Politique

Référendum en Kanaky Nouvelle-Calédonie : déjà le goût amer d’un rendez-vous manqué…

Militant de la Ligue des droits de l'homme, Enseignant

Le 4 novembre prochain se tiendra le référendum d’autodétermination de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Mais les aspirations militantes à l’émancipation ont été confisquées par les situations de rente offertes à un grand nombre, élus en tête. Un discours aseptisé sur un « peuple calédonien » monolithique, à des années lumières de la réalité, étouffe les enjeux socio-économiques les plus cruciaux. L’État préserve ainsi sa – mauvaise – bonne conscience et espère sortir grandi de cette « décolonisation douce ».

Même dans la lointaine métropole, l’enjeu calédonien intéresse, questionne – suscite aussi de nombreux contresens et fantasmes. Les dossiers constitués par des journalistes envoyés à grands frais sur « le caillou » traduisent la difficulté de faire émerger les complexités d’un moment politique qui dépasse très largement la seule question du référendum, dans le même temps que celle du lien entre l’État français et ce territoire si singulier.

Beaucoup ont cru à un rendez-vous à la hauteur de l’histoire, projetant tour à tour sur la situation les illusions d’une « décolonisation réussie » par la voie institutionnelle, ou à l’inverse le spectre des tensions communautaires, irréductibles héritages de l’histoire coloniale. Aucune de ces prophéties ne s’est pour l’instant réalisée et la paix s’est installée. Sur place, très paradoxalement, et au fur et à mesure que la date approche, les violences que certains promettaient ont pris la forme inverse d’une accalmie étrange : sondage après sondage, les deux camps loyaliste et indépendantiste semblent avoir implicitement acté le résultat négatif d’une consultation enfermée dans sa dimension institutionnelle. L’idée du « rendez-vous manqué » n’a jamais été aussi présente.

Derrière la carte postale, l’eau paisible et les attraits de la vie d’expatrié, ce point sur la carte au milieu du Pacifique Sud se révèle avant tout un laboratoire contemporain de la décolonisation et de la diversité culturelle. La Kanaky-Nouvelle-Calédonie trace depuis presque 30 ans un chemin original d’autodétermination. Un chemin qui dit beaucoup sur le passé – et le présent – colonial français, mais pas seulement. Sans présager définitivement du résultat, ce référendum ne sera au mieux qu’un tournant décisif de cette histoire encore en marche.

À partir des années 70, sous l’impulsion d’une génération de militants, le peuple kanak a mené une lutte singulière de libération et d’émancipation.

Évoquer la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, c’est évoquer un territoire habité par un peuple kanak, à l’histoire trois fois millénaire, qui a failli disparaître dans les années 1920 du fait de la colonisation. Ce peuple a trouvé la ressource, pour survivre et perpétuer l’existence de son mode de vie, mais plus encore : dans les années 70, sous l’impulsion d’une génération de militants, le peuple kanak a mené une lutte singulière de libération et d’émancipation. Pour nombre de ses protagonistes, le référendum allait/devait incarner l’aboutissement de cette lutte.

Évoquer la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, c’est aussi évoquer un territoire à l’histoire violente et complexe, marquée par le bagne, son héritage, puis par l’industrie minière et sa main d’œuvre arrachée à ses racines asiatiques ou pacifiques. Se révèle ainsi un territoire où nombre de populations non-kanaks n’ont pas choisi de venir s’installer, portant en eux les stigmates et la souffrance de ceux reconnus à travers le statut de « victimes de l’histoire ».

En réaction à la prise de possession de cette île par la France en 1853, à l’instauration d’une colonie pénitentiaire en 1864, puis au régime de l’indigénat, jusqu’au développement de l’industrie du nickel impliquant plusieurs vagues d’immigration forcée (Javanais, Vietnamiens, Japonais, Nivanuatais, Tahitiens, Wallisiens et Futuniens), ce territoire a été marqué par plusieurs révoltes kanaks retentissantes : celle du Grand Chef Ataï en 1878, et celle du Chef Noël en 1917, redécouvertes par des recherches historiques indispensables. À l’orée des années 70, « le réveil kanak », a été mené par une génération de leaders nourris des mouvements anti-coloniaux et du climat politique de mai 68 que beaucoup ont côtoyé lors de leurs études en métropole. L’apogée de cette révolte, communément appelée « période des événements » entre 1984 et 1988, mènera en réalité à ce que l’on peut considérer comme une guerre civile à l’échelle de ce petit archipel. Le traumatisme de l’assaut de la grotte d’Ouvéa et ses 23 morts (dont 19 Kanaks) entraînera le début d’une période d’accords de paix. En 1988, les accords de Matignon-Oudinot sont signés pour une période de 10 ans. Ils coûteront la vie à deux des leaders mythiques de cette lutte, Jean-Marie Tjibaou « le visionnaire », et Yéiwéné Yéiwéné « le pragmatique », assassinés à Ouvéa en 1989.

La singularité du processus en matière de décolonisation aura été de s’accorder sur une période de « préparation à l’indépendance » à l’issue de laquelle la question serait tranchée par un scrutin référendaire. Après les premiers accords de Matignon-Oudinot, l’accord de Nouméa a prolongé en 1998 cette préparation pour une durée de 20 ans. Si, à l’issue de ce scrutin d’autodétermination, la réponse est négative, deux autres consultations pourront être organisées.

En 1983, une partie des habitants non-kanaks a été reconnue comme victime de l’histoire par le camp indépendantiste.

Plus que la formulation du référendum, qui mêle les concepts de souveraineté et d’indépendance, c’est la composition du corps électoral qui a constitué le cœur des discussions ces dix dernières années. En effet, la notion d’autodétermination des peuples, instaurée par l’ONU, s’applique en principe au seul peuple reconnu en Kanaky-Nouvelle-Calédonie : le peuple kanak. Or depuis la rencontre de Nainvilles-lès-Roches en 1983, une partie des habitants non-kanaks a été reconnue comme victime de l’histoire par le camp indépendantiste, et a obtenu le droit de s’exprimer sur l’avenir du pays. Ce processus de reconnaissance, exceptionnel dans l’histoire des décolonisations, consacre la singularité de l’île en même temps qu’il traduit la modernité politique des indépendantistes kanaks à l’époque. Cette capacité à « reconnaître » la souffrance des autres tout en affirmant le caractère premier et incontestable du peuple kanak, fut un pari politique et intellectuel qui force l’admiration.

Au-delà de l’enjeu symbolique, reconnaitre d’autres victimes a assurément fait perdre du poids électoral aux Kanaks, alors que l’enjeu démographique structurait la dynamique des accords. Certains diront que le ver était dans le fruit depuis cet accord de Nouméa au préambule lyrique, mais au contenu flou. L’État français, interlocuteur initial de ce processus de décolonisation, s’est affirmé ces 30 dernières années dans une position d’arbitre dont on peut interroger la neutralité.

Souvent, le caractère objectivement exceptionnel de la pensée indépendantiste kanak a voilé l’analyse du processus en cours, tant ses manquements que ses succès. Cette pensée initiale fut incarnée par Jean-Marie Tjibaou et liée intrinsèquement à la reconnaissance de la culture du peuple premier dans un contexte océanien de « pacific way of life ».

La singularité hors norme de la situation calédonienne ne préserve pas cette dernière de logiques politiques plus classiques, et disons-le, parfois tristement triviales. La situation économique et sociale structurellement et profondément inégalitaire pour les Kanaks en particulier et les océaniens en général, est entretenue depuis des décennies par la droite « loyaliste ». Les blocages d’un contexte politique monopolisé par les anciennes générations, les postures caricaturales d’un côté comme de l’autre se neutralisant presque d’un commun accord, la difficulté à formuler un discours en prise avec les réalités contemporaines du pays, sont autant d’éléments qu’on retrouve aujourd’hui ailleurs : en France, en Europe, dans le monde, dans la difficulté existentielle de la gauche du XXIe siècle à penser un autre modèle de société et de civilisation.

En ce sens, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie n’est pas isolée du monde moderne. La confrontation à la réalité économique et institutionnelle s’est complexifiée. La logique marchande et libérale a pénétré les rapports sociaux et politiques, y compris coutumiers. L’illusion de « la pureté de la lutte », donnée incontournable pour appréhender ce contexte, amplifie la difficulté à construire une alternative politique au « non-débat » auquel nous assistons. Mettre des mots sur cette difficulté ne va pas de soi dans une tradition politique traversée par les normes coutumières, un devoir de respect aux « martyrs tombés pour la cause », et le traumatisme des nombreux événements violents. Toute remise en cause du processus politique en cours, toute critique du point où nous en sommes, rencontre ce lourd héritage, la complexité de sa continuité et de son dépassement.

Alors que la consultation pourrait être vue comme l’aboutissement de la lutte historique des « vieux », elle fait face à un vide politique et aux impensés du discours indépendantiste.

L’évolution des débats depuis quelques années peut susciter une certaine inquiétude. Le discours hérité des accords – celui du « destin commun » et son double institutionnel qu’est le référendum – n’a jamais semblé si déconnecté de la réalité, et particulièrement de la réalité kanak. À la manière du slogan républicain « Liberté, Égalité, Fraternité » matraqué sur certains territoires métropolitains, le « destin commun » sonne comme une incantation qui aura fini de perdre son sens, à mesure qu’il aura été répété inlassablement sans interrogation sur son contenu et son rapport au réel. Ainsi, les débats autour des inscriptions sur les listes électorales, très médiatisés, posaient en creux la question de l’abstention et plus largement du désintérêt massif à l’égard de cette échéance en théorie historique. On fait donc face à un ce paradoxe saisissant : alors que la consultation qui vient pourrait être vue comme l’aboutissement de la lutte historique des « vieux », elle fait face à un vide politique qui révèle, à mesure que le mois de novembre se rapproche, les impensés du discours indépendantiste 30 ans après les accords de Matignon.

La question du renouvellement de la pensée politique indépendantiste se pose. Elle se pose déjà dans la pratique, avec ces dernières années l’émergence d’une nouvelle génération qui tente timidement de dépasser les clivages politiques traditionnels. Par leurs engagements, de jeunes personnalités, en grande partie issues du milieu artistique, expriment dans des formes nouvelles la revendication de dignité et d’émancipation. Ces constructions originales, qui de fait remettent en cause l’ordre politique local, ont le mérite de placer le débat sur l’autodétermination en parallèle du calendrier institutionnel, disant implicitement que le référendum ne réglera rien, ou presque. Fondés sur une dénonciation des inégalités structurelles du territoire, et le refus de la stigmatisation, ces mouvements marquent une tentative de penser de manière nouvelle l’indépendance, se confrontant ainsi à la gauche traditionnelle.

Dans un contexte insulaire où politique, coutumes et affects se mêlent, le risque de la prise de position est élevé. À ce frein structurel qui limite les prises de position publiques dissidentes, s’ajoute celui, plus pernicieux, du contrôle institutionnel, en ville comme en tribu. Toute initiative jugée trop politique rencontrera de nombreux obstacles de la part des pouvoirs publics ou coutumiers. De ce point de vue, ces mécanismes d’aseptisation par l’usage et la distribution des moyens publics, notamment à Nouméa, rappellent la réalité de nombreux territoires métropolitains.

La Nouvelle-Calédonie incarne ainsi, d’une manière à la fois singulière et amplifiée, un besoin d’espace de formulation politique et de mobilisation, que nous sommes nombreux-ses à ressentir en France métropolitaine. Si exceptionnel, le contexte calédonien apparaît soudain plus familier. Ce qui s’y cherche, ce qui s’y trouvera, constitue incontestablement un bout de la solution pour bon nombre de nos expériences politiques. Parler du chemin de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie vers l’indépendance, c’est parler de l’écho de cette voix singulière, qui résonne au-delà d’elle-même, au-delà des îles qui composent l’archipel, nous atteint aujourd’hui et nous aide à regarder le monde.

Tout se passe comme si le débat n’avait lieu que dans les sphères politiques et administratives.

L’institutionnalisation du débat autour du référendum en Kanaky-Nouvelle-Calédonie aura ainsi été, durant ces années « d’accords », un outil d’évitement très efficace à l’égard des enjeux auxquels se confronte aujourd’hui ce territoire. Finalement, trop peu d’espaces ont permis aux gens, dans leur diversité, de venir partager des paroles, exprimer des points de vue et échanger avec les « décideurs » de tous poils. Alors même que le pays est petit (en taille comme en population avec ses 270 000 habitants) et que les initiatives citoyennes peuvent potentiellement « faire du bruit », tout se passe comme si le débat n’avait lieu que dans les sphères politiques et administratives, le tout relayé par les deux médias principaux que sont le quotidien Les Nouvelles calédoniennes et le groupe radio-télévision NC Première.

Or il est tout à fait remarquable que le débat public autour de ces questions ait essentiellement été organisé par la société civile. Riche et fréquent depuis quelques années, il apparaît cependant la plupart du temps déconnecté des mondes politique et institutionnel. Le cantonnement, plus ou moins orchestré, de la société civile hors du champ politique a annihilé toute contestation du récit officiel.

Là où, dans l’histoire de la lutte kanak, les leaders ont sillonné le terrain pour informer et mobiliser les gens (comme le firent Elie Poigoune et son groupe 1878 dès le début des années 70, ou encore Jean-Marie Tjibaou après la signature des accords de Matignon, et tant d’autres anonymes), force est de constater qu’aujourd’hui, le travail d’échange sur le projet de société s’est essentiellement mené dans des alcôves politiques relativement déconnectées du terrain. Bien sûr il y a eu dans toutes les organisations des moments de « congrès » pour entériner des orientations, mais elles sont le fruit de discussions d’état-major et non d’un processus pourtant vital d’éducation populaire.

Reconnaissons-le, en Kanaky-Nouvelle-Calédonie comme ailleurs, c’est bien de la méthode d’émergence et de construction d’un projet de société dont il s’agit. Comment ne pas être là seulement pour entériner des paroles « d’experts » ? Expertises et neutralité qui ont dans le cas présent constitué une forme de confiscation du débat en réduisant celui-ci à ses dimensions juridiques et techniques.

Aujourd’hui en Kanaky-Nouvelle-Calédonie les espaces manquent pour traiter et affronter politiquement le sujet de la décolonisation des rapports sociaux.

Impossible en effet d’appréhender réellement « les défis du pays nouveau » sans évoquer, de manière fondamentale et non périphérique, les inégalités sociales explosives en milieu urbain, les conduites addictives autodestructrices, l’exclusion au sein d’un système scolaire dont la mutation reste à conduire, les mouvements de population qui transforment le territoire. Aujourd’hui en Kanaky-Nouvelle-Calédonie les espaces manquent pour traiter et affronter politiquement le sujet de la décolonisation des rapports sociaux. L’autosatisfaction autour du processus institutionnel du référendum, le discours aseptisé sur un « peuple calédonien » monolithique à des années lumières de la réalité, sonnent de plus en plus comme la – mauvaise – bonne conscience de l’État français qui espère sortir grandi de cette « décolonisation douce ». Mais pas seulement : l’état du débat est aussi l’illustration d’une forme d’échec du camp indépendantiste à opposer une perspective politique au processus tel qu’il est formulé.

Plus positivement, ne doit-on pas considérer cette période comme une opportunité historique de faire vivre l’utopie de l’éducation populaire et son lien avec « la grande histoire » ? Penser l’échange de manière horizontale comme une occasion de se faire grandir réciproquement fut en effet le moteur politique du processus d’indépendance et l’héritage des accords. Pour reprendre les termes de Tjibaou, cette pensée politique est une « contribution à l’humanité toute entière » : qu’est-ce qu’être indépendant en ce début de XXIe siècle en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, et ailleurs dans le monde ? Comment cette idée d’indépendance se confronte-t-elle à l’état des choses institutionnel, à l’avancée de la logique néolibérale sur des espaces qui s’en croyaient préservés ?

Plaçant la réflexion à ce niveau, tout laisse à penser que le référendum du mois de novembre 2018 n’est déjà plus l’enjeu, peut-être parce qu’il ne l’est pas encore : produit sans contenu d’une absence de remise en cause des camps en présence, il finit par n’être pris au sérieux que par les acteurs politiques et administratifs qui le mettent en œuvre, et les journalistes plus ou moins éloignés qui suivent un processus somme toute original.

À ce titre, autant que le « rendez-vous manqué » lui-même, le désintérêt à l’égard de cet enjeu ici en France métropolitaine nous attriste et nous interroge. À moins d’un mois du référendum, il faudrait se contenter de quelques reportages où folklore et évitements plus ou moins volontaires neutralisent toute dimension politique de ce qui se passe. Nous refusons cette place d’observateur. Plus encore, nous affirmons que les apports singuliers de la culture kanak et de la pensée politique qui l’accompagne, l’histoire récente de l’île et la nouvelle définition du vivre ensemble qu’elle propose, constituent une source d’inspiration politique exceptionnelle. Il serait grave que la gauche qui se réinvente aujourd’hui fasse l’impasse sur ce sujet.

D’ici le 4 novembre, il reste peu de temps. Ici, là-bas, nous sommes nombreux à appréhender le vide d’après.


Pascal Hebert

Militant de la Ligue des droits de l'homme, vice-président de la Ligue des droits de l’homme en Nouvelle-Calédonie

Ulysse Rabaté

Enseignant, Président de l'association Quidam pour l'enseignement populaire, Ex-Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes