Gérard Genette et nous
Nous avons vingt ans, nous sommes dans les années 80, la scène se passe à Paris ou en province, nous sommes en hypokhâgne ou en khâgne, nous lisons Artaud, Bataille, Céline et Genet, la littérature est l’essentiel ou n’est rien, le cours doit porter sur La Recherche du temps perdu, c’est là que pour la première fois surgit le nom de Genette, un nom étrange à la vérité, dont nous ne savons s’il est celui d’un rongeur, d’une fleur ou d’un oiseau, un nom qui vient aussitôt prendre place quelque part entre Genet et Ginette, accompagné de ce prénom d’un autre temps, comme Maurice et Roland avec lesquels il voisine – quelle idée quand tout le monde s’appelle Eric, Emmanuel, Laurence et Sylvie. C’est aussi le temps d’Hervé Guibert, de Tony Duvert et du premier Brett Easton Ellis, nous cherchons Madame Edwarda Porte Saint-Denis, nous sommes fous de Vincent sur l’île Atlantique, nous sommes moins que zéro et le nom de Genette vient de traverser la salle et de couper en deux l’espace et le temps de l’expérience littéraire, c’est-à-dire le monde et notre vie.
« La grille est un moment terrible pour la sensibilité, la matière. » C’est cette formule d’Artaud, tirée du Pèse-nerfs que nous lisons alors, qui nous revient aujourd’hui pour dire le terrible choc que fut notre première rencontre avec l’auteur de Figures III. Imaginez donc : vous abusez de la littérature comme d’un stupéfiant, vous savez que l’immaturité est une vertu, vous écrivez chaque jour un roman nouveau, la désinvolture vous est une méthode et l’allusion un sésame, et voici que surgissent, tumeurs aux noms barbares, des métalepses et des analepses, des focalisations externes et des narrateurs homo ou hétérodiégétiques. Nous pourrions certes y voir la confirmation de la fameuse définition bergsonienne du comique, « du mécanique plaqué sur du vivant », mais, jeunes gens beaucoup trop sérieux, nous n’avons pas le cœur à rire, plutôt à nous laisser transporter dans une ère de terreur et de glaciation : hor