Football

Retour à Knysna : foot, mensonges et socio

Sociologue

L’affaire dite de la grève du bus, à Knysna lors de la coupe du monde de football en 2010, reste un traumatisme national. Amateurs et détracteurs du ballon rond, politiques, journalistes ou simples quidam, tous se sont retrouvés à l’époque pour fustiger une génération de joueurs ultra-payés aux manières de « caïds » des banlieues. Huit ans plus tard, on apprend que tout était basé sur un mensonge…

Ce mois de juin 2018, qui voit se dérouler la Coupe du Monde de football en Russie, marque aussi l’anniversaire des 20 ans de la victoire de l’équipe de France et de la célébration de la France Black Blanc Beur de l’époque. Le sacre des Bleus – la France pour la première fois championne du monde – fut sans doute un moment assez rare, inouï même, de la liesse populaire et de rencontre entre classes sociales dans l’espace public [1]. Le documentaire de France 2 retraçant la journée du 12 juillet 1998 donnait à entendre, via les entretiens avec des supporters des Bleus de tout âge et de toute condition, quelques pépites. Dont celle d’un “Beur” des Vosges qui se rappelait avec une sorte de joie nostalgique cette fameuse journée : “Ah ! C’était festif… ON NE SE MEFIAIT PAS DE “NOUS” (« Nous », c’est-à-dire les jeunes maghrébins comme lui). Cette phrase fait bien comprendre à quel point cette expression de Black, Blanc, Beur a pu revêtir une forte part de vérité.

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Or, par pure coïncidence, quelques jours auparavant (le 3 juin 2018), dans un documentaire de Canal plus sur les sélectionneurs des Bleus, Raymond Domenech, le coach du plus grand fiasco de l’équipe nationale  – la grève du bus (le « bus de la honte ») à Knysna en 2010 – livre, huit ans après les faits, sa version du contenu exact des paroles, prononcées à la mi-temps par Anelka. Au lieu des insultes de ce dernier (« Va te faire enculer, sale fils de pute ! ») qui ont fait la une de L’Equipe en lui assurant par la même occasion un scoop retentissant (600 000 ventes au lieu de la moitié d’ordinaire), Anelka lui aurait simplement dit : « Tu n’as qu’à la faire, ton équipe de merde ! » [2]. Si ce dernier témoignage de Domenech est exact – les journalistes les plus avertis du sujet expriment en off quelque doute tant ils savent ce personnage « provocateur » et « manipulateur » –  le moins que l’on puisse dire est qu’il y a un énorme écart entre les insultes rapportées par L’Equipe et l’expression, juste courroucée, d’Anelka.

Pendant de longues semaines de surchauffe médiatique, les meneurs ont été cloués au pilori, stigmatisés comme fauteurs de troubles, accusés d’être de « mauvais Français ».

Quoi qu’il en soit, Domenech, en se livrant ainsi, a fait le choix de cette véritable « révélation ». Celle-ci n’a pas manqué de faire réagir les premiers intéressés : les joueurs qui ont été traités par la presse de « meneurs ». Ceux-ci ont été, pendant de longues semaines de surchauffe médiatique, cloués au pilori, stigmatisés comme fauteurs de troubles, accusés d’être de « mauvais Français ». William Gallas, qui était l’un d’entre eux, a été le premier parmi les Bleus de 2010 à réagir aux déclarations de Domenech : « [Moi], je l’ai toujours dit, Nicolas Anelka n’a jamais dit ça. Mais les journalistes ont insisté. Raymond Domenech aurait pu faire un démenti quand c’est sorti dans les journaux en 2010 et cela aurait évité ce qu’il s’est passé par la suite. Pendant huit ans, nous les joueurs, on en a pris plein la figure. La personne qui était coupable, c’est Domenech. C’est lui qui a mis le bordel dans cette équipe. Il a tort à 100% et je trouve ça incroyable de le sortir huit ans après. »

Nicolas Anelka, le « coupable » numéro 1, n’a pas manqué de faire un commentaire dans une interview au Journal du dimanche : « S’il [Domenech] avait dit ça le jour de cette une, pas de grève des joueurs. Pas de grève, pas de bus. Donc pas de scandale mondial » (JDD, 10 juin 2018). Qui peut contester ce diagnostic ? Mais aussi comment interpréter l’absence de réactions plus amples, ces derniers jours, à cette « affaire » du côté de la FFF et de la presse ? Serait-ce un simple effet de conjoncture médiatique (la Coupe du Monde en Russie) ? Serait-il temps d’oublier ce passé peu glorieux de Knysna ? Certes. Mais il n’est sans doute pas inutile de revisiter ce passé pour tenter de mieux dégager les enjeux de cette affaire.

Cinq ans après les émeutes de 2005, « la banlieue » a été mise au banc des accusés, la grève incombait aux seuls « joueurs de cité ».

Rappelons que cette grève de Knysna – au départ, une protestation collective des 23 Bleus contre l’exclusion d’Anelka [3] – a produit un drame national, devenant même une affaire d’État : le Président de la République est alors intervenu, Roselyne Bachelot a traité, à l’Assemblée Nationale, certains joueurs de « caïds immatures », le président de la FFF a démissionné, Domenech a été licencié… L’image des Bleus a été sérieusement écornée, celle du football aussi (200 000 licenciés en moins en 2011). Surtout lors de cette histoire, « la banlieue », cinq ans après les émeutes de 2005, a été mise au banc des accusés. La grève incombait aux seuls « joueurs de cité ». Or ceux-ci étaient presque tous antillais (Anelka, Gallas, Henry) ou d’origine africaine (dont Patrice Evra le capitaine « félon »…). On est même allé jusqu’à suspecter dans cette sédition collective une influence de l’Islam (Anelka et Ribery s’étant tous deux convertis à l’Islam vers 16/17 ans). Pour essayer de faire alors entendre un autre son de cloche, nous y avons même consacré un livre.

Si ces « révélations » de Domenech disent vrai, on peut affirmer que L’Equipe a bel et bien inventé de toutes pièces les mots insultants de sa « une » du 19 juin 2010. Par cette phrase tonitruante et le montage photo choc qui l’accompagnait, la direction de ce journal a ainsi fabriqué un scoop « formidable » qui fait désormais partie des meilleurs scoops de l’histoire de la presse française. Sur le fond, on ne peut s’empêcher de penser que ce scoop va bien au-delà du règlement de comptes professionnel entre le journal référence de la presse sportive française et le mixte sélectionneur paranoïaque/joueurs divas, capricieux et énervants [4].

Objectivement, ce scoop a eu un sens éminemment « politique » en ce sens qu’il a contribué dans le contexte de l’époque à durcir et cristalliser une image sociale négative des Bleus ayant grandi en cité (les « coupables » de la grève), et par extension progressive, celle des joueurs de banlieue, des jeunes de cité, des enfants de l’immigration post-coloniale, etc. Cinq ans après les émeutes (ou révoltes) de banlieue de 2005, tout s’est passé comme si les médias avaient remis le couvert : après l’ « émeute de papier » (Gérard Mauger) au cours de laquelle les jeunes désœuvrés des cités ont été mis sur le grill, survient un autre procès public : celui de footballeurs d’origine populaire, millionnaires, sans cesse présentés comme « bling-bling » et sous-éduqués, en particulier moqués pour leurs déficiences de langage (le cas d’école étant bien entendu Franck Ribery).

Comment expliquer que ce fils d’ouvrier, assez « intello », avec une forte sensibilité anti-raciste et « de gauche », en soit venu à cautionner un scandale qui a fait offense à ses successeurs dans l’ordre des générations ouvrières ?

L’attitude et le comportement de Domenech en 2010 comme aujourd’hui intriguent encore davantage. Dans cette « histoire », il apparaît que tout part de lui et revient vers lui. Comme protagoniste essentiel de cette algarade avec Anelka, il en est par excellence le témoin direct : celui qui « savait », donc celui qui pouvait, dès le début, éteindre l’incendie. Or, non seulement il n’a pas contesté le contenu de la « une » de L’Equipe le jour de sa parution (samedi 19 juin) mais, selon François Manardo (chef de Presse des Bleus en Afrique du Sud), il a empêché Anelka le jour de la « une » de venir présenter ses excuses [à la presse] [5] ».

Plus compromettant, quand Domenech écrit deux ans plus tard son livre Tout seul (Flammarion, 2012) censé éclairer le mystère du huis-clos du vestiaire, il livre le verbatim suivant de l’incident de vestiaire : «“Anelka ne s’est pas calmé et a lancé : ‘Enculé, t’as qu’à la faire tout seul, ton équipe de merde !.. ». A supposer que le Domenech de 2018 dise vrai, il s’ensuit que le Domenech de 2012 a écrit un demi-mensonge. En gardant l’insulte (« Enculé »), il valide partiellement la « une » de L’Equipe. Bref, pendant huit ans, Domenech n’a cessé de tromper l’opinion publique. Et rien ne dit que la version 2018 Domenech soit vraiment la bonne. La question qui mérite d’être posée est : pourquoi tout ce jeu avec la vérité  ?

Beaucoup de choses ont été écrites sur Domenech, souvent des témoignages à charge dont il faut bien sûr se méfier. Pour comprendre le personnage et ses mystères, on peut faire appel à celui qui a été (est ?…) son « conseiller image », Pascal Irastorza (ancien journaliste de guerre à l’AFP, ex-rédacteur en chef de France-Soir : « Raymond Domenech restera toujours Raymond Domenech. Par nature, il a un goût immodéré pour la provocation» (L’Équipe Magazine, 19 octobre 2013). En amont, la question sociologique qui reste posée est la suivante : d’où lui vient, dans son histoire, ce goût de la « provocation » ? Comment expliquer que ce fils d’ouvrier (son père, Raimundo, Républicain espagnol), amateur de théâtre, assez « intello », avec une forte sensibilité anti-raciste et « de gauche » (pas banal dans le football professionnel) en soit venu à cautionner par ses silences et mensonges, un scandale qui a fait offense à ses successeurs dans l’ordre des générations ouvrières ? Il faut sans doute aller chercher les ressorts de cette forme de trahison de classe, en partie, dans les effets diffus de la mobilité sociale ascendante de l’intéressé. Sa pénétration dans le milieu fermé et privilégié des élites parisiennes l’a coupé durablement de la vie au-delà du périph’, lui rendant à la fois insupportables et incompréhensibles les membres de « jeune génération » de Bleus issus des cités paupérisées de la France des années 1990-2010.


[1] Stéphane Beaud, « 1998. La France Black Blanc Beur », in Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, Le Seuil, 2017.

[2] Domenech l’avait tancé dans le vestiaire, furieux de le voir « dézoner » en permanence lors de la première mi-temps. Quiconque a fréquenté un vestiaire à la mi-temps d’un match de sport collectif sait bien que les « engueulades » (entre joueurs ou entre des joueurs et le coach) y sont légion, accompagnées de noms d’oiseaux allégrement échangés.

[3] Dans le communiqué de grève signé par les 23 joueurs, on lit ceci : « Si nous regrettons l’incident qui s’est produit à la mi-temps du match France-Mexique, nous regrettons plus encore la divulgation d’un événement qui n’appartient qu’à notre groupe et qui reste inhérent à la vie d’une équipe de haut niveau. À la demande du groupe, le joueur mis en cause a engagé une tentative de dialogue et nous déplorons que sa démarche ait été volontairement ignorée. De son côté, la Fédération française de football n’a à aucun moment tenté de protéger le groupe. Elle a pris une décision sans consulter l’ensemble des joueurs et uniquement sur la base des faits rapportés par la presse. »

[4] Nous avons recueilli lors de la parution du livre Traîtres à la nation des témoignages de journalistes sportifs qui faisaient bien comprendre que ces Bleus n’étaient pas pour eux de « bons » clients : lapin ou gros retard aux RDV, peu de considération pour leur travail, voire mépris à leur égard du haut de leur gloire sportive, etc.

[5] « Persuadé par Thierry Henry et Patrice Evra, “Anelka avait accepté de s’excuser auprès du groupe et de Domenech”. Ce dernier en a été avisé mais ne s’est jamais présenté au rassemblement prévu. “C’est toujours comme ça avec lui (Domenech, ndlr), ça fait quinze ans que je le connais”, confirme François Manardo.

Stéphane Beaud

Sociologue, Professeur de science politique à Sciences Po Lille

Notes

[1] Stéphane Beaud, « 1998. La France Black Blanc Beur », in Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, Le Seuil, 2017.

[2] Domenech l’avait tancé dans le vestiaire, furieux de le voir « dézoner » en permanence lors de la première mi-temps. Quiconque a fréquenté un vestiaire à la mi-temps d’un match de sport collectif sait bien que les « engueulades » (entre joueurs ou entre des joueurs et le coach) y sont légion, accompagnées de noms d’oiseaux allégrement échangés.

[3] Dans le communiqué de grève signé par les 23 joueurs, on lit ceci : « Si nous regrettons l’incident qui s’est produit à la mi-temps du match France-Mexique, nous regrettons plus encore la divulgation d’un événement qui n’appartient qu’à notre groupe et qui reste inhérent à la vie d’une équipe de haut niveau. À la demande du groupe, le joueur mis en cause a engagé une tentative de dialogue et nous déplorons que sa démarche ait été volontairement ignorée. De son côté, la Fédération française de football n’a à aucun moment tenté de protéger le groupe. Elle a pris une décision sans consulter l’ensemble des joueurs et uniquement sur la base des faits rapportés par la presse. »

[4] Nous avons recueilli lors de la parution du livre Traîtres à la nation des témoignages de journalistes sportifs qui faisaient bien comprendre que ces Bleus n’étaient pas pour eux de « bons » clients : lapin ou gros retard aux RDV, peu de considération pour leur travail, voire mépris à leur égard du haut de leur gloire sportive, etc.

[5] « Persuadé par Thierry Henry et Patrice Evra, “Anelka avait accepté de s’excuser auprès du groupe et de Domenech”. Ce dernier en a été avisé mais ne s’est jamais présenté au rassemblement prévu. “C’est toujours comme ça avec lui (Domenech, ndlr), ça fait quinze ans que je le connais”, confirme François Manardo.