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En Turquie, vie et mort de l’Islam libéral (2/3)

Historien

À quelques jours de l’élection présidentielle du 24 juin en Turquie, le deuxième volet de cette série remonte aux origines de la dérive autoritaire du pays en revenant à la naissance d’un islamisme politique qui aurait pu être libéral. Une possibilité anéantie par les défenseurs autoproclamés de la République, qui ont profondément modifié le code génétique des mouvements islamistes.

Mais qui est Erdoğan ? Qui est Gülen ? Quelles furent les conditions culturelles qui ont rendu possible ce dernier épisode du gâchis perpétuel fait à la Turquie ? Reprenons les choses dans leur historicité. L’enchaînement des événements est bien connu : la Première Guerre mondiale, le génocide des Arméniens, le démantèlement de l’Empire, l’invasion d’Istanbul par les Anglais et d’Izmir par les Grecs, la résistance de Mustafa Kemal et la déclaration de la République en 1923. Suite au traité signé à Lausanne en 1924, 900 000 Grecs (selon certaines sources, 1 400 000) originaires d’Anatolie seront expulsés de leurs foyers, ainsi que 400 000 Turcs musulmans de la Grèce. De 1914 à 1927, dans la petite portion de l’Empire qu’est l’actuelle Turquie, le pourcentage des non-musulmans passa de 35 % à 5 % ; et ces 5 % seront réduits à quelques milliers après la Kristallnacht d’Istanbul du 6 au 7 septembre 1955 [1].

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Cette « Nuit de Cristal » fut orchestrée par la contre-guérilla, branche locale du réseau Gladio, chapeautée par l’armée turque. Elle a eu lieu après la diffusion de la nouvelle de l’explosion, la veille, d’une bombe à Salonique, dans la maison natale de Mustafa Kemal Atatürk. Des émeutiers en colère, la plupart acheminés auparavant en camion dans la ville, prirent d’assaut le quartier grec d’Istanbul pendant des heures. 4 348 magasins grecs, 110 hôtels, 27 pharmacies, 23 écoles, 21 usines, 73 églises principalement grecques-orthodoxes, 2 monastères, une synagogue, un millier de maisons appartenant à des Grecs ont été détruits. Les communautés juives et arméniennes furent elles aussi victimes de ce pogrom.

La résistance en Anatolie (contre l’occupation de l’Ouest par les Grecs et d’Istanbul par les Anglais) s’était organisée dès 1919, avec les anciens unionistes qui furent recherchés et accusés du génocide des Arméniens (autre péché impardonnable de la république qui l’occulta et protégea les coupables), les libéraux nationalistes, les Kurdes qui avaient


[1] En 1991, le général Sabri Yüzbaşıoğlu, dans un entretien qu’il a accordé au journaliste Fatih Güllapoğlu (TanksızTopsuz Harekat, Tekin Yay.), affirmait que le « Seferberlik Tetkik Kurulu » (qui était l’ancêtre du Bureau de Guerres Spéciales de l’État-major turc, le Gladio turc) où il travaillait, avait organisé en secret cette Kristallnacht pour préparer le terrain pour le coup d’État. L’existence d’un « État-profond », une organisation paramilitaire responsable de manipuler l’opinion publique par des assassinats et des moyens de combats illégaux est une opinion largement partagée en Turquie.

[2] Sur le vieux concept de civilisation, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, pp. 484-491.

[3] Très récemment, le 13 septembre 2017, Erdoğan s’est prononcé contre sa statue érigée par la mairie d’Izmit en ces termes : « Apparemment ils ont fait ma statue. Cette nouvelle m’a attristée. Ce genre de choses, images, statues, etc. c’est contre nos valeurs. » Ces propos n’incluent bien évidemment pas l’accrochage de sa photo à l’entrée de toutes les bâtiments publics ; mairies, écoles, ministères, préfectures et autres…

[4] Bayram Balci, Missionnaires de l’Islam en Asie Centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen, Maisonneuve et Larose, 2003, pp. 87-113.

[5] Cf. à ce sujet, l’article de Nathalie Clayer, « Un laiklik imposé ou négocié ? L’administration de l’enseignement de l’islam dans la Turquie du parti unique », dans M. Aymes, B. Gourisse, E. Massicard (eds.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Karthala, 2013, pp. 103-125.

[6] Bayram Balci, op.cit. ; les quelques éléments biographiques qui suivent sur Gülen sont empruntés librement à ce travail précieux, qui, malheureusement s’arrête en 2003.

[7] C’est sous ce même gouvernement que l’armée turque intervient au conflit Chypriote quand l’île était en passe de devenir une junte militaire à son tour. L’intervention, qui aurait dû être brève, s’est tr

Levent Yilmaz

Historien, Professeur d'histoire intellectuelle et culturelle

Notes

[1] En 1991, le général Sabri Yüzbaşıoğlu, dans un entretien qu’il a accordé au journaliste Fatih Güllapoğlu (TanksızTopsuz Harekat, Tekin Yay.), affirmait que le « Seferberlik Tetkik Kurulu » (qui était l’ancêtre du Bureau de Guerres Spéciales de l’État-major turc, le Gladio turc) où il travaillait, avait organisé en secret cette Kristallnacht pour préparer le terrain pour le coup d’État. L’existence d’un « État-profond », une organisation paramilitaire responsable de manipuler l’opinion publique par des assassinats et des moyens de combats illégaux est une opinion largement partagée en Turquie.

[2] Sur le vieux concept de civilisation, cf. Marcel Gauchet, La Condition politique, pp. 484-491.

[3] Très récemment, le 13 septembre 2017, Erdoğan s’est prononcé contre sa statue érigée par la mairie d’Izmit en ces termes : « Apparemment ils ont fait ma statue. Cette nouvelle m’a attristée. Ce genre de choses, images, statues, etc. c’est contre nos valeurs. » Ces propos n’incluent bien évidemment pas l’accrochage de sa photo à l’entrée de toutes les bâtiments publics ; mairies, écoles, ministères, préfectures et autres…

[4] Bayram Balci, Missionnaires de l’Islam en Asie Centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen, Maisonneuve et Larose, 2003, pp. 87-113.

[5] Cf. à ce sujet, l’article de Nathalie Clayer, « Un laiklik imposé ou négocié ? L’administration de l’enseignement de l’islam dans la Turquie du parti unique », dans M. Aymes, B. Gourisse, E. Massicard (eds.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Karthala, 2013, pp. 103-125.

[6] Bayram Balci, op.cit. ; les quelques éléments biographiques qui suivent sur Gülen sont empruntés librement à ce travail précieux, qui, malheureusement s’arrête en 2003.

[7] C’est sous ce même gouvernement que l’armée turque intervient au conflit Chypriote quand l’île était en passe de devenir une junte militaire à son tour. L’intervention, qui aurait dû être brève, s’est tr