Crise démocratique : comme un parfum de bonapartisme…
C’est une des contradictions de la Ve République depuis que le président de la République est élu au suffrage universel direct : sa Constitution est à géométrie variable, selon que le chef de l’État dispose ou non de la majorité parlementaire. Lorsque c’est le cas, la lecture présidentialiste du régime politique peut fonctionner à plein : le Parlement suit l’action d’un exécutif dont les deux têtes ont largement fusionné, le Premier ministre devenant le collaborateur d’un chef de l’État qui exerce ses pouvoirs bien au-delà de la lettre de la Constitution.
Mais lorsque ce n’est pas le cas, c’est la lecture parlementariste qui prend le dessus et cantonne le chef de l’État à quelques pouvoirs propres (ainsi, sans doute, qu’un rôle important en matière internationale en sa qualité de chef des armées et d’autorité en charge de la négociation et de la ratification des traités), tandis que le Premier ministre et son gouvernement recouvrent le pouvoir de diriger l’action gouvernementale, avec les coudées d’autant plus franches que la majorité parlementaire qui les soutient est robuste.
La contradiction entre ces virtualités parlementaires de la Constitution et la pratique présidentialiste consolidée dans les esprits n’est jamais aussi apparente qu’en cas d’échec de la majorité présidentielle à se doter d’une majorité parlementaire, comme ce fut le cas le 7 juillet dernier, car c’est alors tout un difficile travail de conversion collective qui s’impose, chacun (tout journaliste, politique ou constitutionnaliste qu’il soit) devant réapprendre sa Constitution et se défaire d’une accoutumance forte à la lecture hyperprésidentielle du jeu et des rôles politiques.
La conversion est assurément délicate dans une République où flotte toujours ce parfum de bonapartisme que dénonçait le François Mitterrand du Coup d’état permanent (1964). Elle a pourtant opéré lors des trois cohabitations qu’a connues le régime. Nul ne prétendra que ces périodes ont été un long fleuve tranquille tant elles ont été jalonnées de querelles de frontières entre les deux têtes de l’exécutif, mais, en 1986, 1993 et 1997, le chef de l’État a immédiatement et mécaniquement appelé à former un gouvernement des Premiers ministres issus du parti ayant remporté les élections.
Chaque fois, assurément, les élections législatives avaient conféré à la droite (1986 et 1993) puis à la gauche (1997) une majorité absolue, mais ce point est sans effet sur l’existence d’une logique parlementaire dans la Constitution. Celle-ci s’incarne (et se résume, largement, dans le cas de la Constitution de 1958) dans le fait que le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale – et donc que toute action gouvernementale, a fortiori durable, nécessite que le premier ait la confiance de la seconde ou, plus précisément encore, que la seconde ne renverse pas le premier.
En d’autres termes, la Constitution ne prescrit pas que le gouvernement doit être soutenu par une majorité absolue. Elle prescrit seulement que le gouvernement est responsable devant l’Assemblée. Et c’est pour cela (et non pas au nom d’une quelconque « stabilité institutionnelle ») que le chef de l’État a toujours dû nommer à Matignon une personne soutenue par le principal groupe parlementaire – une règle qui traduit donc l’ancrage parlementaire de la Constitution, indépendamment de l’étendue de la majorité parlementaire (absolue, relative).
La posture du chef de l’État depuis sa « Lettre aux Français » du 10 juillet dernier confine au déni de réalité…
Dans ces conditions, le discours entonné par le chef de l’État, suivi par nombre de ses soutiens directs et indirects, au son du « personne n’a gagné » relève de la mystification. Dans toutes les démocraties libérales voisines, en effet, tout comme pour l’Union européenne, le parti qui a « gagné » est bien, toujours, celui qui est arrivé en tête. Faut-il rappeler que les conservateurs du Parti populaire européen n’ont acquis aux élections européennes des 6-9 juin derniers qu’une majorité très relative au Parlement européen (avec 26 % des sièges contre 33 % pour le Nouveau Front populaire à l’Assemblée nationale) et que c’est pourtant en son sein et avec son accord que les chefs d’État et de gouvernement (Emmanuel Macron en tête) ont récemment choisi la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (et ce alors même que son investiture restait incertaine) ?
On s’accordera pour considérer que cette règle de base des régimes parlementaires ne résout assurément pas tous les problèmes politiques du futur gouvernement, mais elle oblige néanmoins le président. Or ce discours, et l’effet d’hystérésis qui le porte, joue à plein : nombre d’acteurs politiques, de médias, de partis et même de constitutionnalistes éprouvent la plus grande peine à reconnaître que le centre de gravité de la légitimité politique se trouve désormais du côté du Parlement.
À l’évidence, c’est pour le président de la République que la mue commandée par la configuration politique issue des élections est la plus difficile : de président-gouvernant phagocytant la figure d’un Premier ministre réduit au rôle d’aide de camp, il doit se réinventer en président-arbitre d’un article 5 de la Constitution qui le cantonne au rôle éminent mais limité de « garant de la continuité et du bon fonctionnement des institutions ». À ce titre, le mandat constitutionnel qui est le sien est d’agir en honnête courtier et facilitateur de la vie constitutionnelle du pays. Bien loin d’accepter cette nouvelle donne, la posture du chef de l’État depuis sa « Lettre aux Français » du 10 juillet dernier confine au déni de réalité…
Non seulement il aura tardé à prendre acte de la défaite électorale de son camp, mais encore peine-t-il aujourd’hui à en reconnaître les conséquences qui, loin d’être simplement « politiques », pour le parti Ensemble, sont avant tout « institutionnelles », pour la figure présidentielle. Car si le communiqué du 26 août identifie bien l’article 5 comme le socle du pouvoir présidentiel de cohabitation, il n’en tire aucune conséquence sur la définition du rôle du chef de l’État dans la phase, pourtant essentielle, de constitution d’un gouvernement.
Loin d’accompagner la coalition parlementaire de majorité relative dans la formation d’un gouvernement et la mise en place d’accords parlementaires, il en bloque désormais l’accès au pouvoir, décidant en lieu et place du Parlement de la viabilité de telle ou telle coalition. Loin de reprendre les partis politiques du centre droit et de droite qui ont pourtant multiplié les exclusives de principe à l’égard du Nouveau Front populaire, en refusant d’entrer dans le jeu d’une négociation parlementaire qui suppose de travailler programmes et propositions à la main, il en a validé les choix, fermant ainsi la voie au travail de compromis au sein des assemblées. Loin d’exiger la retenue qui s’impose à un gouvernement démissionnaire [il s’agissait encore, à la fin de l’été, du gouvernement de Gabriel Attal, ndlr], il l’invite au contraire à faire comme si, multipliant les actes de gouvernement de plein exercice (lettres de cadrage budgétaire, nomination du commissaire européen, etc.).
En contrevenant ainsi gravement à son rôle constitutionnel d’arbitre, il prend bien sûr le risque de maintenir le gouvernement du pays dans une situation de fragilité et d’illégitimité, à l’heure même où l’urgence sociale et climatique comme les crises internationales exigent qu’il soit pleinement opérationnel, mais il ouvre aussi la voie à une grave crise démocratique.
Cet article a été publié pour la première fois le 29 août 2024 dans le quotidien AOC.