Société

L’exclusion scolaire : entre discours idéologiques et réalité quotidienne

Sociologue

Accusée d’être trop permissive et à l’origine de la disparition du respect de l’autorité, l’école française, est en réalité le théâtre d’une véritable inflation punitive. Parmi ces punitions, l’exemple des exclusions de cours se fait le reflet d’une violence éducative banale totalement inefficace et contre-productive, participant à la construction des désordres scolaires, favorisant le décrochage et la mise à l’écart des « inadaptés ».

La campagne électorale des législatives a été, encore une fois, l’occasion de raviver les débats autour de la restauration de l’autorité à l’école et nous avons pu assister à une surenchère des candidats de la droite et de l’extrême droite autour de mesures disciplinaires toujours plus strictes : Jordan Bardella et son « big bang de l’autorité » a proposé par exemple de scolariser définitivement dans des centres spécialisés tous les élèves exclus deux fois de leur établissement.

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En janvier 2024, le conseil supérieur des programmes préconisait « le rétablissement de mesures de sanction réelles et immédiates pour les élèves perturbateurs, avec exclusion automatique de la classe, pouvant aller jusqu’à l’exclusion de l’établissement en cas de récidive[1]». Ces interventions font de l’exercice du régime disciplinaire un marqueur politique fort témoignent d’une méconnaissance absolue de la vie quotidienne des écoles, des collèges et des lycées.

On retrouve ici la vieille rengaine du camp de la réaction qui répète inlassablement, dans les tribunes d’opinion ou les ouvrages à succès, que sous l’influence de mai 68 et de la sociologie bourdieusienne, l’école serait tombée aux mains des gauchistes avec une bienveillance coupable, refusant l’exigence scolaire, les notes, les punitions. Cette idéologie permissive qui bénéficierait de la complicité de l’ensemble des ministres de l’éducation serait à l’origine de la disparition du respect et de l’autorité, de l’explosion de la violence, de la chute du niveau et de l’échec de notre école.

Face à ce bruit médiatique récurrent, il est nécessaire de repartir des connaissances concrètes établies par la sociologie de l’éducation, non pas par des idéologues qui n’ont jamais mis les pieds dans une école publique, mais par des chercheurs des chercheuses qui passent du temps long dans les salles de classe et les espaces de vie scolaire pour en documenter la réalité quotidienne. Si la recherche en éducation française s’intéresse assez peu à l’activité punitive – la transmission des savoirs constituant, dans ce champ académique, un objet d’étude plus noble et valorisé – les travaux empiriques et les enquêtes internationales comparatives adoptent un certain nombre de connaissances stabilisées.

D’abord, les élèves français estiment que leurs enseignants sont trop sévères et que les punitions dont ils sont les victimes sont injustes, plus que les élèves des autres pays de l’OCDE. En parallèle, les enseignants français se plaignent plus de la mauvaise discipline de leurs élèves, estiment le système trop permissif et se déclarent moins bien formés que leurs collègues à la gestion de classe[2]. Enfin, l’école française punit beaucoup ses élèves, certainement plus que dans les autres pays de l’OCDE et certainement plus sévèrement[3]. Les mesures d’exclusion, depuis la simple exclusion de la classe jusqu’à l’exclusion définitive de l’établissement sont banales et quotidiennes[4]. Enfin, tout prononçant de très nombreuses punitions, les enseignants français pensent que ces mesures sont globalement inefficaces.

Considérant cette inflation de l’exclusion, j’ai choisi de mener une enquête sur la pratique qui consiste à renvoyer un élève de sa classe lorsque son comportement est jugé inapproprié. Le droit de la vie scolaire permet ainsi aux enseignants, dans le cadre de leur liberté pédagogique, de mettre à la porte un élève qui empêcherait le bon déroulement de leur cours. L’élève est alors pris en charge par le service de « vie scolaire » dans lequel exercent les conseillers principaux d’éducation, (CPE) et les assistants d’éducation (AED).

Cette étude vient d’être publiée dans l’ouvrage la fabrique quotidienne du décrochage, les élèves aux portes de la classe[5]. Pour documenter le phénomène, j’ai suivi pendant deux années le quotidien de collèges REP+, observé et analysé comment les enseignants en viennent à exclure des élèves ou au contraire à les garder en classe, comment ces élèves sont pris en charge et les effets sur les élèves, les enseignants et l’ensemble de l’institution. J’ai choisi le contexte de l’éducation prioritaire renforcée parce que c’est dans ces établissements que le climat scolaire semble le plus dégradé et que les élèves affirment être le plus punis[6].

Le premier constat de mes observations est l’ampleur du phénomène, en opposition avec l’image d’une école laxiste. Dans ces collèges scolarisant un peu plus de 500 élèves, on dénombre entre 1 000 et 2 000 exclusions de cours par an. Cela signifie que tous les jours des élèves sont exclus, parfois toutes les heures, parfois plusieurs fois pour une même heure. En plus de ces exclusions officiellement comptabilisées, des élèves sont exclus plus informellement chaque heure dans la salle de classe voisine ou devant la salle de classe, sur le pas de la porte. Bien loin de la caricature d’une école qui refuserait de punir, j’ai observé une véritable inflation de l’exclusion sous toutes ses formes. Les appels à rendre l’exclusion automatique ignorent ainsi totalement une réalité pourtant facilement accessible et bien connue des acteurs de terrain.

Comment se construit cette pratique ? Les enseignants s’engagent dans les territoires REP+ avec des représentations stéréotypées pré-construites dans les médias et dans leur cercle de relations sociales où se mêlent des images de violence, de délinquance et d’islamisme radical. Comme ils considèrent que leur formation initiale ne les prépare pas à la confrontation avec un monde et des élèves « étrangers » à leur univers social, ils apprennent auprès de leurs pairs des pratiques jugées efficaces pour anticiper la violence redoutée. C’est ainsi qu’ils peuvent adhérer, souvent en contradiction avec leurs valeurs personnelles, à une pratique décomplexée de l’exclusion.

Si ces exclusions touchent presque tous les élèves et sont prononcées par presque tous les enseignants, on constate plus finement qu’elles se concentrent sur une toute petite minorité d’individus exclus systématiquement, à tel point que ces élèves n’assistent parfois plus du tout aux cours et passent leurs journées dans les bureaux des vies scolaire. Ces quelques élèves s’éloignent progressivement des exigences d’une scolarité ordinaire. Engagés dans des relations conflictuelles circulaires avec les adultes, ils vont produire plus de perturbations encore avec des adultes qui vont de leur côté réduire leur marge de tolérance et les exclure plus systématiquement. Ce cercle vicieux participe à construire jour après jour un véritable « casier scolaire » qui précipitera leur décrochage, soit par l’orientation précoce vers des dispositifs alternatifs à la scolarité, soit par la réunion d’un conseil de discipline.

La banalisation de l’exclusion apprend aux vainqueurs du système, la nécessaire mise à l’écart des inadaptés

En parallèle, ces exclusions sont prononcées par une toute petite minorité d’enseignants, qui excluent des élèves à chacun de leurs cours, parfois deux, trois ou quatre dans la même heure. Contrairement aux représentations de sens commun, ces enseignants ne sont pas nécessairement des débutants, mais des enseignants chevronnés qui ont crispé leur gestion de classe autour de la routinisation de l’exclusion et dont le statut légitime la pratique.

La mauvaise discipline des élèves est généralement perçue comme une importation de comportements construits en dehors de l’école : dans les familles ou dans les quartiers. C’est cette perspective qui rend les parents « démissionnaires » responsables de la dégradation de notre école dans les discours politiques. C’est cette idée qui amène Gabriel Attal à dénoncer « les manquements à l’obligation parentale » ou Jordan Bardella à demander la suppression des allocations familiales pour les parents des perturbateurs.

En fait, les comportements des élèves à l’école se construisent dans le cadre scolaire, ce qui peut expliquer le désarroi des parents lorsqu’ils constatent que leurs enfants se comportent mal en classe alors qu’ils se montrent respectueux de l’adulte à la maison. La sociologie de la déviance offre de ce point de vue un retournement de perspective salutaire : elle nous amène à penser que l’on ne sanctionne pas les élèves parce qu’ils se comportent mal, mais qu’ils se comportent mal parce qu’on les sanctionne. La perturbation scolaire serait ainsi construite par des interactions en contexte entre les enseignants et leurs élèves.

Par exemple, dans les collèges de notre recherche, les élèves sont très régulièrement exclus parce qu’ils arrivent en retard, donc avant même d’entrer en classe. Les observations in situ sont édifiantes. Dans les collèges où les enseignants ont le droit d’exclure leurs élèves retardataires, le problème est quotidien, les élèves mettent en place de multiples stratégies pour arriver après la sonnerie : ils trainent dans les couloirs, se cachent dans des recoins, font durer des rendez-vous etc… Cette inertie volontaire nécessite l’intervention après les récréations et entre les cours du personnel de surveillance qui leur demandent de se dépêcher, les poussent dans les escaliers et les couloirs vers les salles de classe.

Au contraire, dans les collèges dans lesquels cette pratique est interdite, les élèves arrivent à l’heure et le problème n’existe quasiment pas. De façon plus troublante encore, dans les collèges où les enseignants peuvent exclure les retardataires, quelques enseignants refusent cette pratique et les élèves, alors qu’ils arrivent en retard chez leurs collègues, arrivent à l’heure chez eux. On retrouve cette construction pour l’ensemble des comportements.

Lorsque l’on suit une classe pendant une journée, on constate que l’ambiance change du tout au tout d’une heure à l’autre. Un groupe d’élève peut exercer un chahut intolérable avec un enseignant, et se comporter parfaitement l’heure suivante avec un autre. Paradoxalement, les enseignants qui excluent systématiquement leurs élèves n’obtiennent pas une ambiance de travail de qualité. Les élèves sont en fait confrontés à des attentes extrêmement différentes d’un enseignant à un autre et vont répondre en adaptant leur comportement à chacun de ces registres normatifs. Certains peuvent adopter des comportements déviants pour provoquer la réaction attendue de l’enseignant, une exclusion libératrice qui leur permet de s’extraire de la contrainte scolaire. Ce phénomène participe à la production d’incidents perturbateurs, et contribue ainsi paradoxalement à développer chez ces élèves, les comportements de la déviance.

Les enseignants, qu’ils pratiquent l’exclusion ou non, affirment tous qu’il s’agit d’une pratique inefficace pour éduquer les élèves. On n’exclut pas pour apprendre à mieux se conduire, mais dans l’espoir d’arriver à isoler des comportements gênants de sa classe. L’exclusion découle d’une croyance largement répandue : si sur 24 élèves, un ou deux perturbent le travail de leurs camarades, il est nécessaire de les exclure afin de protéger la majorité d’une minorité jugée inadaptée. Cette croyance repose sur une perception homogène des élèves : dans ces établissements, pour le personnel scolaire, tous les élèves sont en difficultés scolaires et sociales.

Ainsi, alors que la majorité s’efforce de suivre les enseignements, ceux qui ne parviennent pas à répondre aux attentes de l’école sont tenus pour responsables de leur comportement ce qui justifie leur mise à l’écart. Le sacrifice de quelques-uns est jugé nécessaire pour la sauvegarde des autres. Cette logique de tri distingue des élèves adaptés à la scolarité et d’autres qui n’ont pas leur place au collège.

L’école française fonctionne en fait comme un vaste système d’aiguillage. Le parcours royal reste le lycée général qui permet de poursuivre vers l’enseignement supérieur. Depuis l’entrée en sixième jusqu’à la terminale, des élèves vont être mis à l’écart de cette voie à chacune des étapes de leur parcours. Les processus d’exclusion jouent un rôle central dans cette sélection.

Tout au cours des années de collège, des élèves « disparaissent », envoyés vers des dispositifs alternatifs ou exclus définitivement de leur établissement. Il faut comprendre que le décrochage scolaire est fortement déterminé socialement : s’il touche aujourd’hui moins de 8 % des élèves, c’est le cas de moins de 1 % dans les classes sociales favorisées alors que c’est le cas pour plus de 30 % pour les enfants d’ouvriers. Dans les établissements REP+, le risque du décrochage est très concret : les élèves sont menacés quotidiennement par leurs enseignants d’être exclus du collège et observent leurs camarades disparaître au fur et à mesure qu’ils grandissent.

Cette pression à l’école est dans la continuité de celle qu’ils subissent de la part de la police dans leur quartier. Cette réalité implique de lourdes conséquences. Pour ceux qui vont disparaître, le rituel de l’exclusion les désigne publiquement, jour après jour, heure après heure, comme des élèves « étrangers », avec déjà un pied à l’extérieur de l’institution. Ces « vaincus » du système peuvent alors anticiper la fin de leur carrière scolaire et bricoler des alternatives, par exemple dans la petite délinquance et les réseaux de deal dans lesquels ils cherchent à reconstruire leur rôle social et leur estime de soi. De l’autre côté, ceux qui durent à l’école, les « vainqueurs du système », sont les spectateurs complices de la disparition en continu de leurs camarades : leur réussite paradoxale dans des territoires scolaires frappés par l’échec, repose sur l’élimination des plus faibles.

L’exemple des exclusions de cours nous permet de nous extraire de représentations de sens commun à propos du débat sur la restauration de l’autorité. Bien loin d’être « tendre » avec ses élèves, l’école française est déjà le théâtre d’une véritable inflation punitive, une violence éducative banale totalement inefficace et même contre-productive puisqu’elle participe à la construction quotidienne des désordres scolaires et favorise le décrochage.

À l’heure où la société exhorte son école à l’éducation à la citoyenneté, la banalisation de l’exclusion apprend aux vainqueurs du système, la nécessaire mise à l’écart des inadaptés. Il serait temps de réfléchir collectivement, à un traitement des perturbations scolaires par des punitions éducatives, qui permettraient à apprendre aux élèves des compétences civiques, prendre au sérieux l’idée de « vivre ensemble » dans la perspective d’une société réellement inclusive.

NDLR : Julien Garric a récemment publié « La fabrique quotidienne du décrochage, les élèves aux portes de la classe » aux Presses Universitaires de France (mai 2024).


[1] Conseil Supérieur des Programmes – Avis sur l’organisation des enseignements au collège – 30 janvier 2024.

[2] Denis Meuret, « La mauvaise discipline dans les classes françaises et quelques autres résultats de PISA 2015 », Notes du conseil scientifique de la FCPE, 2017.

[3] Éric Debarbieux, L’impasse de la punition à l’école – Des solutions alternatives en classe : Des solutions alternatives en classe, Armand Collin, 2018.

[4] Benjamin Moignard, « Le collège fantôme. Mesurer l’exclusion temporaire des collégiens », Diversité : ville école intégration, n°175), 2015, p. 63-70.

[5] Julien Garric, La fabrique quotidienne du décrochage, les élèves aux portes de la classe, Presses Universitaires de France, 2024.

[6] Boubou Traore, « 93 % des élèves déclarent se sentir « bien » ou « tout à fait bien » dans leur collège », Note d’information de la DEPP n° 23.07.2023 sur le climat scolaire dans les collèges, 2023.

Julien Garric

Sociologue, Maître de conférences à Aix-Marseille Université et chercheur à l'IREMAM

Notes

[1] Conseil Supérieur des Programmes – Avis sur l’organisation des enseignements au collège – 30 janvier 2024.

[2] Denis Meuret, « La mauvaise discipline dans les classes françaises et quelques autres résultats de PISA 2015 », Notes du conseil scientifique de la FCPE, 2017.

[3] Éric Debarbieux, L’impasse de la punition à l’école – Des solutions alternatives en classe : Des solutions alternatives en classe, Armand Collin, 2018.

[4] Benjamin Moignard, « Le collège fantôme. Mesurer l’exclusion temporaire des collégiens », Diversité : ville école intégration, n°175), 2015, p. 63-70.

[5] Julien Garric, La fabrique quotidienne du décrochage, les élèves aux portes de la classe, Presses Universitaires de France, 2024.

[6] Boubou Traore, « 93 % des élèves déclarent se sentir « bien » ou « tout à fait bien » dans leur collège », Note d’information de la DEPP n° 23.07.2023 sur le climat scolaire dans les collèges, 2023.