Politique

En Europe, réveillons les voix de la conscience

Metteur en scène

Metteur en scène hongrois, Árpád Schilling livre son regard sur le drame politique et humain orchestré par Viktor Orbán, mais aussi plus globalement sur la situation européenne actuelle. À l’occasion du festival « Un week-end à l’Est », dont il est le parrain, il revient sur l’irréfrénable effondrement intellectuel que connaît son pays. Et explique pourquoi il a décidé d’en partir.

Ce ne sont pas les migrations, phénomène éternel et totalement naturel, qui troublent le plus la sérénité de l’Europe. Les crimes historiques des nations coloniales et le cynisme politique international aggravent au dernier degré l’exode des peuples des pays soumis au pillage. Les forces politiques occidentales se livrent ainsi à la concurrence devant des dictateurs aux yeux desquels perdre des millions de leurs compatriotes ne pose aucun problème. Le commerce du pétrole et des armes, les deux piliers du bien-être occidental, contribue encore davantage à ce que des régimes avides de souffrance humaine restent en place. Les migrations ne sont que l’un des symptômes du manque de caractère moral dont on discerne par ailleurs tant d’autres manifestations.

Quant aux phénomènes qui caractérisent toute l’Union européenne – instabilité morale, chaos des idéologies, psychose de l’emprise de l’instant, effondrement de la langue commune et des acquis intellectuels, incapacité à se regarder en face et à se renouveler –, j’en attribue la responsabilité à la politique hasardeuse, à l’intelligentsia opportuniste et, en fin de compte, au vaniteux bourgeois européen repu gâté, quelle que soit son appartenance politique.

Plusieurs lignes de fracture apparaissent à la fois, le long desquelles se disloque encore et toujours un peu plus le collectif. Libéral ou nationaliste, jeune ou vieux, riche ou pauvre : de mille manières, les clivages nous fractionnent tous azimuts. Nous voilà méfiants, de plus en plus méfiants envers nous-mêmes et nos dirigeants. Nous tolérons difficilement les erreurs, car nous décelons de moins en moins de signes d’auto-restriction.

Le plus efficace antidote à la méfiance politique se nomme, en général, la démagogie. Voilà qu’apparaît un dirigeant résolu qui affirme qu’il voit clairement le problème et promet de le résoudre. Il abreuve les gens de messages où des responsables sont pointés du doigt, avec promesse de les punir. Sous couvert d’intérêts nationaux ou européens, il en profite pour valoriser ses groupes sociaux de prédilection et pour discriminer les indésirables. Il divise pour régner.

Qui au monde peut sérieusement croire que nous survivrons à la frénésie que met l’humanité à se détruire elle-même ?

Je ne sais pas à quoi ressemblerait un monde idéal, ni même si nous en aurions, au fond, vraiment besoin. Une certitude, en revanche : s’accoutumer aux souffrances des plus pauvres et des plus démunis ne va pas sans mal. L’aimable compassion ne suffit plus. Qu’il s’agisse de réfugiés, de SDF, d’orphelins, d’handicapés mentaux ou de toute autre forme d’exclusion sur fond d’atteinte aux libertés individuelles, tout démontre à quel point nous sommes encore ignorants. Qui au monde peut sérieusement croire que nous survivrons à la frénésie que met l’humanité à détruire son environnement et elle-même ?

Autrefois, quand flottait devant moi l’image de l’Europe politiquement unie, je me figurais une construction ultra-rationaliste ordonnée à merveille qui reposait en outre, moralement y compris, sur des bases solides. Puis je me suis rendu compte à quel univers de science-fiction nous avions affaire, et à quel point la seule hypothèse d’une construction pareille péchait par naïveté crasse. Vivre sous le joug d’un Big Brother high-tech serait d’autant plus terrible que dans le cas d’un être instinctif comme l’humain, on se demande bien ce qui diable serait à même de lui procurer la moindre stabilité morale.

Comment pourrions-nous donc régner sur nous-mêmes ? À quel point vaut-il mieux que quelqu’un d’autre règne sur nous ? Existe-t-il des institutions vraiment neutres sur le plan des valeurs ? Et s’il n’en existait pas ? Et si toute notre vie se résumait à des montagnes russes sentimentales et morales, où tous les huit jours nous changions d’idée sur ce qu’on nomme le monde ?

Macron autant qu’Orbán proclament qu’ils protègent les valeurs de l’Europe. Alors qu’en Hongrie, la popularité d’Orbán reste stable, en France l’expansion de l’extrême droite menace Macron, lequel rejoue le même jeu que tous les autres avant lui depuis des décennies : lui seul peut protéger la démocratie ! Et tel un dirigeant par vocation, faire de la haute voltige entre les divers intérêts de l’économie nationale et internationale.

J’ai quitté la Hongrie car en dépit de mon combat contre l’obscurantisme, l’effondrement intellectuel y est irréfrénable.

Il y a ceux qui arborent la bannière du libéralisme, feu vert donné aux multinationales et autres grosses entreprises pour annexer tout ce qui peut l’être encore. Et il y a ceux qui ne jurent que par le nationalisme, non sans gaver dans l’ombre, à coups de financements européens, les oligarques maison qu’ils chérissent. Les uns sont soutenus par l’administration de l’UE et ses cercles d’affaires, les autres par leurs propres électeurs et des régimes de l’Asie centrale.

Je crains qu’à force, nous étouffions définitivement en nous la voix de la conscience. Le narcissisme de nos dirigeants politiques, leur fuite en avant et leur déni du réel déteignent sur nous au point que, de plus en plus souvent, et ardemment, nous en oublions notre caractère moral. Ce caractère qui n’avait certes jamais empli tout entier notre être, mais qui pouvait du moins vivre en nous et avec nous, depuis que nous avions appris à écouter les mises en garde de celles et ceux de nos pareils dont la réflexion va plus loin et plus profond.

Face à ce que nous nommions hier encore l’humanité, nous ne sommes aujourd’hui plus aussi sensibles ni aussi sourcilleux. Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, dans notre bulle de confort jalousement gardée, lequel confort ne signifie plus aujourd’hui que bien-être matériel. Notre peur n’est pas sans fondement, tout aussi primitive que notre désir d’être davantage qu’un animal contraint à l’autosubsistance et la conservation de l’espèce. Nous aimons le beau, mais seulement celui qui reflète notre propre beauté. Nos goûts se tournent de plus en plus vers le passé, nostalgiques, et ainsi donc d’autant plus tragiques.

Nul doute, notre situation se complique encore car il n’y a plus lieu de nous bercer de l’illusion que nous serons un jour capables de vivre ensemble tout à la fois dans la paix et dans une bonne organisation. Nous abandonnons de plus en plus l’espoir que le monde sera un jour un lieu viable, vivable pour tous. Devant l’altérité d’autrui, nos accès de colère se multiplient de plus en plus facilement. La seule pensée de la tolérance nous fatigue, accablante.

J’ai quitté la Hongrie car en dépit de mon combat contre l’obscurantisme, l’effondrement intellectuel y est irréfrénable. Horrible masse visqueuse, l’opportunisme englue, engloutit de plus en plus de gens, réduisant les âmes à la misère, déchirant des familles, des liens d’amitié. C’est le désespoir qui m’en a chassé, et la conscience de mon inutilité. C’est mon propre métier, le théâtre, qui m’en a chassé en se prostituant sous mes yeux. On peut toujours se consoler en se disant que quelque part tout au fond de nous, nous restons des gens bien, mais si notre intérêt bien compris nous pousse à le cacher aux yeux du monde, en quoi sommes-nous avancés ? Nous nous taisons quand il faudrait parler, nous sourions quand il faudrait hurler, nous serrons des mains, enchaînons les courbettes, mais jetons, inquiets, un coup d’œil en arrière : sommes-nous toujours les mêmes ? Hélas non, déjà plus.

Le théâtre prêche le bien entre des murs épais, puis oublie tout sans vergogne dès qu’on quitte la scène.

D’où, bien sûr, la question : avons-nous jamais été davantage ? Davantage que des artisans quelquefois habiles à n’en pas douter, mais le plus souvent médiocres, roublards, donneurs de leçons, moulins à grandes formules creuses. Le cordonnier ne se soucie pas de morale : les gens qui ont froid aux pieds s’en vont chaussés s’ils ont de l’argent. Le faiseur de théâtre n’agit pas autrement, car le répertoire pluriséculaire à travailler ou revisiter est inépuisable, et parce que le public instruit et désireux d’apaiser sa conscience aux abois continue d’affluer. Tiens, voilà pour toi, public, des vérités dépoussiérées, des philosophies mainstream, tu es, vois-tu, encore humain, je t’en prie, bois donc un verre de chardonnay et apaise-toi dans le calme.

En Hongrie, les SDF sont à ce point criminalisés que désormais le maire, la police, les vigiles et jusqu’aux citoyens fervents s’en prennent verbalement et par voie de fait aux plus malheureux du monde, aux plus démunis, aux âmes sans feu ni lieu. Aux clochards, qui n’ont pour eux plus que Dieu, ou même pas, car jamais une Église d’État ne se révolte contre le fascisme d’État : tout au plus se replie-t-elle sur elle-même, comme le fait à son tour le théâtre, pour prêcher le bien entre des murs épais, puis tout oublier sans vergogne dès qu’on quitte la scène.

Sécurité ! Ordre ! Calme ! Voilà ce que hurle le peuple d’Europe. Les gens ont peur et votent pour des dirigeants à grand spectacle qui se présentent contre les difficultés de la vie. Nous aimons les bananes, mais n’aimons pas les Africains. Nous aimons passer nos vacances au bord de la mer Rouge, mais n’aimons pas ce qui se trouve autour. Nous aimons tripatouiller des machins high-tech, mais n’aimons pas songer à l’existence que mènent ceux qui les assemblent. Nous aimons le chaud, mais n’aimons pas savoir d’où et comment nous parvient le gaz. Nous nous aimons nous-mêmes, si bien que nous n’aimons pas qu’on ne nous aime pas. Nous n’aimons pas qu’on nous dise : tu es mauvais, égoïste et cynique, inhumain et sans cœur, t’es un salaud, car tu fermes les yeux, tu te bouches les oreilles et jamais n’ouvres la bouche !

Nous n’aimons pas constater que nous sommes beaucoup, qu’une foule d’entre nous souffre, vit dans la misère, s’exile, meurt suppliciée, reste orpheline, et en raison de tout cela nous hait, nous exècre et s’en prend à nos vies. Nous massacre dans nos merveilleux bâtiments classiques ou contemporains, trouant nos beaux draps 100 % soie ou coton à coups de poignards rouillés.

L’homme ne naît que dès lors qu’il se montre capable de faire cesser autour de lui la misère.

Mais le danger mortel ne menace pas qu’au loin. Nos propres dirigeants choisis par nous-mêmes restreignent nos droits et nos perspectives. Ainsi la confiance en vient-elle à chuter partout, de moins en moins de gens veulent vivre en démocratie, car ils ont beau voter, jamais ils n’y gagnent rien. Une minorité règne sur la majorité, et avec le caractère moral, ce sont toutes les formes de solidarité et de discernement qui partent en fumée. Les dirigeants sollicitent le soutien de ceux qui ont des chances de survivre. Ils veulent en premier lieu attirer les bonnes grâces des multinationales, des grandes banques, des industriels de l’automobile et de l’armement, des grands entrepreneurs, de cette classe supérieure où chacun se connaît, en bons termes avec tous : ils travaillent pour eux, commercent avec eux.

Nous aurions certes bonne mine, si nous ne nous bâtissions pas un réseau complexe de relations, si ces gens formidables n’entreprenaient pas, ne dressaient pas partout leurs chaînes de montage, leurs boutiques et leurs tiroirs-caisses dans chaque mètre carré où vit l’homme, car alors qui donnerait du travail, qui construirait des ponts, des routes et tunnels, qui rendrait possible que les foules accèdent aux aliments sous cellophane, aux baskets à bas prix ?

Qui n’a ni capital, ni force productrice, ni même une idée vendable à une entreprise existante vit dans la peur et l’espoir. Peur de tout et de tous, espoir qu’un jour, il soit sauvé. S’il y a un ennemi désigné, alors le cercle se referme aisément. Le dirigeant offre au capitaliste le soutien public, et au public la protection physique et psychique. Tout le monde est content, seul se lamente le caractère moral : pourquoi devons-nous encore et toujours exploiter autrui et nous-mêmes. Pourquoi devons-nous croire sans poser de questions que ce qui se joue sur le terrain politique nous profite, toujours pour notre bien ?

J’ose espérer que le caractère moral l’emporte sur l’opportunisme. J’espère que ce perpétuel nœud au ventre favorisera la prise de conscience : l’homme ne naît que dès lors qu’il se montre capable de faire cesser autour de lui la misère. Tant que qui que ce soit au monde souffrira d’être né au mauvais endroit, l’homme ne sera qu’un cabotin, la plus pitoyable créature de la nature qui se pavane, dans des nippes bizarres, devant le miroir.

Traduit du hongrois par Marc Martin.

NDLR : dans le cadre du festival « Un week-end à L’Est », Árpád Schilling sera présent :
– lors de la soirée d’ouverture du festival, le 21 novembre à 19h au Reid Hall (Columbia Paris)
– pour la première de sa pièce As far as the eye can see à la MPAA/Saint-Germain le 22 novembre à 20h
– au Théâtre de l’Odéon, le 23 novembre à 18h, pour une conférence animée par Oriane Jeancourt
– au Théâtre de l’Odéon, le 26 novembre à 20h, avec la philosophe et sociologue Ágnes Heller et le cinéaste Béla Tarr. En présence de Jacques Rancière. Lectures par Dominique Reymond et Mathieu Amalric.


Árpád Schilling

Metteur en scène, Fondateur de la compagnie Krétakör