Littérature

Le cas Antoine Bello

Journaliste

Auteur d’un extraordinaire Éloge de la pièce manquante, l’écrivain franco-américain Antoine Bello signe avec Scherbius (et moi) un nouveau roman tout en chausse-trappes. Et utilise la littérature de genre pour interroger notre perception de la réalité.

On a rarement fait plus étonnant. Le dernier livre d’Antoine Bello est une joyeuse expérience, un cas d’école de texte en trompe l’œil qui délibérément fissure toutes les certitudes de celui ou celle qui le lit. C’est aussi une sorte d’application par l’absurde de la mise en abîme comme principe littéraire.

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Soit un livre, Scherbius (et moi), publié par Antoine Bello aux éditions Gallimard en ce mois de mai. Surprise, la première page du roman est la vraie-fausse couverture d’un livre, Scherbius, publié par un certain Maxime Le Verrier aux éditions du Sens en 1978. L’auteur, psychiatre, y raconte sa rencontre avec un individu nommé Scherbius chez qui il a, nous dit-il, diagnostiqué un trouble de la personnalité multiple. L’homme raconte changer de nom comme de chemise et au gré du hasard s’investir pour une heure ou quelques jours dans toutes sortes de métiers et se faire constamment passer pour ce qu’il n’est pas. Décrivant par le menu les séances avec lui, puis nous livrant son analyse, Le Verrier en arrive à la conclusion que Scherbius est non pas un cas de trouble de la personnalité multiple mais de trouble des personnalités multiples. Nuance. Le fait est, tour à tour mégalomane magnifique ou escroc à la petite semaine, Scherbius depuis l’enfance semble avoir trompé tout le monde.

A la page 162 le livre se termine, sur une conclusion du psychiatre et une table des matières en bonne et due forme.

Et c’est une nouvelle couverture qui nous attend à la page suivante. Celle de la deuxième édition du Scherbius de Maxime Le Verrier, publiée en 1983 toujours aux éditions du Sens. Et la première phrase de ce nouvel opus est sans appel : « Tout ce que vous venez de lire est faux ». Le Verrier tient à compléter et modifier son analyse précédente, car il se rend compte que Scherbius lui a beaucoup menti et son cas est bien plus complexe qu’il ne l’avait cru.

Au final, ce sont six éditions qui se succèdent, et Antoine Bello semble s’être amusé comme un fou.

Antoine Bello est très fort, et peu à peu la question de qui tient la plume s’inscrit à plusieurs niveaux.

Les personnalités de toutes sortes dans lesquelles se glisse son personnage de Scherbius se répondent entre elles, s’additionnent, se complètent, mais s’annulent aussi. Au point qu’on ne sait pas si le nom de Scherbius existe ou s’il est une pure invention de sa part. Mais peut-être, aussi bien, alors qu’il raconte sa vie et les multiples aventures vécues grâce aux personnages qu’il a endossés, peut-être a-t-il au fond tout inventé.

Maxime Le Verrier, le psychiatre, peu à peu envahi par le doute alors qu’il tente d’étudier son sujet, va sombrer dans une sorte de folie obsessionnelle, au point que l’on peut se demander qui analyse qui. Il est même remis en question en tant qu’auteur des livres qu’il nous donne à lire. L’une des éditions, on l’apprendra par la suite, a été piratée par Scherbius, qui en a rédigé une grande partie, pour dire bien entendu n’importe quoi, mais on y a cru au moment où on la lisait. Le Verrier s’en offusque dans l’édition suivante, imprimée tout exprès pour rétablir la vérité, mais comment croire, dès lors, qu’il est bien celui qui écrit ?

D’autant que Le Verrier se laisse lui-même manipuler par son sujet et reconnaît : « Je ne suis plus seulement son biographe ou son médecin. Je suis devenu son complice ».

Plus loin Le Verrier se rend compte que Scherbius a renversé les rôles, il se fait désormais passer pour son psychiatre et a accordé en tant que tel une interview fracassante au Figaro. Provoquant l’ire de son éditrice. Antoine Bello est très fort, et peu à peu la question de qui tient la plume s’inscrit à plusieurs niveaux. Pas seulement parce qu’un livre signé Antoine Bello renferme six livres signés Le Verrier. Mais aussi parce que Scherbius peut être vu comme un miroir, ou une représentation, de l’écrivain : inventeur, manipulateur, pasticheur de génie toujours dans l’improvisation, individu mystérieux aux motivations obscures, capable d’incarner plusieurs personnages et à nous faire croire à leurs vies. Et la jubilation créative dont fait preuve Scherbius est une évidente allusion à la propre joie de l’écrivain, une affirmation de l’écriture comme un jeu.

C’est aussi au niveau de la temporalité que Bello s’amuse à glisser des leurres. Ecrit dans un style qui pourrait rappeler les romans de genre du début du XXème siècle, avec moult coups de théâtre et dialogues à la Sherlock Holmes, l’action se situe pourtant dans les années 80, et l’auteur glisse toutes sortes de clins d’œil sensés nous le rappeler, de Daniel Balavoine à Lucien Jeunesse.

En fait, les références de ce type abondent dans le texte. Des renvois à des ouvrages existants et des événements historiques concourent à créer un effet de réel mais nous conduisent à nous interroger sur chaque nouveau personnage et chaque nouvelle anecdote : est-ce avéré ou inventé ? Question que se pose également Le Verrier quand il écoute Scherbius.

Les références littéraires aussi sont nombreuses, et souvent amusantes. Comme quand le livre se retrouve propulsé « dans le palmarès des meilleures ventes, entre La vie mode d’emploi de Georges Perec et L’été meurtrier de Sébastien Japrisot ». Antoine Bello s’en amuse lui-même, puisqu’à la fin de la quatrième édition son psychiatre s’énerve : « Je remarque que Scherbius affiche sa culture avec ce qu’il faut bien appeler une certaine vulgarité. Monsieur a lu Balzac et Dostoïevski, Kafka et Eugène sue, et il entend bien nous le faire savoir ». Parfois elles sont cachées et, on le devine assez vite, chaque nom propre renvoie à quelque chose, un double sens plus ou moins évident. On finit par s’interroger sur tout ce qu’on lit et Antoine Bello, grand seigneur, nous donne quelques clefs à la fin, tel Scherbius qui dévoile certains de ses bons tours à Le Verrier.

L’humour dont fait preuve Antoine Bello est un ingrédient non négligeable de l’édifice. L’auteur excelle à poser par l’absurde des questions théoriques. Ainsi lorsque le psychiatre s’interroge : « Je décèle en effet chez Scherbius l’ambition de marquer la littérature ou, à tout le moins, de fournir aux auteurs des générations futures un catalogue de personnages dans lequel ils pourront puiser à loisir ». Ce n’est pas seulement que l’humour empêche le livre de sombrer dans un exercice de style qui au final pourrait se révéler ennuyeux. Cet esprit de malice, cette douce raillerie qui court au fil des pages insuffle une distance, une autodérision qui, là encore, engendre une double lecture : comment croire à ce que raconte l’auteur, puisque tout est si abracadabrant ? Mais si vous n’y avez vu que du feu et vous êtes fait prendre par cet auteur rusé, et bien riez désormais.

Vingt ans après avoir fait son apparition dans le paysage littéraire français, Antoine Bello détonne encore à plus d’un titre.

Qu’un romancier comme Antoine Bello s’intéresse à un personnage comme Scherbius n’est pas vraiment une surprise. Il s’était déjà dans ses textes précédents préoccupé de la notion de réalité, travaillant sur les théories du complot et les emballements médiatiques bien avant que le terme de fake news soit courant dans nos conversations. Notamment dans la trilogie commencée avec Les falsificateurs (2007), poursuivie avec Les éclaireurs (2009) et enfin Les producteurs (2015). Il était question alors d’une organisation secrète qui falsifiait la réalité. La thématique apparaît dans ce nouveau livre. Alors que Le Verrier se rend compte que son analyse du cas Scherbius est peut-être fausse, que son patient a probablement tant menti qu’on ne peut plus démêler le vrai du faux, le public s’enthousiasme pour son livre, et les différentes éditions se vendent comme des petits pains, les lecteurs s’arrachant ce qu’ils prennent pour une sorte de feuilleton. Peu importe que l’histoire soit vraie ou pas, et Le Verrier d’ailleurs s’en désole, lui qui se rêve en scientifique. C’est en tant que raconteur d’histoire qu’il devient célèbre. « La fiction est un virus qui contamine tout ce qu’il touche », confie-t-il. Et lorsque son livre est piraté par Scherbius, il se rend compte qu’au fond ses lecteurs n’en ont cure. Même s’ils ont un rôle important dans tout cela, car ils inter-réagissent, donnent à plusieurs reprises leur avis. Ainsi, dès la deuxième édition, Le Verrier nous dit qu’il a pris conscience des mensonges de Scherbius grâce à des incohérences « pointées par des lecteurs attentifs ». Ainsi Antoine Bello donne-t-il sa propre définition de la littérature : un texte existe s’il est lu.

Son observation des phénomènes médiatiques va plus loin. Le Verrier s’aperçoit qu’aux Etats Unis, le nombre des personnalités qui présentent un trouble de la personnalité multiple a augmenté à la suite du succès d’un livre sur le sujet. Puis la mode passe et aux troubles de la personnalité multiple on préfère parler de troubles dissociatifs de l’identité. Antoine Bello ne commente pas, pourtant on ne peut que s’interroger sur ce passage de la prise en compte de la personnalité à une focalisation sur l’identité.

Voilà vingt ans qu’Antoine Bello a fait son apparition dans le paysage littéraire français, avec Les funambules, un recueil de nouvelles publié en 1996. Il détonne à plus d’un titre, et pas seulement parce que ses livres ont tout de suite connu le succès. Ce franco-américain qui vit aux Etats Unis intrigue. Peut-être parce qu’en 2007 il s’enthousiasmait de voter Sarkozy et qu’il mène tambour battant une vie d’investisseur à qui tout réussit. Il est en effet l’heureux  fondateur d’une société qui compte plusieurs centaines de salariés sur trois pays et joue désormais les business angel pour toutes sortes de start-up. Peut-être parce que ces dernières années il a versé une partie importante de ses derniers droits d’auteurs à Wikipédia, un concept qui l’enthousiasme : « C’est un lieu où les gens se parlent, où s’amorce un début de réconciliation. Chaque article est le fruit de dizaines de milliers de contributions, de corrections, d’allées et venues entre des opinions diverses. L’extrême en est banni, puisque si quelqu’un dérape il est immédiatement modéré. Paradoxalement, cela ne mène pas au consensus, ni au politiquement correct… mais au triomphe de la raison », a-t-il ainsi expliqué dans une interview à Télérama.

On ne peut en tous cas dissocier sa double culture franco-américaine de son travail d’écrivain. L’Amérique lui sert d’ailleurs souvent de cadre, et notamment bien entendu dans son Roman américain paru en 2014. Mais il a surtout une façon certainement très américaine d’envisager la littérature. Ce dernier livre en relève : il est conçu pour être un page turner. On retrouve ici une imagination débordante mais strictement maîtrisée et une construction de récit, qu’on avait remarquée dans ses précédents romans, précise, tendue, jouant avec habileté du suspense et des rebondissements. La littérature française, Bello s’y intéresse peu, il l’a reconnu en interview. Pourtant, il est notable qu’il n’ait pas trouvé d’éditeur aux Etats Unis, et il serait réducteur de faire de lui un auteur américain écrivant en français. On trouve chez lui une interrogation formelle très hexagonale, déjà présente dans Eloge de la pièce manquante, un roman paru en 1998. Et c’est sans doute ce mélange des deux traditions, entre littérature de genre et travail de pure forme, qui fait l’originalité d’Antoine Bello.

 

Antoine Bello. Scherbius (et moi). Gallimard. 21 €, 448 pages.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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