Littérature

Chère Annie Le Brun

Écrivain

En plaçant, livre après livre, la philosophie dans le boudoir, la spécialiste de Sade, Annie Lebrun se trouve conduite à employer un « je » qu’on aurait tort d’assimiler trop vite à l’expression d’opinions individuelles. Ce qui incite ses lecteurs – en l’espèce le romancier Stéphane Audeguy – à lui répondre, à son tour, à la première personne à propos de son nouvel essai Ce qui n’a pas de prix.

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Chère Annie Le Brun,

Pourquoi choisir la forme de la lettre ouverte pour inviter à lire Ce qui n’a pas de prix, votre essai le plus récent ? Sans doute parce que nous nous connaissons depuis quelques années – et d’abord par l’intermédiaire de nos livres. Ensuite parce qu’au travers de tous vos essais, vous instaurez entre les actes de penser et de désirer ce rapport organique que vous avez su identifier comme la marque du génie de Sade. Or en plaçant la philosophie dans le boudoir, vous êtes conduite à employer un je qu’on aurait tort d’assimiler trop vite à l’expression d’opinions individuelles ; ce qui incite votre lecteur à vous répondre, à son tour, à la première personne (comme dit la grammaire). Tant il est vrai qu’un bon livre ne s’adresse pas à tout le monde, ni même à chacun, mais à ce qui en lui constitue la pointe extrême de sa singularité.

J’insèrerai donc ici, en italiques, des « choses vues », comme disait un auteur que nous aimons, et qui me paraissent faire écho aux analyses de Ce qui n’a pas de prix.

Pendant trois jours, place de la République, dans le cadre d’une manifestation intitulée BiodiversiTerre, un de ces artistes que l’on dit contemporains vient d’exposer, entre autres choses, un dauphin constitué de bouteilles en plastique de sept mètres de long. Il s’agit cette fois de sensibiliser, déclare l’installateur stipendié qui avait déjà végétalisé les Champs-Elysées et planté des millions d’épis de blé pour Chanel place Vendôme, les populations des quartiers plus populaires. Les passants photographient consciencieusement le dauphin avec leur téléphone portable, partagés entre amusement et macération éco-responsable.

Votre essai est l’un des premiers, à ma connaissance, à décrire adéquatement les rapports de collusion entre le stade actuel du capitalisme et cet art qui se dit, se répète, s’autoproclame contemporain [1]. Car si les dénonciations de cet art-là ne manquent pas, elles sont souvent ou bien partielles, ou bien animées par un désir plus ou moins avoué de revenir au bon vieux temps de l’Aaart, de la Bôôté et des Colonies. Vous parvenez à replacer cette collusion dans un contexte plus large : il s’agit d’une guerre, dites-vous, contre tout ce qui fait la valeur de l’existence humaine, désir, beauté, passion. Etant donné le rapport des forces en présence, je serais tenté de parler d’une guérilla. Elle prend la forme paradoxale d’une esthétisation généralisée, par laquelle le capitalisme marchand cherche à récupérer, pour la vendre, l’énergie de la beauté, à l’image des marchands de pacotille français les plus célèbres de notre temps, et de leurs Fondations où il est impossible de démêler ce qui relève de la libido du moi, de l’intérêt sincère pour l’art contemporain et de la fraude fiscale : nous voici entrés dans l’ère du Dollart.

L’an dernier je visite, effaré par la lourdeur et la vulgarité du lieu, la Fondation d’un célèbre ploutocrate français, qui expose la collection de l’industriel Chtouchkine. Frappé par la fusion ici réalisée entre le supermarché et le musée, je rends compte de cette visite dans le journal où je tiens une chronique tous les vendredis. Il semble que le groupe LVMH, dont cette Fondation est l’émanation, ait réagi de deux façons à cet article intitulé « La Main dans le sac ». D’une part, ce texte a tout simplement disparu d’internet ; d’autre part, j’ai reçu pour la première fois de ma vie, devinez quoi ? – Une invitation au vernissage de la prochaine exposition de la Fondation Sac à Main.

Nous vivons un temps où les penseurs, ou plutôt les intellectuels comme on dit, comme ils disent, appartiennent, dans leur quasi-totalité, à des centres de recherches, à des universités, à des fondations privées, et à ce type de champs constitués que les sociologues aiment tant à décrire, dans laquelle les petits malins savent si bien évoluer, et où, du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours vu s’étioler les meilleures intelligences. Il faut de tout pour faire un monde, c’est entendu. Cependant je me souviens de la leçon de Jean La Fontaine, et je n’oublie pas qu’il existe une différence entre les chiens et les loups. Moi, je n’y peux rien : je préfère, en matière de pensée critique, les loups sans collier, faméliques et libres.

L’autre jour, au Musée Capodimonte de Naples, un roquet de la Culture organise un musée imaginaire, avec des cartes blanches. Il invite des personnalités (sic) : un académicien, une neurologue, un chef d’orchestre, une universitaire, etc. L’une de ces personnalités se nomme Gianfranco d’Amato. Voici comment il est présenté sur un grand cartel, à côté de sa photographie : « Diplômé d’économie à Naples, Gianfranco d’Amato dirige, avec son frère, le groupe Seda International Packaging Group, leader du marché dans le monde de l’emballage des glaces, du food service et de la confiserie, avec 12 usines en Europe et en Amérique. Ses deux grandes passions sont l’art contemporain et la photographie sous-marine ». Son accrochage est censé, bien entendu, très personnel, il est question d’amour et de haine, tout ça.

Or il existe aussi en Europe, et heureusement, une autre tradition de pensée, à laquelle appartiennent un certain nombre d’auteurs qui m’ont été ou me sont chers, comme à vous je crois : Günther Anders, Baruch Spinoza, Guy Debord. Faut-il rappeler que la plupart des meilleurs philosophes de tous les temps n’étaient pas des professeurs au sens où nous l’entendons aujourd’hui ? Pour désigner cette tradition autre, on emploie parfois l’expression de penseurs privés – je préfère les qualifier de singuliers. Car il n’est de pensée que singulière, à égale distance des illusions de la scientificité et de celles de l’ivresse narcissique. En évoquant ces auteurs, je ne cherche pas à vous ranger dans un camp, par la détermination de je ne sais quel plus petit commun dénominateur. Simplement, ils sont, comme vous, des îlots de résistance. Et bien sûr comme vos lecteurs : je ne vois pas de plus grand compliment à leur faire, à vous faire.

Qu’est-ce qui n’a pas de prix ? Eh bien, à peu près tout ce qui a de la valeur pour une existence libre. De sorte qu’à tous ceux qui ne sont pas disposés à céder quoi que ce soit de leur désir, à tous ceux qui refusent de se soumettre docilement à la misère sensible qui envahit le cinéma, le théâtre, les musées, et la vie même en France, à de rares exceptions près, votre livre servira pour les travaux et pour les jours.

Le totalitarisme marchand qui semble s’être désormais imposé partout engendre l’art dont il a besoin. Vous le baptisez réalisme globaliste, puisque seul le réalisme socialiste, dans le passé récent, avait prétendu s’imposer aussi largement. Ce pseudo-art globalitaire est un symptôme parmi d’autres de l’organisation de la misère par l’abondance où nous vivons. Vous relevez certaines des tendances les plus frappantes – intimidation par le choix du monumental, prolifération du métadiscours – par lesquelles les œuvres dites d’art contemporain désamorcent toute critique ; tout en pillant allègrement l’histoire de l’art avec une impudence d’un kitsch sans pareil (Hirst à la Biennale de Venise, Koons et ses sacs à mains Vuitton).

Seconde visite de ma part, et probablement dernière, donc, à la Fondation Sac à Main, qui se fait prêter, cette fois-ci, des œuvres du MoMa. En bas, l’art moderne. On prend moult escalators, comme aux Galeries Lafayette, pour accéder à un art de plus en plus contemporain. Les commissaires de cette exposition semblent obsédés par la question de l’acquisition des œuvres. Sous couvert de rendre hommage aux acheteurs ou donateurs du MoMa, on les sent désireux d’afficher une étiquette en plus du cartel, avec le prix). Trônant au milieu d’une grande salle, sur un monumental présentoir blanc, un modèle de guitare électrique d’un fabricant célèbre : je suis à deux doigts de demander à un vigile ou à un conservateur s’ils prennent la carte bleue.

Une passion de votre livre, et l’un de ses mérites les plus hauts, c’est celle de la liaison : le système totalitaire marchand que l’art dit contemporain sert avec zèle concerne par définition l’ensemble de l’existence. Il n’y a pas de domaine qui échappe à votre regard aiguisé : les jeans déchirés et les barbes de trois jours des élites décontractées, les tentatives des grandes entreprises pour s’acheter des indulgences éco-responsables, la vogue du tatouage, la récupération-dénaturation de toutes les transgressions et de toutes les révoltes. Vous exposez si bien ces convergences que l’on se prend à songer que les luttes atomisées et catégorielles qui occupent le devant de la scène médiatique sont scandaleusement inadéquates à remettre en cause le système actuel. Bref, la radicalité m’apparaît, plus que jamais, une nécessité.

Je décide un soir de nocturne au Louvre de passer admirer la Joconde. Je dis bien admirer. En effet, j’ai toujours éprouvé une invincible méfiance à l’égard de la geste duchampienne, même si je reconnais qu’il est le premier à avoir désigné cette œuvre comme icône de la fusion de l’art contemporain et de la marchandise (désormais au sens propre : tasses, tapis de souris d’ordinateur, etc). Elle n’en reste pas moins – je le sais depuis que je la vois avec les yeux du regretté Daniel Arasse – un extraordinaire dialogue entre la beauté et le chaos. On me tire brusquement la manche. Une fille de vingt ans, vindicative et anglophone m’interpelle : « Excuse me ! Are you done ? I want to take a picture ». Je lui réponds que non, je n’ai pas tout à fait fini. Après tout, il y de la place le long du cordon qui nous éloigne de l’œuvre. Elle me trouve fort impoli, visiblement.

Votre livre est de colère, mais il faut se souvenir en le lisant qu’il suppose des joies, et qu’il est écrit, au fond, pour les défendre et les illustrer.

Quant à moi, je retourne maintenant à mon travail. Depuis 13 ans je publie des romans et des essais, dans un isolement total. Nous sommes isolés, mais nous ne sommes pas les seuls. Avec nous, il y a tout de même quelques artistes – photographes, écrivains, metteurs en scène –  et beaucoup qui ne sont rien de tout cela. Il y a ceux qui savent aimer, ceux qui regardent par la fenêtre, ceux qui désertent, ceux qui mènent des guérillas secrètes. Il m’a fallu longtemps pour comprendre cette chose si simple, et qui est l’une des deux raisons pour lesquelles je ne me suis pas tué : il n’est pas d’île émergeant au milieu des eaux glacées du calcul égoïste, qui ne participe, en vertu de solidarités telluriques et sous-marines, à la formation d’un archipel inconnu.


[1]Citons ici, pour leurs mérites très divers : L’art et l’argent (dir. Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane, Editions Amsterdam, 2017) ; Laurent Cauwet, La Domestication de l’art (La Fabrique, 2017) ; Jean-Gabriel Fredet, Requins, caniches, et autres mystificateurs (Albin Michel, 2017)

Stéphane Audeguy

Écrivain

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Notes

[1]Citons ici, pour leurs mérites très divers : L’art et l’argent (dir. Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane, Editions Amsterdam, 2017) ; Laurent Cauwet, La Domestication de l’art (La Fabrique, 2017) ; Jean-Gabriel Fredet, Requins, caniches, et autres mystificateurs (Albin Michel, 2017)