Politique

Quand la transparence transforme le lien de représentation politique

Déléguée générale de Transparency International France

La transparence est-elle la garantie d’une société démocratique ? Comment savoir jusqu’où investiguer dans la vie privée des décideurs politiques et à qui faire confiance pour interpréter les informations révélées ?

S’il est une chose frappante ces dernières années, c’est la montée en puissance du concept de “transparence”, qu’il nourrisse une littérature politique, juridique, philosophique ou encore artistique, qui est – pour ce qui est du champ politique qui nous intéresse ici – souvent inséparable du discours sur la « crise du politique ». Aspirations citoyennes laissées à l’état de promesses inaccomplies, désillusion grandissante face à l’incapacité des gouvernants à répondre aux urgences sociales, économiques ou environnementales, le champ politique se serait peu à peu resserré, développant sa novlangue gestionnaire et technocratique, pour devenir l’espace de compétition d’un groupe restreint d’individus dont le métier est le pouvoir. À cela s’ajoute la multiplication des « affaires » et leur médiatisation, entamant de manière durable la confiance dans la vertu même de ces élites censées prendre des décisions d’intérêt général. Jusqu’à atteindre des chiffres inquiétants.

Lors d’une enquête Harris menée par Transparency France en 2016 (avec des chiffres mis à jour en 2017), les sondés estimaient à 57 % que ceux qui détiennent un pouvoir dans la société sont en grande partie corrompus. La proportion s’élevait à 77 % pour les parlementaires, députés et sénateurs. Les partis politiques atteignaient, quant à eux, le niveau le plus  bas de confiance avec un indice inférieur à 10 %. En réaction à cet univers politique jugé éloigné, inintelligible et opaque, les mécanismes de transparence s’imposent alors comme des outils nécessaires pour rendre visible le caractère contingent de l’ordre, créer du débat démocratique où il est possible de dire l’injustice et les inégalités, élaborer du sens collectivement. Ils sont autant de garde-fous pour s’assurer que les décideurs publics, qu’ils soient vertueux ou non, agissent en vue du bien commun.

C’est autour de la publicité des débats parlementaires que la démocratie s’est véritablement construite tout au long du XIXe siècle.

Elément fondateur de notre histoire politique moderne, le principe de publicité dont la transparence est l’héritière, est reconnu de fait depuis l’été 1789, puis en droit par la constitution du 3 septembre 1791. C’est autour de la publicité des débats parlementaires que la démocratie s’est véritablement construite tout au long du XIXe siècle. Assurer la publicité de la séance, c’est permettre au peuple d’assister directement à l’exercice de la souveraineté par ses représentants. De l’accès aux tribunes et aux délibérations à l’établissement d’un compte-rendu officiel des débats dont tout citoyen peut prendre connaissance, de la création d’une chaîne parlementaire à la publication en Open Data des positions de vote de chaque député, ce qui semble aujourd’hui évident résulte en réalité d’une lente élaboration. C’est à la fin des années 1970[1] que le discours sur la publicité se recentre autour de l’amélioration des relations entre l’administration et les administrés, avec l’objectif de rendre plus lisible l’action administrative. En 1999, le Conseil constitutionnel fait de l’intelligibilité et l’accessibilité de la loi un objectif à valeur constitutionnelle. La loi pour une République Numérique de 2016 opère quant à elle un basculement d’une logique de la demande d’un accès à une logique de l’offre de données. Les acteurs publics sont invités à ouvrir par défaut, c’est-à-dire à ouvrir toutes leurs données, sauf celles qui sont concernées par une interdiction spécifique.

En parallèle de ce mouvement d’ouverture de la sphère publique, la gravité et la répétition de dérives au niveau local ou national, ainsi qu’une opinion de moins en moins tolérante pour les passe-droits et les avantages indus, rend irréversible l’exigence de redevabilité. D’autant plus dans un contexte de crise économique où de nombreux efforts sont attendus des citoyens. L’idée s’impose qu’aucun conflit d’intérêts ne devrait venir troubler le processus décisionnel pour qu’on puisse avoir confiance dans les décisions prises. La transparence est désormais une condition du renforcement des politiques de prévention de la corruption comme en témoigne l’adoption successive de lois dès 1988 sur le financement de la vie politique[2], le pantouflage des fonctionnaires vers le privé, la transparence de la vie économique et des procédures publiques, que les dernières lois de transparence de 2013 et 2016 viennent compléter. Elles viennent bouleverser les pratiques de milliers de décideurs publics, en les soumettant à des obligations déclaratives (déclarations sur leur patrimoine et leurs intérêts) sous le contrôle d’institutions indépendantes et la vigilance de citoyens qui ont désormais accès à une partie d’entre elles.

Ainsi, la notion de transparence vise d’abord à répondre à un objectif de lisibilité des travaux des décideurs publics, ou de l’administration, avant d’être un outil efficace de prévention de la corruption. Elle touche autant l’institution et ses organes pris dans leur ensemble que les décideurs publics eux-mêmes.

Il est nécessaire de distinguer ce qui relève des conditions du débat démocratique, de ce qui relève de l’illusion de la surveillance voire de la curiosité malsaine.

Si le concept fait fortune et gagne progressivement toutes les sphères de la société – de l’économie à l’écologie, de l’architecture aux relations interindividuelles, du marketing à l’entreprise – il ne faudrait pas pour autant lui prêter des propriétés utopiques qui conduiraient à tout rendre public, en espérant une sorte de transparence du mot au geste. Il est nécessaire de distinguer ce qui relève des conditions du débat démocratique, de ce qui relève de l’illusion de la surveillance voire de la curiosité malsaine. Sur quels indicateurs pertinents peut-on alors établir cette distinction ? La Cour européenne des droits de l’homme a été confrontée à de nombreuses reprises à cette question et rend en 2012 deux arrêts importants en la matière (Axel Springer et Von Hannover c/ Allemagne[3]). Développant les critères à prendre en compte pour apprécier le droit au respect de la vie privée des personnalités publiques, elle retient d’abord la notion de « débat d’intérêt public » ou « débat d’intérêt général »[4] avant de prendre en considération la notoriété de l’intéressé(e) pour juger si l’atteinte au respect de sa vie privée est justifiée. Ainsi, « un homme politique, par exemple, visé en cette qualité, s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens »[5], sans que cela ne puisse toutefois justifier la publication d’informations portant exclusivement sur les détails de la vie privée de la personne publique, ou visant uniquement à satisfaire la curiosité du public[6].

Le réglage entre ces deux principes est fin et invite à un délicat arbitrage entre les informations qui contribuent à éclairer le public sur un débat d’intérêt général et celles qui constituent des abus de la liberté d’expression.

En ce sens, l’exigence de transparence n’est pas une forme d’inquisition morale. Rendre publiques les situations dans lesquelles des intérêts peuvent interférer avec l’exercice d’un mandat ou d’une fonction ne revient pas à enquêter sur la moralité privée d’un décideur public, mais à garantir l’exercice du pouvoir dans l’intérêt général. Elle permet aussi de développer une culture de la déontologie, de pouvoir exercé sur soi, en favorisant l’auto-questionnement. Remplissant pour la première fois sa déclaration d’intérêt, il faut imaginer que l’élu(e) concerné(e) puisse être confronté(e) à toute une série de questionnements internes : « pourquoi cette information est-elle importante  au regard des missions qui me sont confiées ? Va-t-elle contribuer à influencer mes décisions ? Si je devais la rendre publique, serais-je mal à l’aise ? ». C’est un puissant ressort qui encourage ceux qui y sont soumis à agir avec droiture, honnêteté et sagesse, et ainsi adopter les comportements nécessaires pour éviter et traiter les situations à risques.

Lisible ne signifie pas compréhensible et la technicité de certaines données nécessite une intervention extérieure.

Cette transparence n’est toutefois pas la condition suffisante de la vérité. Alors même que toutes les informations seraient accessibles à tous, lisible ne signifie pas compréhensible et la technicité de certaines données nécessite une intervention extérieure. Pour gérer non seulement la diversité des contributions (données de différentes natures, diversité des supports de publication etc.) mais aussi leur inégale utilité ou intérêt, la participation de tiers de confiance dans le processus de traitement, d’assimilation et de synthèse est indispensable, créant alors les conditions du débat démocratique. C’est d’abord le rôle de l’autorité de contrôle à qui les données sont confiées, mais c’est aussi le rôle de la société civile, des ONG et des journalistes, via notamment le développement d’outils numériques comme Integrity Watch France, un outil interactif lancé en 2015 par Transparency International France.  Il permet de rechercher, comparer et filtrer les informations publiques. Il génère des statistiques sur les intérêts et activités déclarés par les parlementaires, sur le cumul d’activités (mandats électifs, activités conservées, fonctions bénévoles) ou encore les revenus générés par ces activités. En facilitant l’accès à ces informations et le traitement de ces données, les citoyens sont en capacité de mieux détecter d’éventuels conflits d’intérêts.

Ce mouvement de transparence ne manquera pas d’alimenter de nombreux débats dans les années à venir, qu’ils soient politiques ou juridiques. Avec d’un côté, des attitudes conservatrices qui appellent à un basculement vers une société du clos, où le secret devient la règle et la transparence l’exception, et de l’autre, des initiatives qui participent à transformer le lien de représentation politique, à favoriser une plus grande proximité et redevabilité et à donner davantage de prérogatives aux citoyens.

Devant ce choix de société qui nous est proposé, la transparence ne constitue pas un remède miracle mais elle s’impose comme un moyen et une condition d’un renouvellement démocratique aujourd’hui indispensable.


[1] LOI n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés; LOI n° 78-753 du 17 juillet 1978, décret  n°83-1025 du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’administration et les usagers.

[2] Loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique ; Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques ; LOI n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ; LOI n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique

[3] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer c/ Allemagne, n° 39954/08 et Von Hannover c/ Allemagne, n° XXX.

[4] Critère apparu dans CEDH, 24 juin 2004, Von Hannover c/ Allemagne, n° 59320/00.

[5] CEDH, 12 juin 2014, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, n° 40454/07, § 49.

[6] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer c/ Allemagne, n° 39954/08, § 91.

Laurène Bounaud

Déléguée générale de Transparency International France

Notes

[1] LOI n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés; LOI n° 78-753 du 17 juillet 1978, décret  n°83-1025 du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’administration et les usagers.

[2] Loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique ; Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques ; LOI n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ; LOI n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique

[3] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer c/ Allemagne, n° 39954/08 et Von Hannover c/ Allemagne, n° XXX.

[4] Critère apparu dans CEDH, 24 juin 2004, Von Hannover c/ Allemagne, n° 59320/00.

[5] CEDH, 12 juin 2014, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, n° 40454/07, § 49.

[6] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer c/ Allemagne, n° 39954/08, § 91.