Art

Klimt à l’Atelier des Lumières, ou la peinture à son état ectoplasmique

Théoricien de l’art et des médias

À l’Atelier des Lumières, l’exposition immersive Gustave Klimt se veut une nouvelle façon de montrer et de voir la peinture. Mais la reproduction numérique des œuvres, en faisant fi de leur matérialité originelle, altère l’émotion qu’aurait pu ressentir le visiteur face à l’objet composé et peint par l’artiste. Une performance technologique qui impressionne mais ne touche plus.

Depuis le 13 avril et jusqu’au 11 novembre 2018, un nouveau lieu d’art numérique, l’Atelier des Lumières propose aux visiteurs une animation monumentale et sonore d’œuvres de l’artiste autrichien Gustav Klimt (1862-1918). Est ainsi proposée une « exposition » dite immersive, un dispositif inédit par sa démesure : dans une salle de 2000 m2 et sur des murs de 10 mètres de haut, 140 vidéo-projecteurs donnent la sensation au visiteur d’« entrer » dans les tableaux du peintre viennois et d’y voir les motifs prendre forme et bouger aux rythmes de musiques ad hoc.

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Par son caractère spectaculaire et ludique, cette exposition veut alors faire découvrir l’œuvre de l’artiste viennois à une foule (que les organisateurs espèrent nombreuse pour rentabiliser son budget aussi colossal que l’espace) de non-initiés et ouvrir les portes de l’art à un public qui en temps normal ne les aurait pas franchies. Elle veut aussi moderniser l’œuvre d’un peintre mort il y a un siècle en confrontant la luminosité de ses pans d’or et le graphisme de ses arabesques et volutes aux nouvelles technologies. Le visiteur est alors pris dans une myriade de couleurs et de formes, passant d’une composition à ses détails qu’il voit tournoyer, s’agrandir, couler, disparaître et réapparaître.

À l’Atelier des Lumières, l’exposition Klimt se veut ainsi une nouvelle façon de montrer et de voir de la peinture, inaugurée par les Carrières de Lumières en 2012 aux Baux de Provence. Mais justement, que reste-t-il de la peinture de l’auteur du Portrait d’Adèle Bloch-Bauer dans la démesure de ces animations digitales ? À vrai dire plus grand chose si ce n’est une simple succession de motifs détachés des tableaux et que les artistes Gianfranco Iannuzzi, Renato Gatto et Massimiliano Siccardi ont extraits de leur composition d’origine pour mieux les animer. De même les œuvres s’y révèlent être réduites à leur seule surface, leur reproduction numérique faisant fi de leur matérialité originelle pour mieux être agrandies et recouvrir les parois monumentales de cet espace hors du commun.

Le format influe sur notre perception de l’oeuvre visuelle et participe à son appréhension. D’où l’importance de se rendre dans les  musées pour voir les « vraies » œuvres.

Ce faisant, les initiateurs de ce spectacle ont oublié ou méconnaissent que si une peinture est bien sur une image, elle est aussi un objet et que ses dimensions sont aussi importantes que ses motifs et ses couleurs. À l’instar du Hic et Nunc, c’est à dire au ici et maintenant dont Walter Benjamin avait pu au début du XXe siècle montrer qu’ils étaient constitutifs de l’aura de l’œuvre visuelle, le format influe en effet tout autant sur notre perception d’une peinture, d’une photo ou d’une sculpture, et participe à leur appréhension. D’où l’importance de se rendre dans les  musées pour voir les « vraies » œuvres.

On ne ressent pas la même chose face à l’original de la Dentellière de Vermeer et face à sa reproduction. Son format modeste nous oblige à nous approcher de cette domestique en train de repriser un coussin, dans une attitude quasi aussi religieuse que la jeune femme dont le livre posé à ses côtés montre la piété. Attitude très différente que celle que nous aurions face à sa reproduction dans un livre d’art. Dans pareille publication, tous les tableaux sont réduits à leur seule iconicité et n’obéissent qu’à une logique illustrative. De sorte qu’un tableau minuscule peut s’y trouver reproduit beaucoup plus grand qu’une fresque gigantesque et qu’un détail de cette même fresque peut y être agrandi au point d’y devenir autonome alors qu’il n’était au départ qu’une partie de cet ensemble. De même n’appréhende-t-on pas de la même manière un tableau accroché sur un mur et nous faisant face et le même tableau reproduit dans un livre que nous regardons posé sur une table ou sur nos genoux, c’est-à-dire de haut.

Pour reprendre Benjamin, la photographie d’une peinture ne retire en rien ses qualités plastiques mais altère sa réception et sa compréhension. De même en est-il donc de ses dimensions qui participent elles aussi à l’émotion qui sera la nôtre face à cette œuvre. C’est ainsi que la monumentalité de la fresque peinte dans la salle des Géants du Palais du Te à Mantoue par Giulio Romano entre 1526 et 1534 nous donnera la sensation d’être écrasés par la peinture comme ces enfants de Gaïa le sont par la fureur de Zeus. Sentiment fort différent de la déférence et de la quiétude qui est la nôtre face à une icône byzantine. Et ce qui est vrai pour le regardeur l’est évidemment également pour le créateur. Delacroix n’aurait pas pu peindre sa Mort de Sardanapale sur une petite surface tant la frénésie de ses touches, l’emportement avec lequel il recouvre sa toile de couleurs mais aussi la violence de ce roi qui, se sachant condamné, choisit de tuer ses femmes, ses pages et ses chevaux nécessitaient une surface à leur mesure. C’est ainsi que si Deleuze voyait le blanc de la toile de l’artiste Francis Bacon comme rempli de virtualités de formes, les dimensions du tableau conditionnent également le peintre dans les gestes et parfois même le sujet qui seront les siens.

Des siècles de recherche pour trouver le meilleur moyen de donner l’illusion de la vie à des figures immobiles sont rendus à néant pour satisfaire un public trop habitué à l’animation perpétuelle d’images sur des écrans devenus omniprésents.

Ce nouveau show visuel et sonore qui s’enorgueillit de faire sortir l’œuvre du tableau et l’image de la toile oublie alors ce fondement même de l’œuvre d’art qui en fait une idée, un concept ou une émotion matérialisés dans un objet formel ayant des propriétés sémantiques. Sans le moindre scrupule, ce qui avait été conçu pour ne mesurer qu’1 mètre ou deux en fait quatre et des motifs qui avaient été pensés par l’artiste pour ne mesurer que quelques centimètres se voient devenir gigantesques et hypervisible tout comme ce qui était fixe mais mu par un mouvement intérieur s’y voit artificiellement animé. Dématérialisé, débarrassée de son support et de ses dimensions originelles, l’esthétique de Klimt devient alors purement décorative et illustre tristement ce que Kant qualifiait d’art d’agrément. Un art qui ne bouleverse plus car il n’oblige plus, ni à la pensée, ni à l’imagination. Grâce à la technologie, les moindres détails de l’œuvre sont grossis et rendus évidents à un spectateur conquis par tant d’émotion gratuite. Schopenhauer disait du tableau qu’il était comme un prince dont il fallait attendre avec respect qu’il nous livre ses secrets. Désormais, en cette société hyperdémocratique qui est la nôtre, nous n’avons ni à attendre, ni à nous soumettre au bon vouloir de l’œuvre. Le numérique nous la met à nue et nous la livre sans prières devenues désuètes et caduques.

L’exposition du XXIe siècle ne veut donc plus de cette part d’indicible qui fait pourtant qu’une surface peinte ou qu’une pierre sculptée devienne une œuvre d’art. C’est alors qu’après avoir colonisé le silence du musée par le bruit des audioguides, remplissant ainsi la solitude introspective et l’accueil attentif à l’œuvre par une soumission scolaire aux commentaires souvent d’une factualité affligeante du narrateur, on y soumet désormais à l’animation et au monumental cette peinture qui se définissait pourtant par ses qualités d’image au mouvement simulé. Des siècles de recherche pour trouver le meilleur moyen de donner l’illusion de la vie à des figures immobiles sont dès lors rendus à néant pour satisfaire un public trop habitué à l’animation perpétuelle d’images sur des écrans devenus omniprésents, au point qu’il semble ne plus pouvoir se suffire d’une surface sur laquelle rien ne bouge ni ne clignote. C’est ainsi que ce qui relevait autrefois et à l’origine de la virtualité se voit réalisé. Si l’ancien amateur de peinture pouvait, lorsqu’il regardait une toile refaire mentalement les gestes du peintre, imaginer les phases ayant présidé à la composition de l’œuvre, le quidam d’aujourd’hui laisse la machine le faire à sa place. L’Atelier des Lumières vole ce faisant au visiteur ce sésame que pouvait être ce tableau riche de virtualités à redécouvrir, d’une réalité picturale à déréaliser pour s’évader vers ce méta-tableau que toute composition cache et ne délivre qu’aux attentifs.

L’exposition impressionne en tant que performance technologique mais ne touche plus vraiment.

Cette envie de rendre mobile la « fixité » du tableau et de « réaliser » ses virtualités, nous la retrouvons également dans le film d’animation britannico-polonais La Passion Van Gogh de Dorota Kobiela sorti en octobre 2017. Dans ce Da Vinci Code artistique qui prétend remettre en question le suicide du peintre des tournesols enterré à Auvers sur Oise, les toiles de Vincent se trouvent animées pour proposer une sorte de tableau « vivant » tout en mobilité en donnant vie aux personnages d’ordinaires fixés dans la peinture mais également aux touches qui ne cessent de danser dans une mobilité constante, au point de devenir passées les premières minutes d’étonnement résolument indigestes. Car au final, c’est la mort de la peinture que révèle l’artificialité du dispositif. Il semble en effet que désormais, la seule peinture ne suffise plus. Il faut alors l’animer, la commenter, l’augmenter de sons et de mouvements, de toute une série de bavardages là où elle se destinait autrefois au silence de la contemplation.

Poussin disait de ses tableaux qu’ils se lisaient. À la Renaissance, l’expression horacienne Ut Pictura Poesis en fit un poème à lire. Désormais, il est devenu une animation qui n’a de qualités que techniques. La superproduction visuelle doit « scotcher » mais n’émeut plus. L’exposition impressionne en tant que performance technologique mais ne touche plus vraiment. Tant mieux. Elle sera plus facile et plus rapide à digérer et à synthétiser pour la poster sur Facebook et enrichir sa galerie Instagram. Et si certains voient encore ces initiatives comme autant de tentatives d’ouvrir à l’art un public non habitué ou réfractaire au musée, c’est ne pas être conscient que concurrencé par le spectacularisme et le ludisme de son avatar digital, le tableau en tombera encore plus dans une obsolescence assurée, relégué à l’état dépassé de relique immobile et ennuyeuse.

Oui la peinture se meurt. Déjà au XIXe siècle, Hegel voyait dans le musée la déliquescence de l’œuvre, reléguée à l’état de simple objet esthétique ayant perdu sa traditionnelle fonction rituellique ou politique. Désormais, les œuvres de Klimt ne sont plus moribondes, conservées précieusement dans des institutions publiques ou privées afin de les garder de la destruction ou de l’oubli. Elles sont à présent bien mortes. En attestent ces spectres qui hantent jusqu’à l’automne prochain les salles grandioses de l’Atelier des Lumières. Et signe qui ne trompe pas, aussi porteuse d’histoire et de fantômes qu’un manoir écossais, c’est dans une ancienne fonderie du XIXe siècle qu’évoluent ces peintures ectoplasmiques qui glissent sur les murs de ce centre d’art d’un genre nouveau, évanescences digitales où le pixel a remplacé la touche. Dès lors, un siècle après le décès de Klimt en 1918, c’est au tour de son œuvre de trépasser et de n’exister désormais que sous forme de fantômes numériques. Pour l’éternité ? L’avenir nous le dira.

Gustav Klimt (par G. Iannuzzi, M. Siccardi, R. Gatto), à L’Atelier des Lumières jusqu’au 11 novembre 2018.


Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8