe de Kaliningrad sur la Baltique du reste de la Russie, à travers la Pologne et la Lituanie. Situation analogue au fameux corridor de Dantzig, point de départ de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Mais les Européens ne sont pas prêts à « mourir pour Suwalki », ni psychologiquement ni surtout militairement sans le soutien des États-Unis que Trump a promis d’abandonner. Et ne comptons même pas les effets irréversibles d’une victoire de Trump sur la lutte pour sauver le climat planétaire.
L’Ukraine et nous avons eu, il y a un an, un avant-goût d’une victoire de Trump : le Parti républicain des États-Unis, complètement trumpisé, est parvenu à bloquer pendant six mois l’aide américaine à l’Ukraine. L’avantage pour les Russes devenait irréversible. Ce qui confirmait l’analyse de mon article d’octobre 2023 publié dans AOC (« Y a-t-il des “camps” dans cette guerre ? – Ukraine : le temps des doutes 1/2 »). S’il existe un « camp » politique dans cette guerre, ce n’est pas le camp « anti-impérialiste américain » ni du « Sud global », c’est bien celui du national-capitalisme autoritaire (NaCA), celui de Poutine, de Xi Jinping, d’Ali Khamenei, de Kim Jong-un, d’Orbán… et, pour le moment dans l’opposition, de Trump et de Marine Le Pen.
Certes, la situation à la Chambre des représentants des États-Unis a fini par se débloquer en 2024, mais sans aucun effet de rattrapage : les armes non-fournies pendant six mois n’ont tout simplement pas été produites car les seuls bénéficiaires de la guerre, les entreprises d’armement américaines, faute de commandes, n’avaient aucune raison de les produire. Or l’Europe, qui sous Gorbatchev et Eltsine a « encaissé les dividendes de la fin de la Guerre froide » (et je l’en approuve), n’est pas un arsenal suffisant et ne peut se substituer à l’aide américaine si elle se dérobe. Pire : déjà l’Allemagne, en grandes difficultés économiques et politiques, projette de diviser par deux son soutien à l’Ukraine.
Le NaCA, « une menace pour la démocratie », est un concept très performant avancé par Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel. Il désigne les partis qui, dans l’opposition ou au pouvoir, se caractérisent par une combinaison de libéralisme économique et d’illibéralisme politique, remettant en cause les réelles avancées du droit international et de la politique des mœurs au cours de la seconde moitié du XXe siècle. On peut évidemment attribuer le succès mondial, y compris dans les récentes élections au sein de l’Union européenne, de ce courant qui domine aujourd’hui la majorité de la planète aux conséquences désastreuses pour les classes populaires du néolibéralisme économique, hégémonique depuis les années 1980. Et pour les pays du « Sud global » : une réaction contre le fantasme d’hyperpuissance des États-Unis du temps des Bush, suite à l’effondrement de l’Union soviétique.
Le paradoxe est que le NaCA est, dans les faits, aussi libéral que le « consensus de Washington », mais il a su, idéologiquement, en rejeter la faute sur un ennemi extérieur et ses propres « vendus aux idées étrangères » et en appeler à un pouvoir fort pour « balayer les parasites » : le fascisme des années 1930 n’a pas procédé autrement.
Si Trump l’emporte, l’Ukraine et ses alliés d’Europe occidentale se retrouveront dans une situation pire que la Pologne, la France et la Grande-Bretagne en 1939, après le pacte Hitler-Staline.
Intelligemment, nos auteurs soulignent la dimension souvent religieuse de ce courant. Il s’agit évidemment d’un passéisme tourné contre des évolutions jugées trop rapides par une partie de la population, qui conteste le mode de vie « dégénéré » des urbains éduqués. Un « backlash anti-wokiste », à forte composante viriliste, rejetant pêle-mêle la « peste intersectionnelle » : le féminisme, l’indifférence envers l’homosexualité, l’antiracisme, l’écologie… Cette dernière se heurte à un déni croissant alors même que les crises écologiques (réchauffement du climat et effondrement de la biodiversité, pavant la voie aux nouvelles maladies infectieuses et menaçant l’alimentation) représentent une menace désormais majeure, imminente et palpable pour toute l’humanité.
Clairement, Vladimir Poutine a su jouer la carte de l’alliance des dictatures réprouvées, et notamment des deux États les plus « parias » de la planète : la Corée du Nord et l’Iran de la répression de Femme, vie, liberté, et se placer, toute honte bue de la part de la Russie, sous le protectorat de la Chine. Nouveauté de ces derniers mois : cette alliance d’abord déniée au nom du droit international et du respect de l’intégrité territoriale de chaque pays (en l’occurrence : l’Ukraine) est sortie de sa clandestinité. D’abord limitée au refus des sanctions, puis au contournement du boycott, elle est désormais ouvertement et militairement active. L’Iran se dépouille pour la Russie d’un arsenal de missiles initialement destiné au bombardement d’Israël, une entreprise chinoise est désormais accusée de livraison directe de missiles (et non plus de « pièces à double destination ») à la Russie et, pas en avant décisif, la Corée du Nord, qui a déjà livré cinq millions d’obus et des fusées à la Russie, envoie douze mille hommes combattre en Ukraine.
À ce noyau dur s’ajoutent trois autres cercles. D’abord, un « cercle des dictatures » pas très solides, conquises ou maintenues avec l’aide de la Russie et de l’armée Wagner : la Syrie d’Assad, les nouvelles dictatures militaires du Sahel. Elles ont vaincu la menace de l’islamisme radical sunnite dans les pays arabes, mais n’y parviennent pas au Sahel.
Plus sérieusement, les BRICS, un ex-club de puissances régionales dont une (la Chine) est devenue superpuissance, dominé par des dictatures mais incluant le Brésil, qui s’est ouvert l’an dernier à tous les pays dits « intermédiaires » et autoritaires. Un succès fou : cet octobre, tout le « Sud global » se précipite au sommet des BRICS à Kazan, autour de Poutine.
Enfin, l’OPEP+, qui, en refusant à Joe Biden d’ouvrir le robinet à pétrole, a permis à la Russie de brader son pétrole vers ses alliés « de fait » (ceux qui refusent les sanctions), mais à un prix qui lui permet de financer sa guerre. Un réseau de plus en plus hétéroclite, mais qui a bénéficié cette année d’une immense victoire morale : le soutien sans faille de Joe Biden et d’Olaf Scholz au gouvernement Netanyahou (typiquement NaCA à tous points de vue), malgré la destruction systématique de Gaza, aujourd’hui du Liban (même chrétien) et à plus bas bruit de la Cisjordanie et ses attaques contre les deux piliers de l’ONU dans la région : l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Le « deux poids, deux mesures » devenu patent, l’Ukraine et ses amis n’obtiendraient certainement plus le soutien quasi unanime de l’Assemblé générale de l’ONU, qui condamna les invasions russes de 2014 et 2022.
Face à une coalition déjà si redoutable, si Trump l’emporte, l’Ukraine et ses alliés d’Europe occidentale se retrouveront dans une situation pire que la Pologne, la France et la Grande-Bretagne en 1939, après le pacte Hitler-Staline, avec en plus la victoire de Lindbergh sur Roosevelt aux élections américaines. Mais la situation peut encore évoluer.
D’abord, Trump peut encore perdre (même si l’on sait déjà qu’il contestera sa défaite). L’Espagne et la France ont échappé de justesse, au printemps dernier, à la victoire du camp NaCA, la Pologne en est sortie, la Turquie semble sur la voie d’en sortir. Ensuite, le talon d’Achille de « l’arc NaCA » est… le Na, le nationalisme, qui l’empêche de se construire en « Axe » solide : le chacun-pour-soi y est la règle. Un bloc Poutine-Xi-Modi est déjà instable, y ajouter Trump le plongerait dans un abîme de contradictions. Trump (dont une enquête de Bob Woodward a montré la puissance ininterrompue de son lien avec Poutine) ne soutient la Russie que contre la Chine, et l’Inde aussi, traditionnellement.
Déjà, le président brésilien et le prince héritier d’Arabie saoudite se sont portés pâles au sommet des BRICS de Kazan. La néofasciste italienne Giorgia Meloni préfère, sur l’Ukraine, suivre l’Europe occidentale plutôt qu’Orbán. L’Arabie saoudite a brisé l’unité de l’OPEP+ en relançant sa production de pétrole. Les conflits du début du siècle (islamisme radical contre « Juifs et Croisés », sunnites conte chiites) ne demandent qu’à se rallumer.
En face, le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, comme celui de l’ONU, António Guterres, restent inflexiblement en faveur du soutien à l’Ukraine, tandis que ce dernier apparaît de plus en plus comme le grand défenseur des voisins d’Israël et des droits humains contre Netanyahou. L’Union européenne se dote d’une vice-présidente et ministre des Affaires étrangères particulièrement mobilisée contre la menace russe sur l’Europe orientale : l’ancienne Première ministre estonienne, Kaja Kallas.