Cirque

Campana, la cloche à cinq branches du cirque Trottola

Journaliste

Avec Campana, sa quatrième création, le cirque Trottola signe un spectacle saisissant par sa mélancolie qui allie technique et poésie dans un puissant dialogue avec la vie comme avec la mort.

Publicité

Deux amis plus très jeunes. L’un est mort, l’autre est vivant. Des vieux amis ? Des spectateurs assidus ? Qui sait ? C’est toujours le mort qui parle le premier. Ils parlent en marchant :
« Avec le cirque, souvent, je reste sur ma faim.
— Pourquoi ça ?
— C’est les prouesses. Je trouve ça beau, parfois virtuose, mais léger.
— Alors je vais te parler de Campana du cirque Trottola.
— Campana comme la « cloche », en italien ?
— La cloche, oui, mais une cloche qui se distribue en cinq branches.
— Faut savoir. C’est une cloche ou une étoile ?
— Les deux. Parce que l’une comme l’autre nous font lever la tête, et nous rappelle là où nous (en) sommes. Vivants, les pieds au sol, mais les yeux souvent vers le ciel. »

Branche #1. La compagnie

Créé en avril dernier, Campana constitue le quatrième spectacle du cirque Trottola, après Trottola (spectacle éponyme fondateur de la compagnie), Volchok et Matamore. Mis en regard du nombre d’années d’existence de la compagnie – seize ans –, ce chiffre pourrait surprendre, tant les spectacles dont la vie – soit, les tournées – excède une saison sont, aujourd’hui, de plus en plus inhabituels. Le système de production à l’œuvre dans le champ du spectacle vivant imposant un rythme de création annuel, rares sont, en effet, les artistes capables de se soustraire à ce fonctionnement dominant. Mais il serait hypocrite de rabattre cela sur la seule volonté des équipes – la majorité souhaiterait voir son travail tourner plus, jouer plus, vivre, en somme. Cette longévité atteste plutôt de la légitimité de Trottola. C’est la reconnaissance dont bénéficient ses créateurs, les deux circassiens Titoune et Bonaventure Gacon, qui leur permet de tourner sur le long terme et dans des structures très diverses (centres dramatiques nationaux, scènes nationales, festivals internationaux, structures municipales, etc.). Si lors de chacune de ses créations plusieurs artistes, musiciens comme circassiens, ont rejoint les deux piliers, pour Campana, l’équipe au plateau est resserrée. Titoune et Bonaventure Gacon sont en scène, les excellents musiciens Bastien Pelenc et Thomas Barrière – déjà signataires de la musique des deux précédents opus de Trottola – sont à l’orchestre situé en hauteur, avec leurs instruments « préparés » ou non, et autres objets détournés.

Branche #2. Le cercle

Tandis que tous les regards convergent vers le centre de la piste, dans l’attente du début du spectacle, une cloche retentit. Tintinnabulant quelques secondes autour des gradins sans que sa source soit identifiable, elle se révèle être animée par un homme. Ce maître de cérémonie va donner les indications d’usage en demeurant dans les gradins, lancer un sonore « place au cirque ! », puis s’éclipser. À l’orchestre, les musiciens commencent alors à jouer une composition dont l’instrumentation évoque l’imaginaire musical forain – cuivres, flonflons, etc.. Sauf que très vite la musique déraille, les sonorités traditionnelles du cirque sont vrillées, la cacophonie et les dissonances prennent le pas sur l’harmonie, énonçant la fragilité de toute situation. Enfin, la piste s’anime et le tissu qui la couvre (dont le bleu comme la matière évoque le rideau de velours omniprésent dans le film Blue Velvet de David Lynch) est aspiré via une trappe située dans la scène. En se passant de formes humaines, en se déroulant dans une atmosphère lumineuse et sonore crépusculaire, ce premier « numéro » fait de la piste en bois légèrement surélevée le premier interprète du spectacle.

Cette attention portée au cercle ne va cesser d’être explorée durant tout Campana. Certains argueront, avec raison, que le cercle est constitutif de cet art forain. Là où le théâtre – dans ses formes les plus courantes – offre un dispositif frontal, le cirque travaille sur la circularité des regards. Un dispositif qui engendre des conditions de réception, côté spectateurs, comme de création, côté artistes, particulières. Côté public, les regards des spectateurs se déplient dans un jeu de miroirs, les réactions étant amplifiées ou influencées – positivement ou négativement – par celles des autres. Côté artistes, les circassiens s’exposent sous toutes les coutures. Ils sont cernés par les regards, et la journaliste Anne Quentin parle d’une « diffraction des points de vue », participant de l’attraction pour le centre de la scène. Cette conscience de l’importance du cercle est chez Trottola redoublée. Il se disait déjà dans l’intitulé de leurs précédents opus Trottola et Volchok (« toupie » en italien et russe) le rapport à un cercle non pas statique mais progressant de manière concentrique, par la déclinaison d’un même mouvement. Refaire, recommencer, répéter, pour évoluer. Dans Campana, outre la cloche et la scène, une trappe située au centre du plateau redouble cette circularité structurelle. Leur numéro de clowns à part, c’est par cette trappe – et par d’autres de formes triangulaires disséminées ailleurs sur la scène – que Titoune et Bonaventure Gacon apparaîtront et disparaîtront.

Branche #3. Les bas-fonds

Interrogé sur les sources ayant alimenté la création de Campana, Bonaventure Gacon cita Philémon. Soit le célèbre personnage de bande-dessinée créé en 1965 et qui vivra, jusqu’à la disparition de son auteur, le dessinateur Fred, des aventures dans près de vingt albums. De Philémon, œuvre géniale par sa manière de produire de la méta-bande-dessinée en jouant avec la structure, la forme et les codes narratifs même de cet art, on souligne souvent le caractère poétique ou absurde. Mais si l’éternel adolescent au pull rayé vit des récits rocambolesques, il sourd également une mélancolie, une inquiétude de ses histoires. Ces sentiments liés à la conscience de la précarité de nos existences travaillent souterrainement Campana, résonnant notamment dans les appels de Titoune et Bonaventure Gacon sous la scène : « T’es où ? » / « On est perdu ? ! ». Pour autant, cette zone inaccessible à nos regards a plusieurs facettes. Comme évoqué précédemment, elle est le lieu d’origine et de fin de toute chose, espace matriciel et symbolique. Aussi, elle renvoie possiblement à la toute première aventure de Philémon.

Avant la parution en 1972 du Naufragé du A, connu pour être le premier tome de la série, Fred a dessiné Le mystère de la clairière des trois hiboux (rebaptisé par la suite Avant la lettre). Dans cet album, Philémon découvre l’existence d’un cirque installé dans des galeries souterraines. Les interprètes y sont sous la coupe d’un hypnotiseur machiavélique et deviennent des artistes par l’hypnose, leur personnalité étant transformée en fonction du numéro auquel ils sont destinés. Il y a une contamination de leur vie par leur art, leur pratique façonnant leur comportement. Pas sûr que Trottola se soit souvenu de cet épisode en concevant Campana, l’équipe revendiquant plutôt le tempérament naïf et innocent de Philémon. Gageons néanmoins que cette question de l’influence de l’art sur la vie traverse nombre d’artistes. À ce titre, l’irruption du clown Boudu – personnage créé il y a dix-sept ans par Bonaventure Gacon et dont le solo Par le Boudu tourne encore – atteste à sa manière de ce mouvement. Cet ogre abîmé par la vie, ce personnage qui accompagne le circassien depuis ses débuts excède le spectacle qui lui est dédié, et s’invite ailleurs, dans le collectif. De même, le final, saisissant par sa puissance rejoint cette position. La scène n’est alors plus seulement circulaire, elle devient cale de bateau, lieu de machinerie fabuleux où tout est possible. Prodigieuse par sa démesure, cette ultime séquence rappelle aussi qu’au-delà d’« un » spectacle, une œuvre plus ample, celle d’une vie, se construit patiemment de créations en créations.

Branche #4. Le temps

Cette question de ce qui s’élabore dans un parcours, des amitiés qui se déploient, résonne particulièrement au Festival d’Alba-la-Romaine qui accueille pour la troisième fois Trottola. Sis dans un village d’Ardèche, le festival est porté par le directeur mais aussi clown et metteur en scène Alain Reynaud. Soit l’un des co-fondateurs des Nouveaux Nez, compagnie gérant également le Pôle national Cirque La Cascade, installé à Bourg-Saint-Andéol. Alain Reynaud construit ainsi dans la durée autant une œuvre artistique personnelle qu’une autre, collective, à l’échelle du territoire, en organisant depuis dix années le festival, en gérant toute l’année La Cascade. Le temps qu’il faut, le temps qui passe, le temps de l’immédiat et le temps du récit se croisent et se répondent dans Campana, ne serait-ce déjà que dans la structure cyclique, répétitive et évolutive. Au gré des séquences de trapèze – où Titoune démontre toujours sa maîtrise de cet art – et de clowns, de portés et d’acrobaties diverses, les sons de diverses cloches parfois intégrées aux très soignées compositions musicales sonnent, égrenant l’écoulement des heures.

L’obsession face à ce temps qui file, inéluctable, alimente également les soliloques. « Combien de temps il reste ? » demande inquiet Bonaventure Gacon lors d’un numéro de voltige sur échelle, continuant « J’aime tant le temps qui reste » ; « Le temps c’est comme ton temps / Gardes-en pour demain ». Et puis, de manière imperceptible, le temps s’éprouve dans chaque geste, chaque prouesse. Ayant débuté leur parcours voici plus ou moins vingt ans, Titoune et Bonaventure Gacon sont des circassiens hors-pair, reconnus pour leur maîtrise, leur savoir-faire et leur univers poétique. Pour autant les corps ne sont plus les mêmes que ceux d’artistes fraîchement émoulus d’écoles. Aujourd’hui le travail de Trottola gagne en densité par l’expérience acquise ce qu’il laisse en pure virtuosité technique. Émerge alors une autre poétique, celle des corps qui tout en travaillant le temps de l’immédiat – comme l’a détaillé Roland Barthes dans ses Mythologies, soit le temps du cirque, du music-hall, atteignent aussi au temps du récit, temps de l’épopée et du théâtre.

Branche #5. La Mort … ou la vie

Le court échange introductif de cet article est un pastiche de Louis Skorecki. Dans ces Dialogues, le critique de cinéma et de télévision évoque des films en prolongeant par-delà la mort ses échanges avec le critique Serge Daney (décédé en 1992). Le travail de Skorecki devient le lieu d’un dialogue avec les morts, avec la mort, mais adressé également aux vivants. À sa manière, avec sa mélancolie, ses disparitions et surgissements, ses cloches – pouvant évoquer un cortège funéraire –, ses monologues erratiques et inquiets quant à la fugacité de l’existence, ses costumes sombres et ses lumières ciselant la pénombre, Campana est une création hantée par la disparition. « Il n’y a plus rien / rien de rien / plus de dessus, plus de dessous / finito » scande Titoune lorsqu’elle interprète un clown au costume à facettes de miroirs.

Loin de l’image d’Épinal d’un cirque vu comme une pure gaudriole, Campana oscille entre le rire et la mélancolie, l’enthousiasme et la déréliction. Chaque numéro peut balader le spectateur entre les émotions, tel cet imposant éléphant tour à tour inquiétant, farcesque, émouvant. Mais si ce spectacle est le plus sombre de Trottola, il prend acte de l’impermanence sans abdiquer pour autant. « Mon pays c’est la vie » lance à un moment Bonaventure Gacon, tandis que Titoune déclare à un autre « Seuls les cœurs battants résonnent ». Il y a de la résilience là-dedans, et Campana chemine, ainsi, progressivement vers la vie. Un itinéraire dont la dernière séquence atteste magistralement. L’arrivée de la cloche (frappée d’une étoile à cinq branches) est ménagée patiemment, rappelant que le travail et le quotidien, soit ici les alentours techniques, sont aussi importants que la prouesse et le spectacle. La cloche n’est plus uniquement un objet de célébration, elle devient un agrès de cirque, un outil de travail. Par son élévation finale, cette séquence marque un renouveau et signale la possibilité d’une continuation. Sur scène et ailleurs, la vie se poursuit.

Campana, Cirque Trottola. 
En tournée cet été à Phalsbourg (57), Aurillac (15), puis en 2018-2019 à Besançon (25), au 104 à Paris (75), à Istres (13), Sète (34), Elbeuf (76), Villedieu-les-Pôeles (50), Le Mans (72), Clermont-l’Hérault (34).


Caroline Châtelet

Journaliste, critique