L’autonomie à l’école : déplorer son absence ou la construire ?
Depuis une quinzaine d’années, les lycéens de terminale candidats à l’enseignement supérieur doivent entrer, sur APB puis Parcoursup [1], leurs vœux par ordre de préférence. Cette obligation, justifiée par le souci d’une meilleure adéquation entre l’offre et la demande et, in fine, de davantage d’égalité entre jeunes, appelle d’eux des « choix éclairés », alimentés par une batterie d’informations toujours plus nombreuses.

Très séduisante sur le principe, cette mesure se heurte de fait à de grandes inégalités entre postulants à l’enseignement supérieur, très différemment équipés, ainsi que leurs familles, pour chercher, trier et mobiliser les informations ainsi que pour se mettre en valeur et interagir de façon stratégique avec ces plateformes et les établissements [2]. Les autorités politiques s’en émeuvent parfois, à l’instar du Premier ministre François Bayrou qui, dans son discours de politique générale du 14 janvier 2025, a admis que « Parcoursup est une question » et affirmé que « L’obligation d’orientation précoce perturbe et met en danger » ceux à qui « on ne donne pas les armes pour affronter la traversée de ces formations supérieures ».
Des élèves autoentrepreneurs
De fait, ce qui est attendu des jeunes à ce stade de leur scolarité n’est qu’un cas particulier de l’autonomie [3] qui est requise d’eux aujourd’hui, de la crèche à l’université. Cette attente, installée dans l’école, notamment au moment où la Loi d’orientation de 1989 a voulu mettre l’élève au centre du système éducatif », correspond elle-même à des valeurs que Luc Boltanski et Ève Chiapello voient à l’œuvre dans « le nouvel esprit du capitalisme [4] ». Celui-ci loue en effet les vertus de la mobilité et de l’adaptabilité et récompense ceux qui sont capables de s’insérer dans des réseaux, de porter des projets, d’être adaptables, flexibles, polyvalents, autonomes. Le manager, caractérisé par son aptitude à agir en réseau, se substitue ainsi au cadre de l’époque antérieure.
Dans cette version, le capitalisme se présente comme libérateur en accomplissant les promesses d’autonomie et de libération des Lumières. Mais celui qui n’a ni projet ni existence dans des réseaux est menacé d’exclusion. Certes l’école met momentanément les enfants et les jeunes à l’abri des réalités économiques, mais elle ne peut demeurer étrangère au monde social pour lequel elle les prépare. On peut ainsi voir d’étranges ressemblances entre le monde de l’entreprise où les personnes sont évaluées en fonction de leur capacité d’autoréalisation et celui de l’école où les jeunes sont, de plus en plus tôt, sommés d’avoir un projet et de décider de leur trajectoire.
De même que, dans le film Sorry, we missed you (2019) de Ken Loach montrant un père de famille chômeur contraint à devenir autoentrepreneur et, de fait, auto-exploiteur de lui-même, les « vaincus de la compétition »[5] ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils n’ont su saisir les opportunités qui leur étaient offertes. On ne peut que se féliciter de ce que les méthodes les plus autoritaires aient disparu de l’école et que l’orientation implique davantage les élèves, mais on peut craindre que tous n’aient pas les mêmes dispositions à assumer cette liberté.
Autonomie et indépendance
Le risque est, en l’occurrence, de confondre l’autonomie avec l’indépendance. Bien que de sens proche, ces notions entretiennent une importante différence. L’indépendance d’un être ou d’un État postule sa capacité à être soi-même sans avoir besoin du secours d’autrui. L’autonomie, bien que fondée sur un sujet (« autos ») qui se donne des règles ou des lois (« nomoï »), ne voit pas en celui-ci « un empire dans un empire » [6], mais le situe d’emblée dans une relation où il a besoin du monde et d’autrui pour être lui-même. Or, postuler chez les élèves une autonomie, en quelque sorte native, qui leur permette de trouver leur voie, c’est oublier que cette caractéristique de l’individu moderne n’a été construite que très récemment à l’échelle de l’histoire de l’humanité.
Comme le montre Robert Castel[7], l’individu autonome que chacun d’entre nous aspire à être a besoin de « supports », qu’il a historiquement trouvés, au XVIIIe siècle, dans l’accès à la propriété de biens privés ou à celle, sociale, garantie par l’État providence. L’absence de tels supports produit des désaffiliés ne disposant pas des ressources leur permettant de ne pas être réduits à leur seule personne. Les élèves dépourvus d’appuis familiaux qui les aident à se construire comme ils le souhaitent, peuvent, pour leur part, devenir des décrocheurs, selon le terme qu’il a fallu inventer pour rendre compte du type d’échec scolaire suscité par l’injonction contemporaine à l’autonomie.
Les élèves les moins socialement favorisés sont les premiers à confondre indépendance et autonomie. Comme le montre une enquête conduite dans le collège classé réseau d’éducation prioritaire (REP+) d’une ville de périphérie parisienne particulièrement pauvre [8], les élèves de milieux précarisés disent que l’autonomie c’est, à l’école comme à la maison, savoir se débrouiller seul, sans jamais rien demander à personne. Cela vaut pour savoir s’occuper des petits frères et sœurs en l’absence des parents comme pour faire ses devoirs. Plongés très tôt dans des situations au sein desquelles ils doivent apprendre très vite à ne compter que sur eux, ils transfèrent indûment cette compétence au monde scolaire.
Ils confondent ainsi l’autonomie fonctionnelle avec l’autonomie intellectuelle. La première est la capacité d’agir par soi-même pour faire face aux contraintes de la vie sociale. La deuxième est la capacité de penser par soi-même, qui suppose la maîtrise de la culture écrite ainsi que celle des traditions et des œuvres de l’esprit humain. L’une et l’autre manifestent à leur façon notre dépendance fondamentale à des contextes, mais la première ne concerne que les moyens à mettre en œuvre et pas les fins de l’action alors que la deuxième se saisit de l’héritage culturel de l’humanité pour en faire des ressources pour penser et choisir [9]. L’autonomie fonctionnelle, assez rapidement acquise, engendre un sentiment d’autosuffisance qui, transféré sur l’autonomie intellectuelle, peut ne pas rendre visible le long chemin d’acculturation nécessaire à l’autonomie intellectuelle et que l’école a précisément pour but d’aider à parcourir.
Compensation ou étayage ?
Le titre de l’ouvrage d’Héloïse Durler, L’autonomie obligatoire, exprime cette tension sous forme d’oxymore. Exigée de tous, cette compétence est en effet surtout présente chez les élèves suffisamment équipés par leur socialisation familiale pour se comporter comme on l’attend. Lorsque l’école veut aider ceux qui ne sont pas préparés à être plus autonomes, elle tend à leur donner sous forme de compensation ce qui est supposé leur manquer pour qu’ils se comportent comme ceux qui réussissent. Parfois dénoncée comme ethnocentrisme de classe, cette posture, quoique généreuse, tend à naturaliser les valeurs et les éléments culturels de la fraction de la société qui maîtrise l’école.
L’idée d’étayer les jeunes dans la conquête de leur autonomie semble plus judicieuse. Elle suppose que tous élaborent des représentations du monde, de sorte que, par exemple, comme l’analyse Jérôme Seymour Bruner, des lycéens latino-américains de San Antonio jouant Œdipe roi de Sophocle savent sur l’inceste bien des choses que l’auteur n’aurait pu imaginer. Nullement intimidés par le « Dead White European Male » qui avait écrit ce texte il y a plus de 2000 ans, ils sont cependant pleinement dans l’esprit de la pièce. L’étayage consiste alors à s’appuyer sur leur intérêt et leur adhésion pour les amener à se mouvoir dans la culture scolaire. Selon une subtile dialectique, il convient de les aider à faire seuls des choses qui sont encore hors de leur portée pour qu’ils parviennent à les faire sans assistance. Un pas important dans la quête de l’autonomie est alors qu’ils comprennent qu’avant de faire seuls, ils doivent savoir quoi et à qui demander lorsqu’ils sont confrontés à une difficulté.
L’autonomie à l’épreuve des devoirs
L’autonomie est requise pour toutes les tâches scolaires, elle l’est cependant a fortiori dans les travaux hors la classe, qu’il est convenu d’appeler « devoirs à la maison ». Lorsqu’une loi de 1902 [10] a ramené, dans l’enseignement secondaire, les séquences de cours de deux heures à une heure, les enseignants, qui avaient l’habitude de consacrer la première heure au cours et la deuxième aux exercices, ont, en quelque sorte, délocalisé ce travail en autonomie à l’extérieur de la classe. Pendant longtemps, par ailleurs, l’essentiel du temps de travail des grands élèves était consacré à l’étude où, sous la supervision de répétiteurs, ils s’appropriaient les cours. Ces étayages ont disparu. Or, délimiter le temps nécessaire à la réalisation, se tenir au travail, comprendre les consignes, mobiliser les éléments pertinents du cours, rechercher d’éventuels compléments… relève de qualités d’auto-contrainte, d’auto-organisation qui sont, de fait, construites très différemment selon les origines familiales des élèves.
Dans les familles populaires, loin d’être conçus comme des exercices aidant à développer les capacités de transfert des connaissances, de corrélations entre elles, voire d’anticipation des apprentissages à venir, les devoirs sont souvent pris pour des manifestations de loyauté à l’école dans lesquelles il importe surtout de se montrer conforme, de ne compter que sur soi ou d’éviter les brouillons raturés [11]. Dans les familles d’enseignants, à l’inverse, ces moments sont l’occasion de prendre des indices sur ce que savent ou ne savent pas faire les enfants, de les amener à expliciter leurs difficultés, d’apporter les remédiations appropriées et, au-delà, d’aider à situer leur travail dans la progression de l’année et à faire comprendre le caractère cumulatif des apprentissages [12].
Autonomie, registres et curriculum
Face à des déceptions souvent exprimées (« ces élèves ne sont vraiment pas autonomes »), les préconisations ne manquent pas. La plupart sont de nature relationnelle : les jeunes, les filles surtout, manquant souvent d’ambition, devraient s’affirmer davantage et, pour cela, des attitudes plus bienveillantes de la part des adultes sont préconisées. On confond là souvent les causes et les effets, car s’attacher à supprimer les obstacles qui empêcheraient les jeunes d’être eux-mêmes fait bon marché des supports qui sont nécessaires à la construction même d’une posture d’autonomie.
Les élèves engagent bien évidemment des identités à l’école (mais en partie façonnées par leurs groupes de pairs, ce qui devrait interroger l’approche exclusivement individuelle de la question), mais ils se confrontent aussi à des manières de connaître proprement scolaires et à des savoirs particulièrement apprêtés pour être enseignés. Prendre simultanément en compte ces registres de l’apprentissage [13] parait une nécessité pour qui ne se contente pas de déplorer la faible autonomie des élèves et de renvoyer la solution à un simple remaniement de leur personne.
Les savoirs enseignés à l’école et les manières de les acquérir relèvent d’une construction sociale, le curriculum [14]. Or celui-ci ne produit pas que des programmes, il définit aussi des types de sujets à qui on ne demande plus seulement d’assimiler et restituer des connaissances, mais qui doivent faire preuve, en prenant à leur charge les problèmes qui leur sont dévolus, d’une capacité à s’accomplir en montrant moins ce qui les fait semblables aux autres que ce qui les rend différents [15]. Les diverses disciplines, en promouvant, par exemple, le sujet lecteur en littérature, l’appui sur l’expérience de l’espace en géographie ou encore la capacité à formuler et vérifier des hypothèses dans les sciences expérimentales augmentent la prise de risque pour les élèves.
Elles appellent alors des types d’accompagnement qui ne se limitent pas à favoriser la prise de responsabilité, mais qui fournissent les outils pour s’orienter dans les savoirs et se construire. Elles se trouvent confrontées à la tension énoncée dès le XVIIIe siècle par Kant, grand promoteur de l’autonomie de la pensée : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! ». Il se proposait de la résoudre par une articulation entre ce que nous appellerions aujourd’hui étayage et désétayage : « Il faut lui prouver que la contrainte qu’on lui impose a pour but de lui apprendre à faire usage de sa propre liberté, qu’on le cultive afin qu’il puisse un jour être libre, c’est-à-dire se passer un jour du secours d’autrui »[16].
Cela appelle de la part des enseignants eux-mêmes une autonomie professionnelle, faite de déontologie, de connaissances et savoir-faire, qu’il n’est pas sûr que les modalités actuelles de formation et de gestion de leur groupe soient à même de favoriser.