Philosophie

Pour saluer Stanley Cavell, relire aujourd’hui La projection du monde

Journaliste

Le philosophe Stanley Cavell vient de mourir. C’est l’occasion de dire pourquoi, cinquante après sa parution, il est important de (re)lire La Projection du monde, un très grand livre de philosophie du cinéma, offrant notamment une analyse de la légitimité et du rôle du critique de film : sujet regardant, interprétant, et surtout ressentant.

Après les avoir si longtemps couverts, en tout cas en France, par une ombre injuste, ce serait rendre le plus mauvais service à la pensée et au travail de Stanley Cavell que de les ériger à présent en majesté intouchable, en ce que lui-même appelle « un culte ». Pour ce qui concerne le cinéma, et en particulier le livre central qu’est La Projection du monde, je crois au contraire qu’on ne saurait lui rendre mieux hommage qu’en le réinterrogeant sans cesse, à la lumière des développements qui ont suivi l’époque de sa rédaction, ou sous d’autres angles que ceux adoptés par son auteur.

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Celui-ci avait d’ailleurs rapidement éprouvé la nécessité d’un retour à la fois prospectif et critique sur son propre ouvrage, puisqu’il avait accompagné sa réédition d’un « Supplément », et d’un avant-propos prenant la mesure des effets produits par l’assemblage dans le même volume de ce qu’il nomme «l’ouvrage-père » (La Projection du monde proprement dite) et son rejeton, le « Supplément à la Projection du monde ». C’est sous cette forme que les lecteurs francophones ont pu découvrir le livre en 1999. Les dates ont ici une grande importance : La Projection du monde, fruit d’un travail commencé au début des années 60, date de 1971 ; le « Supplément » est publié pour la première fois, séparément, en 1974, et l’édition définitive réunissant les deux textes date de 1979. Nous sommes donc clairement face à une réflexion baignée dans l’état du cinéma, et le rapport au cinéma tel qu’il se trouvait durant les années 70.

Ce qui s’est produit depuis, aussi bien dans le cinéma lui-même, et dans le monde des images, que dans la théorie du cinéma, et la philosophie, est susceptible de nourrir de multiples approches de l’ouvrage. En voici une particulièrement significative, du fait des évolutions qui se sont produites depuis la rédaction des textes qui composent La Projection du monde.

L’essentiel se joue dans la cohérence interne du discours que celui qui essaie de penser avec un film, ou une scène de film, est capable de produire.

Cette approche porte sur le rapport au film qu’est susceptible de construire quiconque entreprend d’écrire ou d’enseigner à propos des films. Dans la Préface à La Projection du monde, Cavell soulignait que lorsqu’il avait, dans les années 60, commencé de tenir un séminaire de philosophie consacré au cinéma, il s’était heurté à des problèmes qu’il attribue en grande partie à la difficulté de décrire exactement ce dont on parle, et d’avoir un accès direct et immédiat aux œuvres, à la fois comme matériau de la pensée et comme preuve de ce qu’on pourrait affirmer. L’essentiel de l’avant-propos de 1979 est consacré à revenir sur des erreurs et imprécisions dans la description de scènes de films que comprenait La Projection du monde.

Cet examen minutieux articule, avec ce mélange de précision et d’ironie qui caractérise l’écriture de Cavell, pas moins de quatre idées. 1) Une erreur est une erreur et il n’y a pas lieu de s’en vanter, il faut la reconnaître et si possible la corriger. 2) Dans le cas du cinéma tel qu’il était accessible au moment de l’écriture de La Projection du monde, les erreurs étaient inévitables du fait de la difficulté de revoir les films, ou une séquence, pour vérifier ses souvenirs ou examiner plus en détail ce qui s’y passe. 3) Mais le souvenir que laissent un film ou une scène est un enjeu aussi digne d’intérêt que leur « réalité ». 4), et c’est l’idée principale : l’essentiel se joue dans la cohérence interne du discours que celui qui essaie de penser avec un film, ou une scène de film, est capable de produire, et dans la fécondité de ce discours pour construire une réflexion dont les enjeux peuvent concerner le sujet du film, le genre dont il relève, l’œuvre de son auteur, le cinéma en général, des considérations plus générales portant sur l’esthétique et les arts, voire une méditation philosophique encore plus globale. A la même époque, à Montréal, Jean-Luc Godard affrontait le même problème, qu’il tentait de résoudre en fabriquant une « banque d’extraits » artisanale pour les cours qui devaient donner naissance à Introduction à une véritable histoire du cinéma (Alabatros, 1980).

Au moment d’écrire cet avant-propos, en 1979, Cavell perçoit le développement de possibilités techniques d’accéder au détail des films (avec les outils alors disponibles, grâce à la moviola) et l’arrivée de nouveaux types de discours, ce qu’il appelle « la professionnalisation, qui va s’accélérant, de l’étude du cinéma » (p.14), en prévoyant les artifices et procédures auxquelles la pensée avec le cinéma devra se plier pour obtenir la respectabilité universitaire. Dans l’article « Le cinéma à l’université » qui sera publié en français à la fin de A la recherche du bonheur (Cahiers du cinéma, 1993) mais qui date de 1976, il se réfère aussi à un statut du cinéma à l’université en train d’affronter les réquisits académiques.

Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, ni en matière de légitimité ni en matière d’outils de description et d’analyse. Aujourd’hui, à l’âge des DVD qui emplissent nos étagères et de la disponibilité de pratiquement tout le patrimoine cinématographique sur Internet, aujourd’hui où il n’est plus une université qui n’ait son « département cinéma » ou ses film studies, l’ensemble des remarques de Cavell, loin d’être rendues obsolètes, prennent au contraire un relief plus puissant encore qu’à l’époque où elles ont été rédigées.

Il s’agit de continuer à penser les films, et à penser avec les films comme le faisait Stanley Cavell, alors même qu’ont été forgé depuis de puissantes alternatives techniques et théoriques.

Car à cette époque l’alternative était simple : c’était avancer en se trompant et en frayant son chemin avec des outils singuliers, différents de ceux de l’université, ou ne pas avancer du tout. Aujourd’hui, dans l’état actuel des recherches universitaires sur le cinéma et de la place (plus exactement des places) du cinéma dans l’institution universitaire, pour ma part, ces lignes de Cavell (qui font écho à ce qu’il exprime en bien d’autres endroits) constituent une défense d’autant plus vigoureuse de cette approche-là, au service de cette visée-là.

Il ne s’agit nullement ici de se donner le ridicule de refuser le travail universitaire sur les films, mais d’entendre combien il est possible, et désirable, de maintenir l’ouverture de paroles plus inventives de leurs moyens, plus singularisées par l’adaptation empathique à ce qu’une œuvre, voire un fragment, a de particulier. Dans Dire et vouloir dire (Editions du Cerf, 2009 pour la traduction française), rédigé peu avant La Projection du monde, Cavell affirmait déjà : « Des inventions artistiques différentes demandent des voies différente de découverte critique » (p.227). Ce que Cavell revendiquait à l’époque en semblant agir sous l’empire de l’incapacité de faire autrement (mais qu’il revendiquait alors néanmoins hautement) appelle une confirmation renforcée au moment où nous disposons de tous les moyens matériels, institutionnels et conceptuels de faire autrement. Il s’agit de continuer à penser les films, et à penser avec les films comme le faisait Stanley Cavell, alors même qu’ont été forgé depuis de puissantes alternatives techniques et théoriques.

Ces moyens permettent en effet une gigantesque accumulation de savoirs sur les films, et d’infinies possibilités d’organisation de ces savoirs. Mais ils ne réduisent en rien la légitimité d’une aventure de l’esprit à partir des émotions ressenties dans l’expérience des films. En 1982, sans craindre le paradoxe, il le revendiquera encore, dans « La pensée du cinéma » (Le cinéma nous rend-il meilleur ? Bayard, 2010, p. 58), souhaitant même que cette pratique subjective fondée sur une vision unique d’un film contamine en retour les études littéraires.

Aucune technologie ni aucune procédure savante ne permet d’écrire quelque chose d’aussi riche que A la recherche du bonheur. Et il ne servirait à rien de revoir 25 fois l’œuvre complète de Preston Sturges pour parvenir à énoncer quelque chose d’aussi simple et d’aussi décisif que, par exemple, les phrases autour desquelles se construit La Projection du monde : « Comment le cinéma reproduit-il le monde de manière magique ? Ce n’est pas en nous présentant littéralement le monde mais en nous permettant de le contempler sans être vu » (La Projection du monde, p. 71).

Ce n’est pas seulement la puissance de pensée qui permet d’arriver à une telle formulation, mais la capacité à l’articuler au fait d’être un individu qui a éprouvé un ensemble de sensations en regardant et écoutant un film. Un individu qui en conserve des traces qui sont personnelles même si des millions de gens ont vu le même film, un individu auquel nul autre n’est substituable.

Cet aspect décisif de la relation personnelle renvoie à ce que revendiquera bien plus tard Stanley Cavell lorsqu’il affirmera que, sur le terrain philosophique, son travail sur le cinéma lui a permis de faire un pas décisif en y introduisant ce qu’il nomme « l’autobiographie », dans la Préface au Cinéma nous rend-il meilleur ?, présentant le texte qui résume si bien son approche, « La pensée du cinéma », où il affirme : « il nous faut toujours revenir à la réalité du mystère que constituent ces objets qu’on appelle des films, qui ne ressemblent à rien sur la terre ». Objets qui ont suscité une manière de penser qui s’est construite jusque contre sa propre manière de faire de la philosophie dans le cadre institué de l’université.

Dans la singularité de cette expérience personnelle en effet, se situe « l’obscurité » de son propre texte que Cavell fait mine de reconnaître avec contrition au début du Supplément à La Projection du monde, mais qu’en fait il revendique, répondant à ses contradicteurs. Et il prend acte que cette originalité s’éloigne entièrement des procédures de réflexion et d’énonciation auxquelles lui-même est habitué dans l’exercice classique, universitaire, de son travail de philosophe : « Ces procédures diffèrent – elles sont presque l’inverse – des procédures que j’avais suivies dans mon écriture philosophique antérieure. (…) En écrivant sur le cinéma, je me suis senti dans l’obligation de formuler mes réactions en laissant visible leur caractère privé, leur dimension argumentative, voire leur perversité intellectuelle. » (La Projection du monde, p.216).

En France tout au moins, cette disposition d’esprit, cette entreprise de penser depuis soi-même à l’épreuve des œuvres a une histoire longue : elle est un des axes majeurs de la critique. La critique d’art au sens de Diderot déjà, et pour ce qui nous occupe, de la critique de cinéma, que celle-ci soit pratiquée dans le cadre où elle est supposée se tenir (les journaux, les revues, les  médias) ou ailleurs, y compris bien sûr à l’université. C’est cette attitude qui est manifestée dans toute sa fécondité par l’approche que revendique Stanley Cavell écrivant sur le cinéma, et qu’il proclame explicitement quand il écrit dans « La pensée du cinéma » (P. 29) : « Rien ne saurait vous montrer cette valeur (de l’étude d’un corpus de films, par exemple ceux des comédies du remariage) si vous ne la découvrez pas dans votre expérience, dans l’exercice tenace de votre goût personnel et donc de votre disposition à mettre en cause votre goût actuel, à former votre propre conscience artistique, et donc nulle part ailleurs que dans les détails de votre rencontre avec des œuvres précises ».


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po