Se préparer aux pandémies et au réchauffement climatique
Les pandémies et le réchauffement climatique figurent, d’après les experts internationaux, parmi les plus grandes menaces auxquelles l’humanité est exposée dans le demi-siècle à venir. Il ne s’agit pas de menaces naturelles, comme dans l’imaginaire des tremblements de terre ou des ouragans que nous avons hérité de la pensée des Lumières, c’est-à-dire que nous pouvons prévoir par des calculs de probabilité appliqués à une nature mesurable.
Ce sont des menaces d’origine anthropique, puisqu’elles sont causées par l’action de l’humanité sur la planète : l’extinction d’espèces sauvages et l’élevage industriel d’animaux domestiques favorisent l’émergence de nouveaux pathogènes, et l’émission de gaz à effets de serre conduit à une augmentation globale de la température de la planète. L’accélération de cet effet anthropique depuis ce que les géologues ont proposé d’appeler l’Anthropocène, et qu’ils datent le plus souvent du milieu du vingtième siècle, l’a rendu imprévisible selon les modèles appliqués jusque-là aux risques naturels. Il ne s’agit plus de prévoir des menaces mais de se préparer à leurs effets catastrophiques. D’où la nécessité de lier causalité naturelle et responsabilité sociale.
Au cours des vingt dernières années, les crises sanitaires qui résultent de ces deux menaces se sont multipliées et leurs effets sur les crises politiques dans lesquelles se débattent les sociétés contemporaines sont incontestables, quoique peu documentés. La crise du SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère), la grande canicule de 2003[1], la pandémie de grippe H1N1 en 2009 et la pandémie de Covid-19 nous ont montré que la même causalité est à l’œuvre dans l’émergence de nouveaux pathogènes et dans l’augmentation des températures globales, et nous a conduits à poser la question : en quoi l’expérience de la pandémie, crise brutale qui interrompt les activités au niveau global, nous prépare-t-elle aux effets du réchauffement climatique, crise plus lente mais qui affecte plus durablement l’ensemble des êtres vivants sur la planète ?
Si on la pose aux virologues, aux épidémiologistes et aux écologues, cette question suscite des réponses variées en fonction de la causalité naturelle engagée. Ils observent que les événements météorologiques extrêmes causés par le réchauffement climatique comme les canicules, les sécheresses, les incendies ou les inondations agissent sur les populations animales porteuses de virus ou de bactéries, notamment les mammifères sauvages (primates, chauves-souris, rongeurs) et les insectes (moustiques, tiques, poux, puces).
Ces changements climatiques réduisent la diversité spécifique qui atténue la viralité des pathogènes par un « effet de dilution »[2], et rapprochent les animaux des populations humaines auxquelles ils transmettent de nouveaux pathogènes pour lesquels celles-ci n’ont aucune immunité. Ils soulignent également que l’augmentation de la température dans les élevages industriels (porcs, volailles, bovins) augmente le stress des animaux, donc la consommation d’antibiotiques qui affaiblit leur diversité bactérienne et leur réaction immunitaire, favorisant ainsi la transmission de nouveaux pathogènes potentiellement pandémiques. Ils imaginent même que la fonte du permafrost fasse réémerger des pathogènes oubliés, comme l’anthrax, voire des microbes qui n’avaient jamais été en contact avec l’espèce humaine du fait qu’ils ont été congelés avant son apparition.
Ces trois arguments mobilisent la causalité naturelle dans des écosystèmes différents, que l’on peut caractériser par les termes de sauvage, domestique et arctique. Mais ils ne disent rien encore de la causalité sociale engagée dans ces phénomènes. En quoi les interactions entre humains ou entre humains et non-humains modifient-elles les risques d’émergence de nouveaux pathogènes du fait du réchauffement climatique ? En quoi, autrement dit, les humains sont-ils responsables du réchauffement climatique et des zoonoses, au double sens d’une causalité passée et d’une nécessité d’y répondre dans l’avenir ?
Une telle question a mobilisé les chercheurs en sciences sociales, qui ont remarqué que des mesures préconisées depuis longtemps contre le réchauffement climatique (interdiction des transports internationaux, réduction de la mobilité sur le territoire, augmentation du télétravail, suspension des activités de construction, attention à la biodiversité, mise à disposition de traitements médicaux gratuits) étaient adoptées très rapidement par un grand nombre de gouvernements pour diminuer le nombre de morts causées par la Covid-19. Cette nouvelle pandémie a confirmé ce que les observateurs savaient depuis la crise du SRAS en 2003 : au temps des échanges accélérés de personnes et de marchandises, une nouvelle maladie infectieuse transmise par les voies aériennes peut arrêter l’économie au niveau global, accomplissant ainsi le programme de grève générale formulé il y a un siècle par le mouvement socialiste[3].
Faut-il en conclure pour autant que les chauves-souris se sont révoltées contre la réduction de leurs habitats par les humains, comme les ouvriers se sont mobilisés contre leurs conditions de travail, et ainsi faire entrer ces non-humains porteurs de virus dans la figure du prolétariat ou du peuple ? La question de la causalité est ici plus large que celle de la responsabilité au sens moderne : elle conduit à imaginer que les virus font agir les animaux lorsqu’ils causent des pandémies, et donc à en faire des acteurs d’une conception nouvelle de la solidarité face aux catastrophes écologiques à venir[4].
Les crises sanitaires causées par les pandémies et le réchauffement climatique renvoient donc au modèle de la révolution politique à travers lequel les sociétés contemporaines pensent la responsabilité sociale, c’est-à-dire la possibilité d’instituer un nouveau collectif pour remédier à la crise[5]. Cette question a été abordée avec une grande netteté au cours de la pandémie de Covid-19 par le géographe suédois Andreas Malm et par l’anthropologue français Bruno Latour, avec des diagnostics radicalement opposés sur cette révolution politique. La discussion de ces deux auteurs permettra de préciser les termes du débat et de faire émerger une troisième position.
Malm est à la fois enseignant-chercheur en géographie et militant écologiste. Partisan de la méthode du sabotage des grandes entreprises polluantes, il a été cité comme la principale inspiration des Soulèvements de la terre dans le décret de dissolution de ce mouvement par le gouvernement français du 20 juin 2023[6]. Dans un ouvrage rédigé à Berlin pendant le confinement du printemps 2020, intitulé La Chauve-souris et le capital, il souligne que la différence entre la pandémie et le réchauffement climatique ne tient pas à ce que la première serait une catastrophe rapide et visible dans la série des cas de contagion, alors que la seconde serait une catastrophe lente et invisible du fait de la montée graduelle des températures.
Il s’agit dans les deux cas d’un « état d’urgence chronique » pour lequel les scientifiques ont multiplié les signaux d’alerte depuis un demi-siècle. Mais alors que le réchauffement climatique affecte surtout les populations du Sud, qui ne sont pas responsables de la production des gaz à effet de serre, la pandémie de Covid-19 affecte surtout les populations du Nord, et singulièrement les personnes les plus âgées, bien qu’elle ait commencé dans les pays du Sud, et singulièrement en Chine. Cette structure en chiasme explique que les États du Nord aient pris contre cette pandémie des mesures qu’ils n’auraient jamais osé prendre contre le réchauffement climatique.
La stratégie proposée par Andreas Malm vise à résoudre un problème de justice environnementale : comment faire pour que les populations exposées au réchauffement climatique bénéficient des mesures contre les pandémies prises par les pays du Nord et ne soient pas accusées de favoriser la transmission de maladies émergentes ? Pour cela, il ne faut pas analyser seulement les effets de la pandémie et du réchauffement climatique, mais remonter à leurs causes : passer des vulnérabilités sociales aux racines écologiques[7].
Se réclamant du marxisme, Malm analyse cette causalité commune aux différentes catastrophes écologiques comme celle du capital, compris à la suite de Marx comme une dynamique d’accumulation qui produit de la valeur et de l’inégalité en s’appropriant les ressources naturelles et en rendant invisibles les effets de la production. Si des pathogènes émergent en Chine ou en Afrique centrale, c’est, selon Malm, parce que ce sont des lieux d’accumulation du capital qui intensifient les mutations des microbes. Le capital favorise à la fois la production de gaz à effet de serre, en valorisant les énergies fossiles qui permettent de contrôler une main d’œuvre bon marché, et l’émergence des pathogènes, en rapprochant les vivants dans des lieux de production de valeur.
La pandémie de Covid-19 et le réchauffement climatique ont donc la même cause, l’accumulation de capital, qu’ils rendent visible à des degrés différents, par un soudain « enfièvrement mondial »[8] ou par une augmentation graduelle des températures. Malm écrit ainsi, citant l’économiste Robert Wallace : « L’ouverture des forêts aux circuits mondiaux du capital est en soi “une cause première” de toutes ces maladies. C’est l’accumulation effrénée du capital qui secoue si violemment l’arbre où vivent les chauve-souris et les autres animaux. Il en tombe un crachin de virus[9]. »
Si les virus sont des effets secondaires de l’accumulation de capital, celui-ci peut alors se présenter comme une force de régulation des virus qu’il suscite. Malm esquisse ici une piste pour une biopolitique « du capital comme métavirus et patron des parasites »[10], en reprenant un argument marxiste classique selon lequel le capital fonctionne comme un parasite qui pompe l’énergie des travailleurs pour leur injecter une maladie qui les aliène[11]. Le capitalisme pharmaceutique prolonge en effet cette dynamique parasitaire aux yeux de Malm, en vendant comme des biens marchands des virus modifiés sur lesquels il a posé un droit de propriété. Cette biopolitique pharmaceutique est qualifiée par Malm d’« inconsciente » car elle ne s’attaque pas aux causes du changement climatique et des pandémies.
C’est pourquoi Malm, se réclamant de Lénine, propose plutôt une « pensée politique de l’intervention consciente »[12] qui agirait directement à la cause première plutôt que de remédier aux maladies en augmentant le nombre de virus stockés dans le monde. Citant un texte de Lénine intitulé La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, datant de 1917, qui met en place la collectivisation des moyens de production, l’électrification des usines et la protection des communautés écologiques, Malm propose de limiter les plantations en monoculture et d’installer des machines à émissions négatives qui transforment le CO2 en dioxyde de carbone pur[13].
Alors que la métaphore de la « guerre contre le virus » a été souvent critiquée lors de la pandémie, Andreas Malm l’assume au nom d’un « communisme de guerre » qui rétablirait de bonnes distances entre l’humanité et une nature préservée dans des parcs nationaux et des banques de graines[14]. Il cite ainsi un slogan par lequel Daniel Bensaïd résume la politique léniniste : « Soyez prêts ! Prêts à l’improbable, à l’imprévisible, à l’événement [15]! »
Cette injonction à la préparation aux pandémies et au changement climatique, qui sonne comme une déclaration de guerre à un ennemi invisible, s’inscrit dans une forme d’ingénierie écologique dont Malm assume la forme autoritaire. Il s’agit, pour la gauche radicale, de se préparer à la prise de pouvoir causée par la défaite des partis gouvernementaux à l’occasion d’une catastrophe écologique majeure, en acquérant de façon accélérée des savoirs experts. Malm ignore ainsi les dynamiques de participation par lesquelles différents acteurs coopèrent sur le temps long autour des émergences virales et des événements météorologiques extrêmes, avec des savoirs hétérogènes qui nécessitent des procédures de traduction et de diplomatie.
Ainsi s’explique que Malm projette sur la situation écologique de Chine un schéma marxiste-léniniste qui manque l’histoire et la géographie des écosystèmes chinois. Il est faux de dire que l’émergence du SARS-Cov2 est causée directement par la déforestation, puisque le gouvernement chinois a plutôt pratiqué, en lien avec des organisations internationales comme le World Wildlife Fund, une politique de reforestation massive au cours des cinquante dernières années à la suite des désastres écologiques causés par la politique maoïste[16].
Il est tout aussi faux de dire qu’une politique de parcs naturels sur le modèle léniniste mettrait fin aux émergences zoonotiques, car les travaux de sciences sociales ont montré que les parcs naturels exercent une forme de violence à la fois réelle et symbolique sur les populations humaines et animales qui y vivent, et doivent passer des compromis avec ces habitants pour être acceptées dans la durée, comme le montre l’exemple de Taiwan[17].
À la fin de son livre, Andreas Malm critique la sociologie de Bruno Latour pour son choix de donner aux microbes des puissances d’agir. Cette position paradoxale conduit en effet Bruno Latour et ceux qui le suivent au sein de ce que l’on a appelé Actor-Network Theory à prendre au sérieux l’idée d’une « révolte de la nature », en faisant des crises sanitaires l’occasion pour les êtres naturels d’entrer en politique. Malm considère cette idée comme absurde et la compare à une attaque suicide par des animaux terroristes, manquant ainsi la proposition latourienne des médiations par un « Parlement de la nature »[18].
Pour Malm, qui cite les fondateurs de l’École de Francfort[19], seuls les humains peuvent agir en tant que sujets conscients des conséquences de leurs actes, en sorte que « défendre le monde sauvage contre le capital parasite relève désormais de l’autodéfense humaine »[20]. Malm reprend ainsi un schéma paternaliste dans lequel les humains aident les animaux à se défendre contre l’aliénation qui leur est imposée par le capital.
Bruno Latour, s’il fait le même diagnostic que Malm sur la crise écologique, s’appuie sur des prémices radicalement différentes et aboutit à des prescriptions également opposées. Au cours des trois années de la pandémie de Covid-19, qu’il savait être les trois dernières années de sa vie terrestre puisqu’il était atteint d’une maladie incurable, l’auteur de Politique de la nature a fait des interventions dans l’espace public, sous forme de conférences, d’émissions de télévision et de radio, de livres, pour donner sens à l’événement pandémique et l’inscrire dans une socio-histoire globale. Le terme « politique de la nature » désigne selon lui les « attachements risqués » entre objets et sujets, les hybrides entre nature et culture qui se multiplient dans les sociétés modernes du fait même que celles-ci prétendent séparer sujet et objet, nature et culture, et qui ont besoin d’un travail de représentation (au sens du porte-parole et non de la catégorie cognitive) pour former un monde commun[21].
Bruno Latour a donné un tournant théologique à cette ontologie des relations entre humains, animaux, plantes et microbes, en reprenant à James Lovelock et Lynn Margulis le concept de Gaïa, afin de penser les solidarités entre les vivants révélées par la crise écologique et le réchauffement climatique[22]. L’astrophysicien anglais et la microbiologiste américaine ont en effet montré que l’ensemble de ces relations forme un organisme unique doté d’une atmosphère qui lui est propre, en racontant l’histoire de la planète Terre comme résultant de ces relations sur le temps long. Latour a alors cherché à penser le statut de cette entité d’un nouveau genre, c’est-à-dire la façon dont elle pouvait interagir avec les autres acteurs[23]. C’est pourquoi il a recouru au vocabulaire guerrier : Gaïa met les humains en guerre les uns contre les autres car elle se manifeste par un cri d’appel à l’aide qui oppose les humains entre ceux qui l’entendent et ceux qui ne l’entendent pas, entre ceux qui lui « font face » et ceux qui s’en détournent[24].
Latour recourt au vocabulaire marxiste de la lutte des classes pour décrire comment cette guerre oppose une « classe écologique », appelée « Terrestres de l’Anthropocène », et une « classe globalisatrice », appelée « Humains de l’Holocène »[25]. Comme chez Marx, les acteurs s’affrontent avec des intérêts contradictoires en étant inconscients des conditions qui rendent ces intérêts compatibles. Cependant, l’issue de cette lutte des classes ne sera pas tranchée selon Latour par une révolution, c’est-à-dire une prise de pouvoir visant à occuper l’État pour le dissoudre, mais par une simulation, c’est-à-dire un théâtre dans lequel tous les représentants humains des non-humains vont tracer la carte de leurs attachements[26].
Par exemple, si un employé s’affronte avec un écologiste pour la construction d’un centre commercial qui porte atteinte aux conditions de reproduction de la terre où il habite, une simulation de la catastrophe écologique doit lui faire prendre conscience de la vulnérabilité de son habitat. Cette lutte des classes virtuelle doit émanciper les humains non par construction d’une société séparée de la nature, mais par la prise de conscience des limites de leur condition terrestre[27].
Bruno Latour reprend la notion de biopolitique à Michel Foucault pour décrire ce passage de la révolution à la simulation comme modèle de la lutte des classes. Il constate que « s’il y a un sujet où le changement de sensibilité est manifeste et devient presque universel, c’est la compréhension des vivants »[28]. Mais la biopolitique a échoué, selon Latour, parce qu’elle n’a posé que les questions de santé sur lesquelles l’État a développé une expertise à travers une administration, alors que pour les questions écologiques, l’expertise s’est développée en-dehors de l’État et de son administration. Latour distingue ainsi deux formes de biopolitique selon qu’elles servent des « classes sociales », qui sont en conflit juridique autour des formes de production et de propriété, ou des « classes géosociales », qui sont en conflit existentiel autour des conditions d’engendrement et d’habitabilité[29].
La première est coordonnée par l’État et s’appuie sur un savoir des populations, alors que la seconde est construite par les citoyens lorsqu’ils prennent conscience de leurs conditions de vie. Latour reprend ainsi le vocabulaire marxiste de la conscience de classe mais sans recourir à l’État comme sujet collectif capable d’agir sur la cause première. Il s’agit plutôt, selon lui, d’ouvrir une enquête sur les attachements des citoyens à leurs conditions de vie comme autant de causes secondes qui leur permettent de participer à la politique, de façon horizontale et démocratique, et non de façon verticale et autoritaire.
Dans les années 1980, les science studies ont montré que les sciences résultaient de controverses et de compromis entre humains pour stabiliser le pouvoir récalcitrant des entités non-humaines enrôlées dans les dispositifs. Ainsi, Latour a montré que Pasteur, loin de « découvrir » les microbes contre les partisans de la génération spontanée, les « enrôle » dans sa guerre contre les maladies, à travers des alliances avec les hygiénistes, les vétérinaires, les éleveurs de volailles ou de vers à soie, les administrateurs coloniaux…
Cette conception a conduit les promoteurs des science studies à soutenir une démarche participative dans des « forums hybrides », où des experts discutent avec des non-experts sur les entités qu’ils veulent faire entrer dans la cité, comme ce fut le cas en Europe autour des organismes génétiquement modifiés[30]. Dans le contexte de la crise écologique révélée par la pandémie et le réchauffement climatique, Latour transforme ces forums hybrides en « cahiers de doléances », où les citoyens pourraient décrire aux gouvernants les territoires auxquels ils sont attachés.
L’enjeu de cette enquête collective est, selon Latour, de définir une métrique commune permettant de faire coexister ces attachements dans une société juste, où les profits de la terre ne seraient pas accaparés par quelques-uns au détriment de beaucoup d’autres. L’idéal d’une société juste est porté par les différents acteurs de cette enquête collective sans être réalisé par aucun d’entre eux en particulier, comme le prétend l’État lorsqu’il gouverne la biopolitique de la population dans une visée de sécurité[31]. Alors que la pandémie est prise en charge par une « biopolitique première », qui défend les territoires contre les virus émergents, le changement climatique fait l’objet d’une « biopolitique seconde », dans laquelle les virus sont pris comme des signaux de transformations écologiques plus radicales.
La catastrophe écologique en cours répète l’événement révolutionnaire, dans sa triple dimension économique, politique et idéologique.
C’est pourquoi Latour en appelle à chaque citoyen pour établir contre le changement climatique des « gestes barrières » analogues à ceux que l’État a pu leur demander pour limiter les effets de la pandémie. L’enjeu, en articulant la pandémie au changement climatique, est de passer des questions de santé et de sécurité à des questions de justice sociale et environnementale. Il s’agit ainsi de constituer, « de proche en proche », quelque chose comme la conscience collective d’une classe écologique, analogue aux effets de contagion que décrivait Durkheim pour constituer celle de « la société ». Les animaux, les plantes, les pierres et les microbes auxquels les humains sont attachés font aujourd’hui partie de cette conscience collective, alors qu’ils avaient été exclus de la société, soit comme des menaces biologiques soit comme de simples supports de représentations symboliques[32].
Cette conscience élargie par les écologistes à l’ensemble du vivant dans une joie cosmique s’oppose selon Latour à la conscience nihiliste des globalisateurs, qui « savent forcément qu’ils ont perdu » et qui se contentent de « fuir la planète » et d’accélérer la croissance, alors qu’il faut plutôt atterrir et ralentir. Cependant, cette cosmologie élargie reste liée chez Latour à une inquiétude : le virus n’est pas un microbe comme un autre, un signe qui peut se connecter à d’autres signes dans des alliances sans limites ; il est un signal d’alarme qui nous fait prendre conscience des limites de notre mode de production a des limites, et de la nécessité de passer à un autre régime cosmopolitique pour maintenir l’habitabilité de la Terre[33].
Le virus n’est pas un acteur doté d’autonomie et d’agentivité mais un microbe ambivalent puisqu’il doit détourner les moyens de réplication des cellule mais est pourtant nécessaire à la vie dans ses régulations. Faire la guerre aux « Humains de l’Holocène » avec les virus, pour les « Terrestres de l’Anthropocène », c’est donc être attentif aux signaux d’alerte perçus aux frontières des territoires menacés.
Malm et Latour pensent donc la pandémie de Covid-19 comme une occasion pour les humains de se préparer au réchauffement climatique, mais ils en tirent des conséquences radicalement différentes pour leurs relations avec les autres animaux, parce qu’ils interprètent différemment cette prise de conscience collective qu’a été le confinement du printemps 2020. Malm propose une pensée dialectique et révolutionnaire, qui dégage la causalité première commune à la pandémie et au changement climatique, le capital, pour occuper l’État et en inverser radicalement l’orientation mortifère. Latour, au contraire, propose une pensée sémiotique et simulationniste, qui organise des assemblées dans lesquelles les citoyens font la carte de leurs attachements en attendant que, de proche en proche, l’ensemble des humains les rejoignent, et en laissant les « globalisateurs » quitter la planète dans une trajectoire nihiliste et désespérée.
À travers cette forme de causalité seconde ou de « biopolitique seconde », ce n’est pas l’État qui est occupé mais Gaïa qui se manifeste en se retirant. Pour Malm, le confinement de 2020 est l’occasion d’accélérer la prise de pouvoir écologique, alors que pour Latour c’est au contraire l’occasion de ralentir pour réfléchir aux attachements entre humains et non-humains. Le modèle de Malm est la révolution russe alors que celui de Latour est celui des assemblées pré-révolutionnaires en France. Malm va vers le communisme des moyens de production pour contrôler les ressources énergétiques alors que Latour veut « inventer un socialisme qui conteste la production elle-même »[34] en s’appuyant sur la théologie.
Malm et Latour évacuent finalement l’événement de la Révolution française lui-même, alors que cet événement est fondateur pour les sciences sociales en France. La question à laquelle a dû répondre le socialisme français à la fin du XIXe siècle, prenant le relais des pensées réactionnaire et libérale, est la suivante : comment une société humaine arrivée au sommet des Lumières a-t-elle pu revenir à un état d’animalité et de violence, et que faire alors des idéaux de vérité et de justice qu’elle formulés dans un moment d’effervescence ?[35] La sociologie française a répondu à cette question en faisant de la société une réalité d’un genre nouveau qui se constitue sur le sacrifice des intérêts sensibles des individus en formulant les catégories et les règles de la vie en commun.
D’où un problème qui a occupé la sociologie française tout au long du XXe siècle : comment penser les formes de vie qui émergent en deçà du sacrifice, dans la multiplicité des interactions ordinaires entre les individus et des attachements affectifs entre les vivants ? Comment comprendre que les individus se préparent au sacrifice sans que ces opérations soient finalisées par celui-ci ? C’est ici que l’on peut revenir à l’héritage de la Révolution française pour penser la préparation aux catastrophes autrement que ne le font Malm et Latour, en évitant l’opposition entre des évaluations pré- et post-révolutionnaires pour se situer dans l’événement lui-même, ou plutôt sur les seuils qu’il trace entre les vivants.
La catastrophe écologique en cours répète en effet l’événement révolutionnaire, dans sa triple dimension économique, politique et idéologique, distribuée, comme l’a bien vu Marx, entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Si la révolution politique en France répète la révolution économique en Angleterre, et si elle se pense idéologiquement en Allemagne, ce qui justifie que Marx fasse le trajet inverse de l’Allemagne vers la France et l’Angleterre, quel type de conscience émerge de cette triple révolution, et quel horizon d’émancipation ouvre-t-elle ?
Nous sommes toujours confrontés à cette question deux siècles après que Marx l’ait posée, mais entre-temps la révolution industrielle s’est étendue aux animaux et aux plantes : elle ne concerne plus seulement des ouvriers humains qui sont exploités dans des usines, mais aussi des porcs, des volailles, des bovins qui tombent malades dans des fermes industrielles. Nous vivons un moment de suspension de nos attachements aux vivants par l’intermédiaire des virus pandémiques analogue à ce que fut le moment révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, mais cela nous oblige à nous tenir dans ce moment lui-même, non en deçà comme le fait Latour ni au-delà comme le fait Malm.
Comment la conscience collective qui émerge des crises sanitaires causées par les zoonoses (vache folle, grippe aviaire, peste porcine) peut-elle intégrer les signes de la catastrophe écologique que les humains perçoivent dans leurs relations avec les autres animaux ? Comment ces signes permettent-ils aux vivants de se préparer aux catastrophes autrement qu’en se sacrifiant à une conscience collective à venir ? En quel sens les animaux peuvent-ils participer à l’idéal issu de la Révolution d’une façon qui les émancipe de leur exploitation par le capitalisme globalisé ? Cette question, Malm et Latour l’ont manquée parce qu’ils ont pensé une causalité première – celle du capital – et une causalité seconde – celle des signes – sans interroger comment les virus pandémiques nous font passer de la seconde à la première à l’occasion des zoonoses.
NDLR : Frédéric Keck publiera en octobre 2024, Politique des zoonoses. Vivre avec les animaux au temps des virus pandémiques aux éditions La Découverte.
Cet article a été publié pour la première fois le 6 septembre 2024