Littérature

Le Monarque des ombres : Javier Cercas peut-il sauver le soldat fasciste ?

Historienne

Peut-on faire aujourd’hui un héros d’un ancien soldat phalangiste espagnol ? Peut-on reconnaître la «raison morale» de son engagement fasciste et récuser la «raison politique» du fascisme? Ce sont les deux questions épineuses et profondes que pose Javier Cercas dans son problématique Monarque des ombres. Le genre si en vogue de la non fiction novel requiert visiblement un lecteur particulièrement attentif à l’histoire. Le désir de vérité du roman sans fiction peut appeler un désir de vérification. Que reste-t-il alors de ce que Javier Cercas appelle «la putain de vérité du fascisme espagnol» ?

Manuel Mena n’avait que 19 ans lorsqu’il a été tué le 21 septembre 1938 sur le front de l’Èbre, pendant la dernière grande bataille de la guerre civile espagnole. Né en Estrémadure dans une région pauvre et rurale, issu du patriciat terrien de Ibahernando, il s’était affilié dès l’adolescence à la Phalange Espagnole, parti d’extrême droite fondé en 1933 par José Antonio Primo de Rivera. Cette adhésion fervente à l’idéologie fasciste l’a conduit à s’engager dans le camp des militaires putschistes soulevés contre la IIe République, le 18 juillet 1936. Le jeune homme est alors devenu un soldat, puis un officier fasciste, à la tête d’un bataillon de troupes coloniales composées de tirailleurs nord-africains. Après sa mort, son corps a été rendu à sa famille, il a reçu des honneurs publics, avant d’être enterré en héros dans son bourg natal. Une rue de Ibahernando porte aujourd’hui encore son nom, rue du sous-lieutenant Manuel Mena. En 2018, l’existence d’une place du Généralissime et d’une avenue du 18 juillet, non loin de la rue Manuel Mena, montre que la loi de mémoire historique de 2007, qui prévoyait la défascistisation des lieux publics et le retrait de tous les symboles hérités de la dictature est encore loin d’être appliquée en Espagne.

Javier Cercas Mena a 55 ans lorsqu’il publie en février 2017, en Espagne, Le Monarque des ombres, un roman sans fiction qui retrace la vie et l’engagement fasciste de son grand-oncle maternel, Manuel Mena, mort 80 ans auparavant. Son ego-histoire familiale se fond entièrement avec le roman national de l’Espagne, où la question de la mémorialisation publique des morts de la guerre civile n’a jamais cessé de se poser depuis le décès de Franco en 1975. Avec 150 000 victimes du franquisme, enterrées dans des fosses communes et toujours non identifiées, l’Espagne est – après le Cambodge – le pays qui compte aujourd’hui le plus de disparus. Avec le Mozambique, l’Espagne est aussi seul état démocratique qui n’a pas engagé de processus de justice transitionnelle après la fin de la dictature. L’ONU demande d’ailleurs sans succès depuis 2009 que l’État espagnol mène une véritable politique mémorielle d’identification des corps des disparus républicains et, surtout, qu’il déroge à la loi d’amnistie de 1978.

Sans cela, l’Espagne reste toujours une démocratie sans justice, incapable d’engager des poursuites pénales et d’établir les responsabilités des violences politiques de l’État franquiste. La mémorialisation de la guerre civile est ainsi devenue depuis les années 2000 un point de fixation essentiel pour critiquer les insuffisances du processus de démocratisation de l’État espagnol et la persistance d’un « franquisme sans Franco ». Le trauma d’un deuil collectif toujours impossible s’incarne dans les cadavres mêmes des morts de la guerre civile. Qu’il s’agisse des 150 000 disparus républicains, des 50 000 victimes nacionales du camp franquiste, ou de la dépouille du Général Franco, que le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez a décidé d’exhumer de son mausolée monumental du Valle de los Caídos en août 2018.

Javier Cercas est né en 1962 à Ibarhernando, précisément à une époque où le franquisme avait installé dans la société un culte aux morts, aux caídos « tombés pour Dieu et pour l’Espagne ». Manuel Mena, son grand-oncle, est l’un de ces héros de l’épopée fasciste : la « Croisade contre la horde marxiste », constamment célébrée par la propagande nationale-catholique. Dès l’enfance, Javier Cercas a quitté son Estrémadure natale et son ancêtre glorieux, pour immigrer avec sa famille en Catalogne. Sa jeunesse dans les années 1980 a coïncidé avec la naissance de la démocratie, mais Javier Cercas a dû porter ce qu’il nomme en ouverture du Monarque des ombres « le fardeau de la honte ». Manuel Mena était en effet devenu, à l’époque de la Transition, un ancêtre honteux, un cadavre dans le placard, qui incarnait l’adhésion au fascisme pendant la guerre civile et, par la suite, le soutien à la dictature franquiste de toute la famille Cercas.

En 2001, en plein memory boom, Javier Cercas a fait irruption sur la scène littéraire internationale, en s’imposant comme l’un des auteurs majeurs de la non fiction novel avec son best seller, Les Soldats de Salamine. Cette autofiction historiographique consacrée à la guerre civile est désormais considérée par une partie de la critique comme un « classique contemporain du XXIe siècle », une « réussite parfaite de ce genre né de la mort des genres », de l’avis de Pierre Assouline. Pour l’historienne Annette Wieworka, dans ce récit réel « coexistent fiction et quête méticuleuse de la vérité historique, appuyée sur les travaux des historiens et sur l’enquête menée auprès des témoins ». Javier Cercas occupe désormais une position enviée : il est l’un des maîtres du genre de la non-fiction contemporaine, reconnu aussi bien par des critiques littéraires que des historiens de renom. Après les succès de Anatomie d’un instant en 2009 et de l’Imposteur (Prix de la Commission Européenne 2016), Le Monarque des ombres était sans doute l’un des ouvrages étrangers les plus attendus de cette rentrée littéraire 2018.

Le romancier espagnol tente cependant un pari risqué, en composant une sorte de Dora Bruder pour son grand-oncle fasciste. Dans Le Monarque des ombres, comme chez Modiano, la bio-fiction documentaire permet d’abord de « sauver un visage du néant ». Il s’agit aussi chez Javier Cercas de fabriquer une fidélité démocratiquement compatible avec la transmission trans-générationnelle du trauma franquiste. Et c’est sans doute précisément là que le sauvetage d’un soldat fasciste peut poser problème : comment rendre à un personnage héroïsé par la propagande franquiste sa dimension épique ? Comment sauver littérairement aujourd’hui le soldat fasciste ?

Javier Cercas mise gros, à la fois historiquement et politiquement. Fort de son statut de figure intellectuelle du centre gauche, le romancier s’engage résolument dans l’inversion systématique des rôles historiques : il fait de son aïeul fasciste un vaincu, et affirme que les républicains anti-fascistes sont les grands vainqueurs politiques de la démocratie actuelle, qui serait l’héritière directe de la IIe République. Manuel Mena, ce grand-oncle phalangiste fanatique, est paradoxalement présenté comme un « triple perdant » de la guerre civile, alors même qu’il fait incontestablement partie du camp des vainqueurs franquistes. Le Monarque des ombres s’achève sur l’analyse d’une triple défaite : Manuel Mena a perdu la vie à 19 ans et Javier Cercas affirme qu’il s’agit d’un perdant politique absolu, parce qu’il s’est sacrifié pour une cause politique erronée. C’est précisément cet engagement fasciste qui ferait de lui aujourd’hui un perdant de la démocratie, condamné à être une persona non grata pour des politiques de mémorialisation, dédiées exclusivement aux victimes républicaines du franquisme. Le Monarque des ombres relèverait alors un défi de taille : construire à la fois une attestation historienne rigoureuse de l’engagement fasciste de Manuel Mena et une monumentalisation élégiaque de la mémoire familiale du fascisme.

La stratégie du dédoublement : « raison politique » vs. « raison morale »

Javier Cercas entreprend ainsi de rendre à son grand-oncle phalangiste sa stature héroïque, sans pour autant faire l’apologie du fascisme. Le genre hybride du roman sans fiction est l’outil puissant qui permet de construire un récit qui découple méthodiquement deux échelles différentes d’analyse, l’une strictement politique, l’autre strictement éthique. Deux voix narratives alternent avec la régularité d’un métronome et installent dans Le Monarque des ombres un clivage hermétique entre « raison politique » et « raison morale ». La première voix est celle d’un narrateur objectif, qui mime la diction historienne et entreprend de restituer les faits, rien que les faits et tous les faits relatifs à l’engagement fasciste de Manuel Mena. Il en démontre à la fois la nécessité (il s’agirait d’un réflexe de survie face à la menace d’un génocide de classe marxiste) et l’erreur idéologique (le seul régime politique légitime est la démocratie et donc, malgré ses errements, la IIe République). Le fascisme de Manuel Mena est ainsi attesté, analysé, puis condamné politiquement par la voix de l’historien.

La seconde voix est celle d’un Javier Cercas autofictionnel. Javier Cercas se met lui-même en scène, valeureusement attelé au work in progress de l’enquête historienne et de la levée du trauma familial, faisant retour en 2012 à son pays natal, accompagné de son ami cinéaste David Trueba. Dans cette « histoire d’une histoire » le narrateur va construire une pleine héroïsation contemporaine du soldat fasciste. Javier Cercas retourne aux origines d’une mythologie familiale, pour la réviser et la fonder en certitude, du point de vue de la « raison morale ». Javier Cercas prend en effet comme point de départ la mémoire traumatique et les récits transmis par sa propre mère, Blanca Mena Cercas, gardienne et relai de la légende grandiose du défunt Manuel Mena. Javier Cercas a été élevé dans une famille où le culte du mort a toujours été central, héritage de la propagande franquiste, mais aussi en lien avec la fidélité aux origines régionales d’une famille immigrée de l’intérieur. Javier Cercas a grandi en compagnie du spectre héroïque de Manuel Mena, une sorte d’Achille : « l’homme parfait que tout le monde admirait et qui était comme un soleil à la lumière de la vie, doit à présent être comme un monarque dans le royaume des ombres et ne pas regretter l’existence perdue. »

Citant Hannah Arendt, Javier Cercas assume alors une responsabilité familiale du fascisme qui ne serait pas une culpabilité. Ce découplage méthodique entre la « raison politique » et la « raison morale » du fascisme, articulé à l’inversion des rôles historiques des vainqueurs et des vaincus, est un invariant qui structure depuis toujours l’écriture de Cercas. Le Monarque des ombres est d’ailleurs présenté comme le livre jumeau et le véritable achèvement des Soldats de Salamine : il fixe également dans le roman sans fiction un positionnement interprétatif, défendu publiquement par Javier Cercas dès 2010. Dans une tribune publiée dans le quotidien El País, sous le titre « La puñetera verdad », Javier Cercas avait exposé ce qu’il nommait « la putain de vérité » du fascisme espagnol : absence complète de « raison politique » et validité totale de sa « raison morale ».

La « putain de vérité » du fascisme espagnol : un insupportable sophisme ?

Dans cette tribune de presse, sorte d’antichambre du roman, Javier Cercas affirmait déjà que la vie de son grand-oncle Manuel Mena offrait la preuve par l’exemple de la nécessité de faire coexister la reconnaissance de la valeur morale de l’engagement phalangiste et la condamnation idéologique du fascisme. En 2017, Javier Cercas a fait retour sur cette « putain de vérité » inaugurale, en utilisant le puissant instrument littéraire du roman sans fiction pour la fonder en réalité historique. Et c’est précisément là que Le Monarque des ombres soulève le plus de difficultés : sur le terrain de l’histoire et de l’établissement véridique des faits. Car Javier Cercas est aussi le théoricien récent d’un régime de vérité propre à la non fiction novel : une « troisième vérité », à laquelle il a consacré son essai intitulé Le Point aveugle (2016).

La polémique a surgi en Espagne dès la publication du Monarque des ombres en 2017. Francisco Espinosa, historien spécialiste de la répression de masse fasciste, a accusé dans la presse Javier Cercas de « blanchir à nouveau le fascisme ». L’accusation est grave. Le livre de Cercas a dû être défendu par de nombreux autres critiques, notamment dans El País. L’influent José Carlos Mainer a pesé de tout son prestige pour affirmer que Cercas n’était pas un néo-franquiste, mais bien l’héritier réel de l’esprit de réconciliation du dernier président de la IIe République, Manuel Azaña. Francisco Espinosa démontre cependant avec rigueur comment Javier Cercas requalifie dans Le Monarque des ombres la répression franquiste contre les républicains de son village natal en simple « vengeance rurale » et exonère les responsabilités de sa propre famille, tout en reconnaissant de manière générale l’existence d’un holocauste espagnol.

En effet, Manuel Mena n’est pas le seul mort de la guerre civile à Ibarhernando. Dans cette petite bourgade, douze personnes ont été exécutées par les franquistes dès le début du soulèvement contre la République, dont deux femmes. L’une d’elle était l’institutrice âgée de 22 ans, Sara García. Javier Cercas attribue l’assassinat de l’institutrice à une rivalité amoureuse, alors que la répression systématique du camp franquiste contre les maîtres d’école de la République est solidement attestée par les historiens dans toute l’Espagne. Le narrateur n’y fait pourtant jamais allusion. Par ailleurs, de manière générale, le processus de fascistisation du jeune Manuel Mena est exclusivement analysé au prisme d’une réaction de classe à la terreur inspirée par le bolchevisme russe. Javier Cercas situe ainsi Le Monarque des ombres dans la droite ligne de l’interprétation révisionniste des origines du nazisme, élaborée dans les années 1980 par l’historien allemand Ernst Nolte.

L’ensemble du récit du Monarque des ombres pose donc souvent problème dans la quête de vérité historique qu’il ne cesse d’afficher, et il faut rappeler qu’il s’agit là d’une constante de l’écriture de Cercas, depuis Les Soldats de Salamine. Malgré son succès mondial, ce roman avait soulevé des critiques de fond. Aussi bien en Espagne, où la romancière Belén Gopegui avait qualifié Les Soldats de Salamine de « roman fasciste », qu’en Allemagne, où Cercas avait été accusé de révisionnisme. S’il est de la liberté absolue du romancier d’inventer de toutes pièces un épisode de fraternisation entre des soldats républicains en déroute et l’un des plus éminents intellectuels fasciste, Rafael Sánchez Mazas, l’invention romanesque ne peut pas toujours se soustraire à la question de la véridicité. Lorsque le narrateur – déjà double autofictionnel de Javier Cercas – attribuait à ce haut dignitaire phalangiste le rôle de Juste, de sauveur de rouges qu’il n’a jamais eu historiquement, la révision de l’histoire conduisait à la falsification et s’ouvrait de facto au révisionnisme.

Jusqu’à présent les succès publics de l’œuvre de Javier Cercas ont toujours éclipsé la plupart de ces critiques, qui attirent l’attention sur les modes complexes d’entrelacement entre vrai, faux et fictif dans la non-fiction. Javier Cercas ne cesse d’ailleurs de jouer littérairement avec les accusations de révisionnisme, de les piéger et de les renverser en imposture, en profitant d’un contexte international actuel dans lequel les « savoirs de la littérature » ont particulièrement bonne presse. Rappelons que certains historiens français sont les premiers à prêter beaucoup de véridicité potentielle au roman sans fiction, voire à en faire l’avenir post-disciplinaire des sciences humaines, comme Ivan Jablonka l’a revendiqué en 2014 dans L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Pour I. Jablonka, Javier Cercas est d’ailleurs un maître de la littérature du réel, qu’il place entre Svetlana Alexievich et Primo Levi.

On peut se demander néanmoins jusqu’à quand ce que Cercas a appelé la « putain de vérité » du fascisme espagnol sera tenable. Jusqu’à quand la fabrique littéraire d’un clivage entre « raison politique » et « raison morale » sera-t-elle publiquement acceptable ? Comme l’a magistralement analysé Françoise Lavocat, dans Fait et fiction. Pour une frontière (2017), l’avènement mainstream de la non-fiction des années 2000 va susciter immanquablement sa critique. Le désir de vérité du roman sans fiction pourrait alors faire l’objet d’un désir de vérification. Le retour aux origines familiales du fascisme proposé par Cercas devrait aussi souffrir de la comparaison avec d’autres récits beaucoup plus exigeants. Dans Les Amnésiques (2017), le voyage de Géraldine Schwartz dans la mémoire familiale du nazisme ordinaire mène à une dénonciation sans appel des failles qui s’ouvrent en Europe dans « le consensus mémoriel autour d’un rejet clair du fascisme ».

Le sauvetage littéraire du soldat phalangiste du Monarque des ombres participe-t-il en mode mineur et méta-historiographique à ces fractures contemporaines du rejet clair du fascisme ? La résurrection éthique, seulement éthique, mais néanmoins éthique du soldat fasciste Manuel Mena essaime dans un discours beaucoup plus vaste. Celui de la normalisation contemporaine des passés fascistes en Europe, sous couvert de pluralisme démocratique et de dépassement des conflits de mémoire partisans.

En France, la polémique déclenchée en 2018 par le projet de commémoration nationale de Maurras et de Chardonne a donné à voir des prises de positions claires sur la mémorialisation contemporaine du fascisme, en contexte de montée inquiétante des populismes d’extrême droite. Le manifeste collectif publié par Libération (01/02/2018) contre cet « insupportable sophisme : commémorer n’est pas célébrer » constituait une réaction collective de scientifiques, d’intellectuels et d’écrivains au sauvetage culturel de figures du fascisme français. Commémorer avec un roman sans fiction la « raison morale » du soldat fasciste Manuel Mena, en condamnant la « raison politique » du fascisme espagnol, n’est-il pas un autre insupportable sophisme ? Quelle est aujourd’hui la réaction des lecteurs, des critiques littéraires et des historiens français ?

Javier Cercas, Le Monarque des ombres, Actes Sud, 2018, 320 pages


Agnès Delage

Historienne, Professeure d’histoire et de littérature espagnoles contemporaines, Aix Marseille Université.

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