International

En Turquie, vie et mort de l’Islam libéral (2/3)

Historien

À quelques jours de l’élection présidentielle du 24 juin en Turquie, le deuxième volet de cette série remonte aux origines de la dérive autoritaire du pays en revenant à la naissance d’un islamisme politique qui aurait pu être libéral. Une possibilité anéantie par les défenseurs autoproclamés de la République, qui ont profondément modifié le code génétique des mouvements islamistes.

Mais qui est Erdoğan ? Qui est Gülen ? Quelles furent les conditions culturelles qui ont rendu possible ce dernier épisode du gâchis perpétuel fait à la Turquie ? Reprenons les choses dans leur historicité. L’enchaînement des événements est bien connu : la Première Guerre mondiale, le génocide des Arméniens, le démantèlement de l’Empire, l’invasion d’Istanbul par les Anglais et d’Izmir par les Grecs, la résistance de Mustafa Kemal et la déclaration de la République en 1923. Suite au traité signé à Lausanne en 1924, 900 000 Grecs (selon certaines sources, 1 400 000) originaires d’Anatolie seront expulsés de leurs foyers, ainsi que 400 000 Turcs musulmans de la Grèce. De 1914 à 1927, dans la petite portion de l’Empire qu’est l’actuelle Turquie, le pourcentage des non-musulmans passa de 35 % à 5 % ; et ces 5 % seront réduits à quelques milliers après la Kristallnacht d’Istanbul du 6 au 7 septembre 1955 [1].

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Cette « Nuit de Cristal » fut orchestrée par la contre-guérilla, branche locale du réseau Gladio, chapeautée par l’armée turque. Elle a eu lieu après la diffusion de la nouvelle de l’explosion, la veille, d’une bombe à Salonique, dans la maison natale de Mustafa Kemal Atatürk. Des émeutiers en colère, la plupart acheminés auparavant en camion dans la ville, prirent d’assaut le quartier grec d’Istanbul pendant des heures. 4 348 magasins grecs, 110 hôtels, 27 pharmacies, 23 écoles, 21 usines, 73 églises principalement grecques-orthodoxes, 2 monastères, une synagogue, un millier de maisons appartenant à des Grecs ont été détruits. Les communautés juives et arméniennes furent elles aussi victimes de ce pogrom.

La résistance en Anatolie (contre l’occupation de l’Ouest par les Grecs et d’Istanbul par les Anglais) s’était organisée dès 1919, avec les anciens unionistes qui furent recherchés et accusés du génocide des Arméniens (autre péché impardonnable de la république qui l’occulta et protégea les coupables), les libéraux nationalistes, les Kurdes qui avaient reçu de Mustafa Kemal une promesse d’autonomie administrative, et surtout les croyants musulmans et islamistes de toutes sectes confondues (Sunnis et Alevis, qui s’étaient enrichis par les biens confisqués et redistribués des Arméniens). À cet égard, la propagande pour l’incitation à la résistance était singulière : « Le pays de l’Islam, son calife et son Sultan sont en danger, sauvons-les ! ».

Mustafa Kemal était-il athée ou agnostique, la discussion est interminable, mais il fut sans conteste pragmatique et opportuniste.

Deux jours avant l’inauguration de la dernière Assemblée nationale, dissoute en janvier 1920 à Istanbul et reconstituée à Ankara le 23 avril 1920, Mustafa Kemal avait publié un mot d’ordre pour respecter soigneusement les prières, les sacrifices et la lecture du Coran qui se tiendraient un Vendredi saint. Durant toute la guerre d’indépendance, une loi prohibitionniste resta en vigueur. A l’exception bien entendu de Mustafa Kemal, qui aimait bien garnir sa table de « raki » ; était-il athée ou agnostique, la discussion est interminable, mais il fut sans conteste pragmatique et opportuniste. La monarchie du Sultan fut abolie le 1er novembre 1922, presque un an avant la proclamation de la République et, à la manière du Prince de Machiavel, il multipliera ses attaques contre l’islam dès qu’il se sentira en sécurité. Le 3 mars 1924, le califat fut aboli afin d’inculquer l’idéologie nationaliste et laïque à l’ensemble de la population turque, et la loi sur l’unité de l’enseignement national fut aussi acceptée. La « Présidence des Affaires Religieuses » (Diyanet) remplaça le califat : c’était une institution étatique chargée d’administrer et de contrôler le culte islamique (en fait le culte majoritaire, le sunnisme hanéfite), pour empêcher toute immixtion de celui-ci dans la vie publique. Puis, le 20 avril 1924, ce fut le tour de la Constitution et une bonne partie des libertés prévues par celle de 1921 furent alors supprimées.

Lorsqu’il visita Kastamonu, en uniforme de maréchal, avec ses bottes, son fouet et son chien, Mustafa Kemal montra du doigt un homme dans la foule, vêtu d’un costume et portant sur la tête un fez entouré d’un turban vert, une blouse sur le dos et, par-dessus, une veste. Mustafa Kemal s’écria devant le peuple qu’il s’agissait d’un déguisement absurde, et qu’un homme civilisé ne pouvait se vêtir ainsi sans se livrer au « ridicule universel ». Le 25 novembre marqua l’époque où la loi obligea désormais les hommes à se vêtir d’un chapeau. Le port de certains vêtements qui étaient des symboles religieux, comme le voile et le fez, furent proscrits dans l’espace public. Oui, le chapeau devint obligatoire – et sous peine de mort. Dans un passage du Petit Prince de Saint-Exupéry, au chapitre IV, on trouve une allusion à cette réforme triste : « J’ai de sérieuses raisons de croire que la planète d’où venait le petit prince est l’astéroïde B 612. Cet astéroïde n’a été aperçu qu’une fois au télescope, en 1909, par un astronome turc. Il avait fait alors une grande démonstration de sa découverte à un Congrès International d’Astronomie. Mais personne ne l’avait cru à cause de son costume. Les grandes personnes sont comme ça. Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B 612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis. »

En fait, elle est triste, la dictature, mais la tristesse découle aussi de l’attitude, tellement bien décrite, des grandes personnes civilisées. Le mot « civilisation » [2], à un moment donné de l’histoire, fut meurtrier. Comment ne pas se souvenir des Tristes Tropiques de Lévi-Strauss ? En effet, pour la république kémaliste, les gens du peuple, ignorants et musulmans et donc nécessairement conservateurs et réactionnaires, étaient vus comme les sauvages de l’ère coloniale : c’était des bêtes brutes qu’il fallait civiliser (ou tuer, comme les Kurdes Alevis à Dersim en 1938, par des attaques au gaz « comme des rats dans des cavernes », disaient les témoins). Le peuple était en retard devant la modernité, il faut se souvenir des textes ethnologiques de l’époque, surtout des Britanniques dans lesquels le mot « retarded » était synonyme du sauvage. Le peuple turc était en « retard » (et donc « retarded ») à cause de l’islam.

Le 30 novembre 1924, une loi interdit toutes les sectes, les ordres religieux, les lieux de culte soufi, les sanctuaires vénérables, etc. La réorganisation de l’appareil judiciaire marqua la suppression des tribunaux religieux en 1924, l’abolition du droit islamique remplacé par le droit républicain et nationaliste et la centralisation de l’organisation juridique sous l’autorité du ministère de la Justice. Les tribunaux serviront d’outils répressifs contre les mouvements populaires qui restaient profondément attachés à l’islam. Un nouveau Code pénal fut adopté par le parlement le 1er mars 1926. Les articles 141 et 142 interdirent aux religieux d’utiliser l’islam à des fins politiques et l’article 163 prohiba toute organisation religieuse ou à caractère religieux. Un nouveau Code civil fut adopté le 17 mars 1926 ; il mettait à bas un grand nombre de traditions, de croyances et de normes qui, forgées par l’islam, avaient été pendant plusieurs siècles les éléments de base du système social musulman : abolition de la charia, interdiction de la polygamie et de la répudiation remplacée par le divorce civil. En 1928, l’article de la constitution de 1924 qui érigeait l’islam en religion officielle est aboli.

Les militaires, Mustafa Kemal d’abord et İsmet İnönü ensuite, pensaient et parlaient à la place du peuple qui n’était jamais consulté.

Le 3 novembre 1928, fut appliquée l’une des réformes les plus importantes : l’adoption du nouvel alphabet turc inspiré de l’alphabet latin. Entre 1925 et 1931, la Turquie adopta officiellement le calendrier grégorien, le système international de fuseaux horaires, le standard européen de poids et de mesure (en kg et mètre) ; enfin, le dimanche vint remplacer le Vendredi saint comme jour de repos. Le 18 juillet 1932 fut la date du coup de grâce : on commença à faire l’appel à la prière en turc, et pendant dix-huit ans consécutifs, il sera fait en turc, l’appel en arabe étant interdit. Les réformes néanmoins se poursuivirent… Les militaires, Mustafa Kemal d’abord et İsmet İnönü ensuite, pensaient et parlaient à la place du peuple qui n’était jamais consulté. Ainsi, jusqu’en 1950, toutes les élections se feront à deux niveaux – et toujours susceptibles de manipulation, sinon de fraude.

La république kémaliste n’aura jamais un système représentatif, mais seront érigées plusieurs représentations, statues et sculptures du sauveur : le premier leader politique du XXsiècle qui jouira de sa statue de son vivant (contre l’interdiction musulmane des images), sera Mustafa Kemal, en 1926. Cette mode consistait à afficher l’image d’Atatürk un peu n’importe où, et elle se propagea tant en Turquie que la situation, même de nos jours, est pire qu’en Corée du Nord. [3]

Mais comment se sont alors organisés les islamistes libéraux ou les plus radicaux ? Que sont devenus ces réformateurs, disciples d’Al-Afgani, d’Abduh ? Se sont-ils évaporés ? Quid de Saïd Nursî par exemple, qui serait l’homme le plus influent des mouvements islamistes ? Saïd Nursî était un islamiste kurde pro-turc reçu par Abdulhamit II et très respecté par Enver Pacha. Il était membre du mouvement Union Mahométane et disciple d’Al-Afgani et rédigeait des tribunes pour la revue Volkan prônant la révolution armée pour instituer un ordre islamique. Il avait pris les armes avec ses fidèles dès 1915 à l’Est contre les Russes – capturé, emprisonné en Sibérie et finalement renvoyé en Turquie – il avait aussi été accueilli par Mustafa Kemal en 1922 et avait salué l’Assemblée Nationale par un discours solennel ce qui créa une controverse car il conseillait aux députés de protéger l’État turc contre des menaces de propagation d’idéologies positivistes et matérialistes. Ce voyage allait marquer la fin des relations entre Mustafa Kemal et Saïd Nursî, mais ce dernier conserva toujours sa position de nationaliste turc. En 1925, au cours du soulèvement de Cheikh Said pour l’islam et les Kurdes, il fut sollicité par les rebelles ; or, il répondit à Cheikh Said par une lettre : « Le peuple Turc sert le drapeau de l’Islam depuis des siècles. Il a sacrifié beaucoup de martyrs pour l’islam. On ne peut donc combattre avec l’épée les enfants d’un tel peuple. Nous sommes tous musulmans et donc frères. Les frères ne peuvent s’entre-tuer. »

Dès 1927, Nursî sera persécuté sévèrement par le régime ; « Tour à tour envoyé à Burdur, Isparta et Baria (non loin d’Isparta, à l’ouest) il profita de son isolement pour écrire ce qui allait devenir son œuvre maîtresse, la Risale-i Nur (Traités de la Lumière). En 1935, certains de ses élèves (les nourdjous) furent arrêtés avec lui. Le jugement fut sévère : il passera onze ans en prison. À sa sortie, il fut exilé à Kastamonu et assigné à résidence dans un appartement situé en face du commissariat de police. Le 20 septembre 1943, dénoncé pour ses réunions avec ses élèves, il fut à nouveau arrêté et condamné à neuf mois de prison puis déporté à Afyon. » [4]

Et les autres, qui étaient contre le régime et l’idéologie kémaliste ? Certains étaient partis en exil : Akif Ersoy en Égypte, par exemple, mais une bonne partie des islamistes choisit de s’allier au régime (ou au moins, de se taire et ne rien faire), au nationalisme farouche, défendant l’État et la bonne morale et s’opposant au communisme – le communisme était associé à l’athéisme tandis que le régime totalitaire tolérait au moins le culte et la prière [5].

La séparation et l’indépendance des pouvoirs en Turquie n’eurent jamais lieu. Oui, il y aura finalement la république, mais elle ne sera ni démocratique ni libérale – à la première élection libre, démocratique et sans fraude, en 1950, le Parti Républicain du Peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP), le parti unique, le parti fondé par Mustafa Kemal et dirigé par le Chef de la Nation, İsmet İnönü, perdit les élections face au Parti démocrate. Bien entendu, les cadres du Parti démocrate étaient des kémalistes, mais moins nationalistes et plus libéraux, plus sensibles aux valeurs de l’électorat musulman-conservateur. Cela n’empêchera pas le coup de fil du chef de l’État-major à İsmet İnönü : « A vos ordres ! », en vue d’un coup d’État, bien entendu, lequel ne se fera pas cette nuit de 1950 mais le 27 mai 1960. Le gouvernement élu, le Parti Démocrate, affichera une politique plus libérale vis-à-vis de son électorat conservateur : appel à la prière en turc révoqué, cours coraniques dans les écoles et toute une série d’actes « contre-révolutionnaires » qui attireront les foudres de l’armée, « tuteur autoproclamé » de la République.

Le cas de Saïd Nursî est plus qu’exemplaire pour décrire la période et les raisons de l’intervention de l’armée en 1960 : « À peine arrivés au pouvoir, les démocrates reçoivent une lettre de Saïd Nursî : ‘Nous vous félicitons. Que Dieu vous donne le succès dans votre travail au service de la Patrie, de la Nation et du Peuple. Signé, Saïd Nursî au nom des Élèves de Nur’. Sa position est donc claire, il soutient les démocrates qu’il juge plus ouverts sur la question religieuse. En 1956, ses œuvres sont autorisées à paraître. Un an plus tard, il vote pour ces mêmes démocrates aux élections législatives. Il meurt à Urfa le 23 mars 1960. Le coup d’État militaire du 27 mai 1960 place au pouvoir une équipe pressée de mettre fin au ‘laxisme’ des démocrates sur la question religieuse. Craignant que la tombe de Saïd Nursî ne devienne un lieu de pèlerinage pour les ‘ennemis de la laïcité’, la junte militaire déterre le corps du chef historique des nourdjous et l’inhume dans un endroit tenu secret. Alors que ses œuvres et ses disciples sont de nos jours parfaitement admis par la loi, on ne connaît toujours pas le lieu de sa sépulture. » [6]

Fethullah Gülen a expliqué le sous-développement scientifique et technologique comme étant le responsable principal de la stagnation du pays dans le monde musulman.

Un autre courant islamiste, mais plus opportuniste, plus favorable à l’État nationaliste car souhaitant sa conquête de l’intérieur et par ruse, fut celui de Fethullah Gülen, renouvellement du courant Nourdjou (à son tour renouvellement de la confrérie « naqshbandiyya ») de Saïd Nursî. Le modèle de la « modernisation par l’islam » apparaissait comme la plus attrayante aux yeux des populations rurales, de la petite bourgeoisie et des classes moyennes anatoliennes. Gülen, suivant en cela Nursî de près, comme d’ailleurs les autres religieux modernistes de l’époque (Nurettin Topçu, Zahit Kotku etc.), a expliqué le sous-développement scientifique et technologique comme étant le responsable principal de la stagnation du pays dans le monde musulman.

Né en 1938 dans le village de Korucuk, Gülen fut profondément marqué par la culture conservatrice et nationaliste propre à la province d’Erzurum dont il était fier. La région était d’autant plus symbolique que Said Nursî, père fondateur du mouvement nourdjou, en était lui aussi originaire (mais Gülen, fervent nationaliste et anti-kurde, ne rencontrera jamais Nursî le kurde). Quelques décennies plus tard, pendant la guerre froide, la tension entre la Turquie à l’Ouest et l’URSS à l’Est était très vive dans cette région sensible à la frontière des deux blocs. Cette tension renforça la déjà forte turcité et l’islam vigoureux. Un nationalisme profondément turc et singulièrement régional s’affichait comme farouchement hostile au communisme.

Sa carrière de prêcheur officiel (vaiz) commença en 1953. C’était le seul poste de fonctionnaire religieux existant dans la Turquie de l’époque, la libéralisation de la pratique religieuse n’en étant qu’à ses débuts. En 1958, il décida de partir à Edirne car un membre de sa famille s’y était installé et il lui serait ainsi plus facile d’y trouver du travail. Ce voyage représenta un moment crucial dans sa vie puisqu’il le conduisit à Ankara et Istanbul, où il réalisa l’importance du décalage entre l’ouest et l’est du pays. Déjà à Edirne, dans la région de la Thrace, l’une des premières villes turques à subir les effets de la laïcisation, il avait été choqué par les mœurs, par l’indifférence envers l’islam et par l’occidentalisation rapide du pays.

1966, il fut muté à la mosquée de Kestanepazarı, dans la banlieue d’Izmir, où il créa son mouvement. En 1971, le coup d’État des militaires imposa des restrictions aux libertés politiques et religieuses. Accusé de semer des opinions islamistes, Gülen fut arrêté et condamné à sept mois de prison qu’il purgea aux côtés de quelques-uns de ses compagnons. À sa sortie, il reprit ses activités religieuses, une nouvelle fois interrompues et interdites après le coup d’État militaire du 12 septembre 1980. Il profita néanmoins de la politique des putschistes, décidés à éradiquer le communisme en Turquie et favorisant dans ce but le renforcement des mouvements musulmans et même islamistes. C’est dans ce contexte que Gülen, déjà l’un des fondateurs de l’Association de la lutte anti-communiste en 1963, alors officiellement poursuivi par la justice pour « propagande religieuse », échappa au jugement et à la condamnation par le régime des militaires.

La théorie de la « Ceinture Verte » consistait en la création d’un chapelet de pays islamiques au sud de l’URSS opposant l’islamisme au communisme.

Qui se souvient encore de nos jours de la doctrine Carter et de la théorie de la « Ceinture Verte » de Zbigniew Kazimierz Brzezinski ? La théorie de la « Ceinture Verte » consistait en la création d’un chapelet de pays islamiques au sud de l’URSS opposant l’islamisme au communisme. N’est-ce pas selon les préceptes de cette théorie qu’on avait financé le Taliban en Afghanistan contre l’invasion soviétique ? Le financement était tout aussi généreux en Turquie. Après la chute du mur de Berlin, Brzezinski avait réactualisé sa théorie en s’inspirant du principe de l’« arc de crise » (zone géopolitique allant de l’Égypte au Pakistan) de l’orientaliste Bernard Lewis, le Meisterdenker de l’administration Bush après le 11 septembre. Oui, Gülen était un pur produit du coup d’État des militaires turcs de 1980 – celui qui a été réalisé par les « our boys » de Carter.

La carrière politique de son frère ennemi, Necmettin Erbakan, commença en 1969 ; après avoir fondé la première et mythique formation politique islamique turque, Milli Görüş (Vision Nationale), cet ingénieur professeur à l’université, éduqué en Allemagne et rêvant d’une révolution industrielle (entre autres, il eut l’initiative de produire une voiture conçue et fabriquée en Turquie de A à Z du nom de « Devrim – Révolution », qui, tristement,  tomba en panne au premier essai après avoir parcouru une dizaine de mètres) se fit élire député indépendant dans la ville de Konya ; il fonda peu après, un véritable parti politique se réclamant de l’islam, le Parti de l’Ordre national (Milli Nizam Partisi) mais cette formation fut dissoute par la cour constitutionnelle suite au coup d’État militaire de 1971. Le retour à la légalité l’année suivante lui permit de créer un nouveau parti, le Parti du Salut National (Milli Selamet Partisi, MSP) qui fit un bon score (12 %) lors des élections législatives de 1973, et il devint vice-premier ministre d’un gouvernement dirigé pourtant par le kémaliste Bülent Ecevit de CHP [7]. Erbakan, personnalité politique reconnue grâce à son discours de « développement » par une refonte de l’industrie lourde, occupera à nouveau ce poste à deux reprises dans les années soixante-dix, mais cette fois dans des gouvernements conservateurs, ceux du Parti de la Justice de Süleyman Demirel (ainsi il ne fut nullement étonnant de voir Erdoğan choisir le nom du parti : Justice et Développement).

À l’issue du coup d’État de 1980, son parti comme les autres formations politiques turques, fut dissous, lui-même fut emprisonné puis banni de la vie publique pendant plusieurs années. En 1987, il revint sur la scène politique avec le Parti Refah et, après avoir conquis les mairies d’Istanbul et d’Ankara lors des municipales de 1994, Refah devint le premier parti turc lors des législatives de 1995 (21,5 % des voix), ce qui amena Erbakan, quelques mois plus tard, à devenir le premier chef de gouvernement islamiste de la République laïque. À la tête d’un gouvernement de coalition où il cohabitait avec le DYP de Tansu Çiller, le leader islamiste fut bientôt la cible de remontrances sévères émises par l’Armée, via le Conseil National de Sécurité qui finit par obtenir son départ en 1997 au terme d’un « coup d’État post-moderne » ; s’ensuivit, quelques mois plus tard, la dissolution du Refah par la Cour constitutionnelle.

On reconstitua alors immédiatement un nouveau parti, le Fazilet Partisi (Parti de la Vertu) mais désormais, cet habile orateur amateur de cravates Versace jaune poussin et qui reçut Jean-Marie Le Pen chez lui, devint contesté dans son propre camp par Recep Tayyip Erdoğan, Abdullah Gül et Bülent Arınç ; sa nouvelle formation connut un net recul lors des législatives de 1999. La Cour constitutionnelle annonça la dissolution du Fazilet en 2001 (cette forte fréquence de dissolution et de refondation des partis politiques était un fait banal en Turquie ; la même chose était arrivée aux innombrables partis fondés par les Kurdes) et il préféra fonder de son côté le Saadet Partisi (Parti de la Félicité) ; mais cette formation subit un échec cuisant lors des législatives de novembre 2002 (à peine 2 % des voix), alors même que le nouveau parti rival de Tayyip Erdoğan, l’AKP, qui avait par ailleurs abandonné toute référence à l’islamisme, remportait une victoire sans précédent et formait le nouveau gouvernement [8].

Fethullah Gülen, connu en Occident pour ses idées prônant la tolérance musulmane et Necmettin Erbakan, farouche anti-occidental notoire, entretenaient des relations conflictuelles, parfois publiquement. Fethullah Gülen n’avait jamais porté dans son cœur les militants de ces formations politiques. L’islam qu’ils défendaient l’un et l’autre n’était pas le même. L’organisation de Gülen n’était pas un parti politique et avait toujours eu un objectif plus secret : s’infiltrer dans les instances de l’appareil étatique pour pouvoir l’appréhender et l’utiliser à ses propres fins. Or Erbakan voulait convaincre l’électorat de voter son parti conservateur, anti-américain, antisémite et anti-occidental. Les relations entre Gülen et Erbakan ne furent jamais bonnes. Le 18 avril 1997, alors que le Refah était à la tête du gouvernement, Gülen invita son chef à abandonner le pouvoir, estimant que cette tâche était trop complexe pour lui – car il était évident que les militaires voulaient évincer Erbakan et encore une fois, Gülen avait choisi le camp des militaires. La rivalité entre les deux organisations était en fait ancienne et se situait moins dans le champ politique que dans le champ social. Chaque mouvement concurrençait l’autre par le nombre de fondations, de journaux, télés, sites internet, sociétés financières et ONG influentes.

 

Cet article fait suite à « En Turquie, tous les chemins mènent au coup d’État » et constitue le deuxième volet d’une série en vue de l’élection présidentielle turque du 24 juin 2018. Dans le dernier volet « En Turquie, les voyages extraordinaires d’Erdogan », nous verrons comment l’islamisme s’est fusionné avec les valeurs du nationalisme kémaliste et comment la conjoncture mondiale a rendu possible la radicalisation de ces mêmes mouvements islamistes qui jadis contournaient le danger communiste.


[1] En 1991, le général Sabri Yüzbaşıoğlu, dans un entretien qu’il a accordé au journaliste Fatih Güllapoğlu (TanksızTopsuz Harekat, Tekin Yay.), affirmait que le « Seferberlik Tetkik Kurulu » (qui était l’ancêtre du Bureau de Guerres Spéciales de l’État-major turc, le Gladio turc) où il travaillait, avait organisé en secret cette Kristallnacht pour préparer le terrain pour le coup d’État. L’existence d’un « État-profond », une organisation paramilitaire responsable de manipuler l’opinion publique par des assassinats et des moyens de combats illégaux est une opinion largement partagée en Turquie.

[2] Sur le vieux concept de civilisation, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, pp. 484-491.

[3] Très récemment, le 13 septembre 2017, Erdoğan s’est prononcé contre sa statue érigée par la mairie d’Izmit en ces termes : « Apparemment ils ont fait ma statue. Cette nouvelle m’a attristée. Ce genre de choses, images, statues, etc. c’est contre nos valeurs. » Ces propos n’incluent bien évidemment pas l’accrochage de sa photo à l’entrée de toutes les bâtiments publics ; mairies, écoles, ministères, préfectures et autres…

[4] Bayram Balci, Missionnaires de l’Islam en Asie Centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen, Maisonneuve et Larose, 2003, pp. 87-113.

[5] Cf. à ce sujet, l’article de Nathalie Clayer, « Un laiklik imposé ou négocié ? L’administration de l’enseignement de l’islam dans la Turquie du parti unique », dans M. Aymes, B. Gourisse, E. Massicard (eds.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Karthala, 2013, pp. 103-125.

[6] Bayram Balci, op.cit. ; les quelques éléments biographiques qui suivent sur Gülen sont empruntés librement à ce travail précieux, qui, malheureusement s’arrête en 2003.

[7] C’est sous ce même gouvernement que l’armée turque intervient au conflit Chypriote quand l’île était en passe de devenir une junte militaire à son tour. L’intervention, qui aurait dû être brève, s’est transformée en une invasion continuelle. Les pourparlers pour la réunification de l’île continuent toujours de nos jours. Or, l’identité de celui qui a ordonné l’intervention militaire fait toujours débat : les islamistes soutiennent que le vrai « conquistador », c’est Erbakan Hodja.

[8] Ces quelques paragraphes sur Erbakan paraphrasent librement un papier de Jean Marcou rédigé en novembre 2006 pour l’Ovipot, pôle de recherche de l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA) d’Istanbul.

Levent Yilmaz

Historien, Professeur d'histoire intellectuelle et culturelle

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Notes

[1] En 1991, le général Sabri Yüzbaşıoğlu, dans un entretien qu’il a accordé au journaliste Fatih Güllapoğlu (TanksızTopsuz Harekat, Tekin Yay.), affirmait que le « Seferberlik Tetkik Kurulu » (qui était l’ancêtre du Bureau de Guerres Spéciales de l’État-major turc, le Gladio turc) où il travaillait, avait organisé en secret cette Kristallnacht pour préparer le terrain pour le coup d’État. L’existence d’un « État-profond », une organisation paramilitaire responsable de manipuler l’opinion publique par des assassinats et des moyens de combats illégaux est une opinion largement partagée en Turquie.

[2] Sur le vieux concept de civilisation, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, pp. 484-491.

[3] Très récemment, le 13 septembre 2017, Erdoğan s’est prononcé contre sa statue érigée par la mairie d’Izmit en ces termes : « Apparemment ils ont fait ma statue. Cette nouvelle m’a attristée. Ce genre de choses, images, statues, etc. c’est contre nos valeurs. » Ces propos n’incluent bien évidemment pas l’accrochage de sa photo à l’entrée de toutes les bâtiments publics ; mairies, écoles, ministères, préfectures et autres…

[4] Bayram Balci, Missionnaires de l’Islam en Asie Centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen, Maisonneuve et Larose, 2003, pp. 87-113.

[5] Cf. à ce sujet, l’article de Nathalie Clayer, « Un laiklik imposé ou négocié ? L’administration de l’enseignement de l’islam dans la Turquie du parti unique », dans M. Aymes, B. Gourisse, E. Massicard (eds.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Karthala, 2013, pp. 103-125.

[6] Bayram Balci, op.cit. ; les quelques éléments biographiques qui suivent sur Gülen sont empruntés librement à ce travail précieux, qui, malheureusement s’arrête en 2003.

[7] C’est sous ce même gouvernement que l’armée turque intervient au conflit Chypriote quand l’île était en passe de devenir une junte militaire à son tour. L’intervention, qui aurait dû être brève, s’est transformée en une invasion continuelle. Les pourparlers pour la réunification de l’île continuent toujours de nos jours. Or, l’identité de celui qui a ordonné l’intervention militaire fait toujours débat : les islamistes soutiennent que le vrai « conquistador », c’est Erbakan Hodja.

[8] Ces quelques paragraphes sur Erbakan paraphrasent librement un papier de Jean Marcou rédigé en novembre 2006 pour l’Ovipot, pôle de recherche de l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA) d’Istanbul.