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Par les damné-e-s de la terre : bande son pour une histoire populaire

Écrivain

Après dix ans de recherches, de questionnements et de tâtonnements, le rappeur Rocé a réuni en une anthologie des pépites tombées dans les oubliettes, 45-tours militants, extraits de discours ou incunables impeccables. Mises bout à bout, les 24 plages qui composent la compilation Par les damné.e.s. de la terre font sens et histoire.

Voici un énoncé qui nous paraît aujourd’hui, en novembre 2018, assez banal : « Il y eut les indigènes, les tirailleurs, puis les travailleurs ; il y a maintenant une nouvelle France. » Question à un euro : de quelle année date-t-il ce constat d’un grand journaliste français ? 1945 ? Trop lointain. 1968 ? Encore optimiste. 2008 ? À l’automne 2009, plus exactement. C’était dans l’éditorial du numéro 8 de la revue XXI, fleuron du journalisme narratif à la française dirigé par un ancien grand reporter du Figaro, Patrick de Saint-Exupéry, intitulé « Bleu, blanc, noir ».

Invisible lieu de mémoire

Il a donc fallu attendre le mitan des années 2000 pour voir la France se mirer dans les yeux de ses autres enfants. Dans les années 1950 coexistaient déjà deux « France » qui se côtoyaient tous les jours dans la sphère publique mais ne se fréquentaient pas. Et bien sûr, le socio-historien en quête de traces peut remonter dans le temps. Redisons-le, l’émergence de cette autre France prolétaire et colorée, fille du plein emploi et de l’immigration, est très tardive. Les chercheurs qui ont voulu lui prêter oreille se comptent, à notre connaissance, sur les doigts d’une seule main.

Raison de plus pour saluer le travail d’un pionnier de la stature de Philippe Dewitte, un historien, éditeur et rédacteur en chef de la revue Hommes et Migrations à partir de 1990. Il fut l’un des principaux acteurs engagés dans la création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration dont a il assuré la direction scientifique jusqu’à son décès en 2005. Ceux qui ont mis leurs pas dans les siens sont aujourd’hui visibles et écoutés. Ils ont pris en charge le tournant postcolonial et se nomment Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire ou Pap Ndiaye.

On revient de loin, me dira l’observateur attentif qui a noté que cette nouvelle France est absente chez Pierre Nora qui ne s’est attardé sur aucun lieu, moment ou figure. Les éditeurs et autres agents culturels n’ont pas été mieux inspirés. Et même un œil pourtant frotté de contre-culture et épris de French Theory comme celui de François Cusset n’a rien vu venir. Sur ce plan, la lecture de son ouvrage, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980 (2006),  s’avère on ne peut plus décevante. Certes le chapitre 7 (« 1985 : melting potes ») s’attarde sur la crise de la banlieue mais il braque la lumière sur les promoteurs de la mouvance antiraciste menée par Harlem Désir et ne dit rien ou presque sur ses véritables acteurs.

Les grands phénomènes culturels sont passés inaperçus pour les uns comme les autres. Je pense bien entendu à l’apparition de la littérature dite beur, promue très tôt par Alec Hargreaves, un universitaire britannique enseignant longtemps à Tallahassee (Florida State University), à l’affirmation littéraire antillaise (Édouard Glissant et Maryse Condé notamment), à la vogue de la world music dans son acception francophone (de la fratrie Touré Kunda à Taha Rachid), à l’extension du domaine de l’art contemporain pratiqué au-delà du périphérique parisien ou à l’explosion du rap qui va s’installer durablement. Ce paysage labile et bruyant, François Cusset le traverse en somnambule.

Bande son pour une histoire populaire

Pour me rendre à la Porte Saint-Ouen ce dimanche 28 octobre vers 17h, il me faut d’abord affronter le froid poisseux du soir, puis jouer des coudes pour accéder à la grande salle du Hasard Ludique, cette ancienne gare transformée en lieu culturel hybride. Il y a foule à l’intérieur comme à l’extérieur. Deux heures durant, je vais rester dans l’embrasure de la porte droite, faute de siège libre. Sur scène, quatre personnes autour de Dolores Bakèla, la jeune journaliste du Média : la comédienne Aïssa Maïga, le rappeur Rocé et les historiens Amzat Boukari-Yabara et Naïma Yahi. Le public est convié à la soirée de lancement de l’album Par les damné.e.s de la terre, une compilation de musiques engagées du temps des décolonisations et des luttes ouvrières, concoctée et produite par le rappeur Rocé.

À voir ce public surtout jeune, assis ou debout, et concentré jusqu’au bout, on comprend mieux l’esprit de la soirée. On le sait, on le sent dans la salle. On le saisit à la dérobée pour peu qu’on s’attarde sur les visages attendris. Il s’agit d’une communion. Mieux, un partage sensible et un véritable banquet de mots et de morceaux d’hier qui font si chaud au palpitant en ce début d’automne. Si le grand public reconnaît le visage de l’actrice Aïssa Maïga présent sur le petit et le grand écran depuis plus de 20 ans en France, très peu de gens savent qu’elle est la fille de Mohamed Maïga, un journaliste malien et confident de Thomas Sankara, le président du Burkina Faso assassiné en 1987. Le premier jour de l’an 1984, Mohamed Maïga meurt à Ouaga dans des circonstances troubles. Le peuple burkinabè rend un hommage au journaliste engagé. Et à la demande de Sankara, les Colombes de la Révolution, composent un morceau en son honneur. Voilà ce qu’on nous apprend dans le livret rédigé par les deux historiens.

Géologue des luttes

C’est ce morceau que Rocé, fils du résistant et anticolonialiste Adolfo Kaminsky et rappeur indépendant, retrouve chez un disquaire. Commence de fil en aiguille une quête de dix ans. Dix ans de recherches, de questionnements et de tâtonnements. Mais la moisson vaut le détour. Pépites tombées dans les oubliettes, 45-tours militants, extraits de discours ou incunables impeccables. Mises bout à bout, les 24 plages qui composent l’anthologie font sens et mémoire. Des liens neufs se redessinent entre des événements et des situations que l’on penserait sans rapport les uns avec les autres. Une nouvelle lecture de l’histoire se fait jour.

Pédagogue, Rocé met l’accent sur la transmission. S’il y avait un public particulièrement visé ce serait celui des collégiens et lycéens qui suivent les ateliers d’écriture qu’anime l’auteur de l’Identité en crescendo. Ces jeunes qui ignorent pourquoi ils se sont retrouvés dans les écoles de la République française ou encore pourquoi ils parlent la langue de Molière et de Mbappé : « Si la transmission ne s’est pas faite, c’est aussi parce que cette histoire est pleine de tabous, de non-dits, de douleurs, que les parents ne peuvent dire à leurs enfants… Seulement, l’histoire officielle est plutôt vue au prisme des vainqueurs, pas des vaincus. On apprend encore aujourd’hui dans les banlieues l’histoire de Versailles, pas celle des grèves, des ouvriers, des usines, des exilés. Ce sont pourtant aussi ces mains qui ont fait la France. »

Parrains du hip hop

Ils s’appelaient Jean-Marie Djibaou, Joby Bernabé, Lena Lesca, Alfred Panou, Léon-Gontran Damas, Slimane Azem, Cheikh Nourredine, Manno Charlemagne, Guy Cornely, Colette Magny, Salah Sadaoui, Vô Nguyen Gîap, Hô Chi Minh, Peloquin, Sauvageau, Francis Bebey, Pierre Akendengue, Eugêne Mona, Dane Belany ou Abdoulaye Cissé. Illustres ou inconnus, ils célébraient sur des musiques diverses les luttes ouvrières ou anticoloniales et en connaissaient le prix à payer. Contemporains de Frantz Fanon mais également de Léo Ferré, ils appartenaient à l’univers de la chanson populaire et francophone. Depuis Montreuil ou Montréal, ils dessinaient un grand front engagé dans le combat en faveur de l’émancipation qui traversait les frontières du monde francophone, de la Martinique à la Haute-Volta, du Gabon à la Nouvelle-Calédonie. Héritiers d’Aimé Césaire, dont la présence est tangible dans cette anthologie, témoins des luttes politiques et sociales des sans-papiers aux paysans du Larzac, les 24 artistes composent une carte cohérente riche en liens de fraternité et de convergences vécues.

Rocé se sait héritier de tous ces artistes qui ont su garder intacte la flamme de leur époque : « Je fais partie de cette génération qui a vu naître le rap français, et avec lui l’énorme engouement pour cette musique des enfants de la deuxième et troisième génération d’immigrés. J’ai voulu creuser au-delà du rap, fouiller les artistes de langue française qui véhiculent la poésie de l’urgence, la poésie à fleur de peau… La poésie des damné-e-s de la terre. » Rocé nous rend soudain immensément riches. Cet opus est la bande son d’une histoire populaire à la manière d’un Howard Zinn ou, plus près de nous, d’un Gérard Noiriel. Une anthologie à mettre dans toutes les bibliothèques car son existence est déjà une première victoire.

 

Hors Cadres, Par les damné.e.s. de la terre. Des voix de luttes 1969-1988, sorti le 2 novembre.


Abdourahman Waberi

Écrivain, Enseignant à l'université George Washington

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