Cinéma

Les illusions déjà perdues : Le Poirier sauvage Nuri Bilge Ceylan

Critique

Dans Le Poirier sauvage, le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, il est question d’un misanthrope. Sinan, jeune écrivain, ne se satisfait de rien hors de la rédaction de son roman, moyen d’honorer ses hautes ambitions littéraires. Par ce personnage haut en couleur, Ceylan développe une profonde réflexion : que vaut l’art s’il se détourne ainsi de l’amour, de la famille, des autres, de l’Homme ?

Avec Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan avait atteint l’acmé de son œuvre. Dans ce précédent film, adapté de pièces de Tchekhov mais rappelant aussi le Bergman des Scènes de la vie conjugale (un de ses dix films préférés) et Dostoïevski (notamment pour la sublime scène des billets jetés évoquant L’Idiot), le regard de Ceylan nous saisissait par sa justesse et sa force évocatrice. Si Le Poirier sauvage est un peu moins réussi et pâtit notamment de certaines longueurs, il n’en reste pas moins un très beau portrait de jeune homme désillusionné.

Sinan revient dans sa ville natale, qu’il n’avait plus revue depuis plusieurs années. Il a fini ses études de lettres dans une ville plus grande et projette de passer le concours d’instituteur. Il retrouve ses parents et sa sœur, ainsi que ses camarades de lycée et d’autres connaissances du coin. Mais ce qu’il cherche surtout, c’est à faire publier son livre, un recueil de nouvelles ou d’essais.

Rarement on aura vu au cinéma un personnage principal aussi misanthrope. Il n’a que dédain pour les hommes, il s’en targue, et va même jusqu’à affirmer qu’un écrivain doit être en opposition à tout et doit voir les choses sous leur aspect le moins reluisant. Contrairement à Asan, le protagoniste de Winter Sleep, Sinan assume complètement sa misanthropie. Le film s’apparente à un long récit initiatique qui est des plus singuliers : à peine ce récit commence-t-il que les illusions semblent déjà perdues. Dans Winter Sleep, à un moment donné, Asan semblait nostalgique de sa jeunesse durant laquelle il avait le sentiment que le monde lui appartenait, que l’énergie de ses jeunes années ne le quitterait jamais. Si on ignore l’âge de Sinan, on peut encore le considérer comme « un jeune » ; or, déjà, les illusions semblent perdues. Selon sa femme, Sinan prétend être d’une morale exemplaire, alors que le film le montre égoïste et méprisant. Sinan, quant à lui, revendique son cynisme. Ainsi, lorsqu’il discute au téléphone avec un ami qui s’est résigné à devenir policier, des violences policières commises par ce dernier, de la façon qu’il a de « casser du gauchiste » les deux interlocuteurs tombent hilares.

Le vent souffle dans les feuilles d’automne du poirier sauvage, entre lesquelles la caméra se glisse comme pour capter le sentiment fugace mais délicieux d’une journée ensoleillée.

La seule « scène d’amour » du film n’est pas la moins belle. Ceylan ose le lyrisme, avec un remarquable déploiement formel, une photo qui magnifie les paysages ocre. Le jeune homme s’étonne de ce que la jeune fille ait abandonné les études, et l’amour. C’est qu’elle aussi a perdu ses illusions, et qu’elle a dû céder à un mariage arrangé avec un riche banquier, plutôt que de suivre les élans de son cœur. Le vent souffle dans les feuilles d’automne du poirier sauvage, entre lesquelles la caméra se glisse comme pour capter le sentiment fugace mais délicieux d’une journée ensoleillée. Du panthéisme baigne les plans : c’est en plongée et entre les feuilles qu’on voit alors le baiser échangé, et la fille mord la lèvre de Sinan comme pour laisser d’elle un souvenir. Ceylan a toujours été intéressé par les saisons et les climats. Certains titres de sa filmographie suffisent à le révéler. L’automne rime ici avec le désenchantement, tout comme les flots tempétueux de la rivière renvoient, à la fin du film, à la colère montante mais intériorisée de Sinan. A la fin d’Uzak, Ceylan montrait également un plan de mer agitée pour signifier des soubresauts dans la psyché de son héros.

La jeune fille se marie. Sinan est alors entouré par une bande d’anciens copains du coin, parmi lesquels l’amoureux de la mariée dont elle s’est séparée par intérêt financier (et/ou injonction familiale). Sinan révèle la joie que cette séparation lui inspire lorsque le groupe flâne aux abords d’un lac. Ceylan propose alors un plan sur un garçon de la bande endormi, et, alors qu’on se sait si on nous raconte un rêve, une rixe se déclare dans la profondeur de champ. Ceylan aime parfois à nous désarçonner par ces petits décrochages de l’action, par ces déplacements du regard qui nous laissent entrevoir les choses sous un autre angle. De même, le film est émaillé de plans et de moments oniriques, de sorte qu’on ne sait pas bien parfois si l’on observe le rêve ou la réalité.

Mais pour être antipathique par bien des aspects, Sinan n’en a pas moins une haute idée de la littérature, comme si s’y condensaient tous ses espoirs, tous ses désirs, tous ses rêves.

Sinan n’est pas à un sarcasme près. Il parvient fort bien à être désagréable, imbuvable même, avec un écrivain régional qu’il va rencontrer dans une librairie. Il a cependant ses raisons : ce romancier se livrerait totalement à la célébrité culturelle au mépris de l’exigence de la littérature. Sinan a beau essayer de se rétracter lorsque son interlocuteur soupçonne un ton ou des propos sardoniques, c’est plus fort que lui. Ici est à l’oeuvre l’intelligence du cadre de Ceylan : il sait très bien rythmer ses séquences, grâce aux variations de valeur des plans, pour rendre compte des relations évolutives entre les personnages.

Mais pour être antipathique par bien des aspects, Sinan n’en a pas moins une haute idée de la littérature, comme si s’y condensaient tous ses espoirs, tous ses désirs, tous ses rêves. Loin de tout idéalisme dans la vie, c’est dans l’art que se cristallise selon lui toute la beauté du monde. Son « méta-roman autofictif décalé », comme il l’appelle, n’intéresse guère les deux destinataires à qui il est envoyé : le maire et le « mécène », un entrepreneur en matériaux de construction, qui paraissent peu intéressés par la chose littéraire et par ce qu’elle peut recéler de meilleur. Quand Sinan s’intéresse aux « mystères de la vie », ces deux personnages sont plus soucieux de vanter le patrimoine régional et les personnalités locales. La musique empreinte de mélancolie de Bach (la seule musique présente dans le film) qui surgit à plusieurs reprises contribue à nuancer quelque peu le regard qu’on peut porter sur le personnage de Sinan.

Ceylan réussit un beau portrait d’homme avec Le Poirier sauvage, dont le dernier plan, équivoque, porte une vraie lueur d’espoir.

Le film évoque à travers de longues séquences très dialoguées l’amour, la littérature, la religion, mais aussi la famille. Sinan aime sa mère. Au début du récit, voir que sa mère a enlevé ses livres des étagères pour les ranger dans des boîtes amuse Sinan. Il pense qu’elle ne comprend rien à la vie, à la littérature, à la philosophie… Sa mère est une femme simple, dévouée à l’éducation de ses enfants, et qui passe son temps devant la télévision et les telenovelas. A la fin du récit, après que Sinan a publié son roman, ce dernier s’abandonne à une pointe lyrique. La mère de Sinan lit la dédicace que son fils a glissé dans le livre : « Pour ma chère maman, tout ceci grâce à toi, et pour toi. » Et la mère de pleurer, plus encore qu’elle ne pleure devant les soap operas turcs. Elle se dit que c’est le plus beau jour de sa vie, que jamais elle n’a été aussi heureuse, qu’elle savait que son fils accomplirait de grandes choses dans la vie. Alors que le spectateur peut difficilement ne pas être saisi par l’émotion, le contrechamp sur Sinan nous rappelle au cynisme du jeune homme : les femmes sont toutes les mêmes, suintantes de sentimentalisme. Il révèle alors crûment sa vision du monde : « Je n’aime pas les gens. Je supporte juste la nature et les animaux. ».

Sinan n’aime pas son père. Du moins est-ce ce qu’il laisse paraître, tout au long du film ou presque. Dans la scène que nous venons d’évoquer, il déclare à sa mère tout le mal qu’il pense de son père : un raté, un looser, tellement accro aux jeux hippiques que la famille est ruinée, et qu’il faut éclairer la maison à la bougie. Ce père, instituteur de profession, est effectivement miné par son addiction au jeu. Il doit de l’argent à ses créanciers, à un bijoutier notamment. Mais c’est un père débonnaire, facétieux comme un enfant, au rire généreux, qui utilise le taser confisqué à un écolier sur sa fille, et qui rit alors qu’un vol a suscité le trouble dans la famille. Ce qu’on pourrait trouver irresponsable ou immature est plutôt, ou également, une vertu, une façon de s’amuser de la contingence et de l’absurdité de la vie, une dignité devant l’inexorable. Ceylan semble creuser dans ce sens, car si n’est pas minoré ce dont pâtit la famille à cause du père, celui-ci est à l’honneur dans la dernière scène du film, magnifique, entre Sinan et son père, qui révèle tout l’amour du père pour son fils.

On ne dévoilera pas cette fin en citant l’une des phrases importantes du film, dite par Sinan : « Grand-père, toi et moi, on ressemble à des poiriers sauvages : on est décalés, solitaires, difformes ». Il y du vrai dans cette phrase, mais en réalité père et fils dissemblent plus qu’ils ne se ressemblent. Sinan est désenchanté, comme revenu du pire ; son père est encore optimiste, malgré le pire. Mais Ceylan n’est pas pour autant manichéen. L’épisode du vol en témoigne. Si on n’est pas certain in fine de l’identité du voleur des trois cents livres qui étaient dans la poche de Sinan, il est fort probable que ce soit le père lui-même. Au sortir d’une sieste sous un arbre, celui-ci provoque son fils à ce sujet, en distillant tous les indices mettant sur la piste du voleur, mais Sinan, étonnamment, n’entre pas dans ce jeu, garde parfaitement son calme, et fait comme si de rien n’était. Certes, il se vengera. Mais ne verse-t-il pas quelques larmes de joie à la fin du film en découvrant quelque chose à propos de son père ? Ceylan réussit un beau portrait d’homme avec Le Poirier sauvage, dont le dernier plan, équivoque, porte une vraie lueur d’espoir.


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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