Ukraine : la résistance au bord du gouffre (2/2)
Sur le terrain, début novembre 2023, il était déjà clair que l’offensive d’été ukrainienne, lancée sans aviation, avec des moyens mécaniques insuffisants, avait échoué. Mais il restait quelques lueurs d’espoir : une « offensive en rampant » avait marqué quelques points. Le blocage de l’armement américain permit au contraire à Poutine de contre-attaquer sur tous les fronts.
Cette offensive semble ne jamais devoir culminer : ça n’arrête sur aucun front, sauf le sud, matérialisant enfin la disproportion des réserves en hommes et en armements en faveur de la Russie. Mais le recrutement de volontaires dans l’armée russe se fait de plus en plus coûteux (Poutine répugne à une mobilisation, la première tentative ayant provoqué l’exode de sept cent mille Russes, principalement des ingénieurs et techniciens) et le recours à l’armée nord-coréenne est significatif du fait que des limites pourraient être bientôt atteintes. Elles sont atteintes depuis longtemps en Ukraine… du moins côté infanterie.
Le semi-échec de l’offensive russe d’hiver-été
Cette situation, en novembre 2023, était déjà très sombre. Certes, des avions F-16 étaient enfin promis, mais l’entraînement des pilotes allait prendre au moins six mois (et les Ukrainiens allaient perdre rapidement un des premiers F-16). De toute façon, l’aide occidentale condamnait les Forces armées ukrainiennes (FAU) à combattre une main liée derrière le dos.
Il leur était interdit de frapper avec des armes occidentales sur le sol russe, par peur d’une escalade russe contre l’Otan, voire de l’usage de l’arme nucléaire. Cet argument n’a jamais convaincu les experts, ni ceux de l’Institut for the Study of War (ISW) ni Michel Goya : l’arme nucléaire n’a jamais été utilisée après Nagasaki, quoique des puissances nucléaires aient subi de graves défaites et qu’elles aient eu à affronter des forces armées par l’autre camp, ce qui n’a jamais entrainé de guerre entre les superpuissances… De plus, cette limitation est absurde. Les missiles air-sol détruisant immeubles et services publics ukrainiens sont tirés depuis le territoire russe, par exemple par des bombardiers volant au-dessus de la Caspienne. Et dès lors que la ligne de front se trouverait proche de la frontière, même les canons russes tireraient depuis le territoire russe.
Il était implicitement interdit à l’Ukraine d’attaquer en Russie, puisqu’elle n’était pas « l’agresseuse ». Ce qui est également absurde. Par exemple, les batailles à l’extrême nord du front (au nord de Koupiansk) se menaient exclusivement dans l’étroite bande de terrain entre cette ville et la frontière alors que, dans une guerre « normale », les FAU n’auraient eu qu’à passer la frontière pour prendre à revers les forces russes. Mais non : seuls des commandos russes anti-Poutine avaient droit à de brèves incursions dans l’oblast russe de Belgorod. À l’inverse, depuis les premiers jours de la guerre, les Russes ne se privent pas d’attaquer sur n’importe quel point de la frontière internationale, y compris depuis la Biélorussie. Les Ukrainiens doivent donc couvrir toutes leurs frontières au nord, à l’est et au sud alors que la Russie n’y laissait que des garde-frontières, sauf dans l’oblast russe de Belgorod.
Par ailleurs, les Russes disposaient désormais d’une arme dévastatrice et peu coûteuse : les bombes planantes, de grosses bombes classiques dont la Russie a un stock infini, mais équipées d’un kit sommaire de guidage et d’ailerons qui permettent aux avions russes de les larguer depuis le territoire occupé par les Russes, à trente-cinq kilomètres derrière le front. La seule réponse est d’aller attaquer le bombardier lui-même, mais, en attendant les F-16, l’Ukraine n’a pratiquement plus d’aviation.
Ainsi suréquipés, et recrutant massivement de la chair à canon dans les prisons de droit commun, les Russes passent à l’attaque sur tous les fronts dès l’hiver. Mais échouent presque partout.
Au sud, ils ne parviennent pas à réduire les trois poches libérées par l’offensive avortée ukrainienne. Les FAU sont toujours dans les îles et sur la rive gauche du Dniepr, autour du pont autoroutier de Kherson, elles se battent toujours pour conserver la petite zone Robotyne-Verdove, elles tiennent toujours le petit triangle libéré au sud de Velyka Novosilka et elles tiendront jusqu’à l’été, à l’extrême sud-est, la charnière de Vouhledar. Mais il n’est plus question, provisoirement, pour l’armée de terre ukrainienne de couper les « GLOC » (les voies de communication terrestres) russes vers la Crimée.
Au nord, si les FAU sont maintenant refoulées de la ligne de front Koupiansk-Svatove-Kreminna (qui aurait permis une offensive vers le cœur de l’oblast de Louhansk : Starobilsk), elles en tiennent toujours les deux extrémités (Koupiansk et la banlieue de Kreminna). Et les Russes n’ont pas pu les refouler jusqu’au lac de barrage de l’Orbil, sauf tout au nord, menaçant Koupiansk, à Kruhliakivka. Plus au sud, ils n’ont même pas refranchi la Zerebets (autre affluent de la rivière Donets, à l’est de l’Orbil), bloqués qu’ils sont devant Nevske, Terny, Torske, Yampil, toutes villes libérées par l’offensive ukrainienne d’été 2022. La « pince nord » qui avait, il y a deux ans, menacé le cœur du Donbass est bel et bien effacée. Même la ville ukrainienne libre la plus à l’est, Siversk, n’est pas encore tombée.
Toutefois, à l’est, les Russes ont marqué deux points inquiétants, sans être stratégiques. Devant Bakhmout, ils ont reconquis les gains ukrainiens de contre-encerclement au nord, mais pas au sud. Puis ils sont passés à l’attaque au centre et au nord jusqu’à la ligne de crête immédiatement à l’ouest de Bakhmout : Tchassiv Yar. On dit que cela menace la principale agglomération industrielle de l’oblast de Donetsk, Sloviansk-Kramatorsk. Mais ils en sont encore loin, et faute d’avoir repris Lyman et la zone sud du lac Orbil, ils ne pourraient pas l’encercler. En un an, ils n’ont pu progresser que de quelques kilomètres et entrer dans les faubourgs de Tchassiv Yar.
Il subsistait depuis 2015 un étroit saillant ukrainien en forme de doigt, resté libre jusqu’à l’aéroport de la ville de Donetsk : Avdiivka. Au prix d’une débauche de pertes humaines et mécaniques, ce petit saillant a été réduit par les Russes en avril et, profitant de la désorganisation qui en a résulté dans les lignes de défense ukrainiennes, les Russes ont poursuivi sur leur lancée avec un grignotage incessant jusqu’à aujourd’hui, de village en village. Une percée qui menace désormais un nœud routier important : Pokrovsk.
C’est désormais la pointe ultime de l’offensive russe de 2024. La prise de Pokrovsk menacerait d’encerclement tout le coin sud-est de l’Ukraine libre, mais Pokrovsk n’est nullement menacée d’encerclement. C’est plutôt cette percée russe qui forme une langue isolée vers Pokrovsk, exposée aux attaques de flanc (ce dont il est douteux que les Ukrainiens puissent actuellement profiter). C’est pourquoi, avant d’attaquer Pokrovsk de front, les Russes cherchent à élargir cette pointe, non sans succès. Du coup, les Ukrainiens ont dû abandonner leur saillant sud-est de Vouhledar, qui tenait depuis 2014.
Cette évacuation de Vouhledar suscita un incident dramatique, significatif d’un certain désarroi ukrainien. Le haut-commandement voulut jeter dans la fournaise un bataillon de « territoriaux », des volontaires de la première heure, ceux-là même qui avaient bloqué l’invasion russe menaçant Odessa sur le Boug méridional, à Mikolaïv. Pas du coin et armés de simples mitraillettes, ils étaient clairement sacrifiés dans cette mission de couverture du retrait ukrainien : tous aillaient mourir. Leur chef, le lieutenant-colonel Ihor Hryb, préféra se suicider qu’exécuter cet ordre.
Au total, l’offensive russe qui se poursuit inexorablement de village en village n’a conquis qu’environ mille cinq cents kilomètres carrés depuis janvier (en comparaison des contre-offensives ukrainiennes de 2022-2023, qui ont libéré de vastes portions du pays). Une sorte de guerre d’attrition, comme si Poutine se contentait de grignoter, pendant des années, la large partie restée libre de l’oblast de Donetsk (qu’il prétend avoir annexée), jusqu’à ce que les soutiens occidentaux jettent l’éponge, surtout en cas de victoire de Trump, forçant l’Ukraine à capituler. Cependant, en juin, Poutine lance une offensive transfrontière en direction de Kharkiv. Une gaffe, comme on va le voir.
Gaffe vers Kharkiv, riposte vers Koursk
En mai-août 2024, l’offensive russe vers Kharkiv, puis l’incursion ukrainienne dans l’oblast russe de Koursk changent brutalement les règles du jeu.
La « gaffe » de Kharkiv
Depuis des mois, les experts, dont l’ISW, annonçaient pour mai ou juin une attaque russe majeure vers Kharkiv à partir de la frontière internationale avec l’oblast russe de Belgorod. Elle se déclenche en fait le 10 mai. Surprise : elle est aussitôt bloquée par l’armée ukrainienne et ne dépasse pas dix kilomètres de profondeur. On attend un second échelon en juin : il ne vient pas. Aujourd’hui, l’invasion est réduite à deux petites poches.
Comment expliquer cette invasion limitée ? Première hypothèse : c’est un vrai échec d’une offensive qui visait effectivement Kharkiv, mais les Russes n’en ont pas eu les moyens tant ils sont dispersés sur l’ensemble des fronts. Seconde hypothèse : il ne s’agissait que de rapprocher les canons russes de la ville de Kharkiv. Si les intentions ruses sont comme souvent impénétrables et comme souvent irréalistes, l’effet politique de cette mini-offensive va être dévastateur : une véritable gaffe. Elle casse en effet les deux impératifs diplomatiques qui liaient un bras des Ukrainiens derrière leur dos.
En soulignant la question « qui est à portée de quels canons placés où ? », elle fait s’écrouler l’impératif de ne pas utiliser les armes et munitions occidentales vers le territoire russe. Or les obus des Ukrainiens sont presque exclusivement des obus standards livrés par l’Otan. Et ils n’auraient pas eu le droit de contrebattre les canons en leur tirant dessus depuis la Russie, à quelques kilomètres, pour couvrir des troupes en train de les envahir ?
L’absurdité de cette règle d’emploi des armes importées devenue éclatante, les administrations Biden et Scholz annoncent à demi-mot que les Ukrainiens sont désormais libres d’en faire ce qu’ils veulent en fonction des nécessités de la guerre. En fait, cela ne concernait que l’artillerie. Les Anglais et les Français, qui fournissent les croiseurs Storm Shadow (alias SCALP-EG quand ils sont fabriqués en France), étaient déjà convaincus. Du coup, les Ukrainiens les utilisent contre le pont de Kertch, mais le système d’explosion est tel que cela ne fait qu’endommager le tablier. Pour détruire la structure, il faudrait utiliser un détonateur à retard, qui n’existe que sur la variante allemande du missile, que le chancelier Olaf Scholz, du Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD), refuse toujours de fournir…
D’autre part, cette intrusion russe à partir de la frontière internationale est une première depuis la grande invasion (repoussée) du 24 février 2022, qui avait franchi l’ensemble des frontières de l’Ukraine, depuis la Biélorussie jusqu’à la Crimée (conquise en 2014). Depuis, la Russie n’attaquait plus que depuis des territoires ukrainiens déjà conquis et « annexés », ce qui n’est pas le cas de l’oblast de Kharkiv (non revendiqué par la Russie). Mais l’Ukraine devait se méfier et défendre toutes ses frontières, derrière lesquelles la Russie ne laissait que des garde-frontières.
L’offensive russe vers Kharkiv réveille donc un traumatisme relatif au droit international, qui, certes, depuis le 7 octobre et la destruction de Gaza n’en est plus à ça près. D’autant que le respect du droit international par l’Ukraine depuis deux ans et demi n’a nullement été récompensé : au-delà de l’Europe, des États-Unis et de quelques riverains de l’Océanie, ni la Chine, ni l’Inde, ni l’Amérique latine, quoique rappelant le principe de souveraineté et d’intégrité territoriale, ne se sont joints aux sanctions internationales.
L’offensive ukrainienne dans l’oblast de Koursk
Sans donc ne plus demander l’avis de personne, l’Ukraine prépare une riposte en un autre point de la frontière, plus au nord, à partir de l’oblast ukrainien de Soumy. Et en treize jours, à partir du 6 août, balayant ou faisant prisonniers les gardes-frontières, les Ukrainiens occupent plus de mille kilomètres carrés de terres russes dans l’oblast de Koursk, soit à peu près autant que ce que les Russes ont conquis en sept mois, depuis le 1er janvier ! Pour la première fois depuis la belle offensive ukrainienne de l’été 2022, la guerre de mouvement reprend de la vigueur, et, ça, les Ukrainiens savent faire. Et personne, sur la scène internationale, ne trouve à y redire, sauf bien sûr la Russie qui qualifie l’incursion de « terrorisme nazi ».
Depuis, les Russes ont repris une partie de ce territoire, sans qu’on ait bien compris ce que voulaient faire les Ukrainiens. Une de ces offensives en profondeur « à la Joukov » visant à désorganiser les arrières ennemis ? Dans la zone conquise, il n’y a rien ! Les Ukrainiens n’ont certainement pas la force d’attaquer à revers le « hub » militaire de Belgorod, mais peut-être de couper les routes de Koursk vers Kharkiv et la route stratégique E38. L’offensive ukrainienne se déploie en doigts de gant, selon les points de moindre résistance, comme si l’enjeu était juste la conquête d’une prise de gage. Ou du moins : faire des prisonniers pour les échanger. Ça, c’est réussi.
Mais le but principal était sans doute de soulager la pression russe sur le front du Donbass. Les Russes ont réagi en mobilisant d’abord des réserves prévues pour aller ailleurs, puis ils ont commencé à déplacer des forces déjà engagées ailleurs. Sans surprise, ils font d’abord roquer des forces engagées au sud, qui n’est vraiment plus leur priorité. Mais, surtout, ils semblent avoir prélevé des forces sur le front de Tchassiv Yar… mais pas sur celui de Pokrovsk, ni celui de Torske (offensive secondaire servant probablement à protéger celle de Pokrovsk d’une attaque de flanc).
Pour ma part, je vois surtout un objectif stratégique déjà atteint : c’en est fini de la convention selon laquelle les Russes n’ont pas à défendre leur territoire. Comme les Ukrainiens, ils devront désormais geler des forces sur l’ensemble de leurs frontières.
Succès ukrainiens dans les airs et sur mer
Finissons sur une note plus optimiste. Si le blocage de l’aide américaine a diminué la capacité de l’Ukraine à protéger sa population civile, si la position de l’Allemagne ou des États-Unis l’a privée des moyens d’abattre des bombardiers ou les rampes de lancement tirant depuis la Russie, elle a du moins suscité une véritable industrie militaire nationale particulièrement ingénieuse.
On le voit dans la guerre navale : dès la fin de l’an dernier, les drones navals ukrainiens, une spécialité mondiale, avaient quasiment interdit la mer Noire à la flotte russe, la repoussant au-delà du détroit de Kertch, avec un double effet : d’une part, la route des exportations agricoles est rouverte vers le reste du monde (même si des fusées russes frappent parfois les ports de l’oblast d’Odessa) et, d’autre part, la Crimée, qui reste la base arrière de l’invasion russe du sud de l’Ukraine, remplit de moins en moins bien ce rôle, ses installations portuaires étant par ailleurs constamment bombardées par les drones et croiseurs ukrainiens. C’est sans doute une des raisons de la passivité relative (ou de l’inefficacité) de l’armée russe sur le front sud depuis un an.
La situation est moins rose dans les airs. Les Russes ont compris qu’ils ne pouvaient pas faire mourir de froid la population ukrainienne en ne bombardant les centrales électriques et les réseaux de chaleur que pendant l’hiver tant les services publics ukrainiens sont prompts à les remettre en route. Ils les bombardent désormais à longueur d’année, et, dès la fin de l’été, l’Ukraine connaît des coupures de courant générales, alors qu’il y a un an elle pouvait encore exporter de l’électricité. Pourtant, malgré le blocage pendant six mois des livraisons américaines de moyens de défense antiaériens, les Ukrainiens parviennent à abattre entre 50 % et 80 % des missiles et drones qui visent chaque nuit leurs logements collectifs ou leurs services publics. Mais, à l’entrée de l’automne, la situation est périlleuse.
Quand donc l’eurodéputée LFI Rima Hassan dit, à propos des bombardements de Gaza, que « Netanyahou est pire que Poutine », c’est arithmétiquement exact : le premier tue dix fois plus de civils par jour que le second. Mais elle oublie que la majorité des engins lancés sur l’Ukraine, pays infiniment moins dense que Gaza, sont quand même abattus. Au contraire, le valeureux pilote israélien, appuyant sur le bouton qui va anéantir d’un coup plusieurs familles élargies, ne risque absolument rien d’autre qu’une défaillance mécanique : le Hamas a déclenché une guerre contre Israël sans prévoir la moindre défense antiaérienne de la population qu’il administre.
Devant la pusillanimité de ses alliés, l’Ukraine développe sa propre industrie de défense et d’attaque aérienne. Et elle choisit tout différemment ses cibles : les aérodromes de départ des bombardiers russes, de gigantesques entrepôts de munitions et de carburant, des raffineries (ce qui a contraint Poutine à suspendre les exportations de pétrole raffiné – mais non de brut)… Quotidiennement, la Russie annonce que « les débris de drones interceptés sont retombés sur des usines provoquant des incendies ». Admettons cette extrême fragilité des cibles militaires russes qu’un débris suffit à enflammer…
Mais ces coups aux buts « autochtones » sont loin d’affaiblir suffisamment l’immense industrie militaire russe, qui tourne à plein régime. La défense principale de la population ukrainienne est l’exil, vers l’ouest du pays ou vers l’Europe occidentale. Un quart de la population, essentiellement les mères et leurs enfants, a quitté le pays. Scolarisés à l’étranger, ces enfants ne reviendront pas tous dans leur pays détruit. Même si nous aidions suffisamment ce peuple héroïque à repousser l’agression (ce qui n’est pas le cas), nous courons, comme en Palestine, le risque de le laisser s’éteindre…