Littérature

De la finitude et du mal – sur Les Enténébrés de Sarah Chiche

écrivaine

Avec Les Enténébrés, Sarah Chiche se hisse bien au-dessus de ce qu’on appelle hâtivement autofiction, elle en prend même le contrepied : cet impressionnant livre de courage n’est pas une entreprise de consolation, ou de recomposition de soi. Mais bien l’inverse. Car « c’est impossible d’être à la hauteur de la fiction qu’on a de soi-même. »

Le livre de Sarah Chiche refermé sur le nom de « roses », on déborde. On demeure interdit, à la fois plein et stupéfait, tant la quantité de plaies qu’il entrelace est extraordinairement étouffante.

Citons pêle-mêle le réchauffement climatique et l’épuisement de la planète avec leurs effets, l’air vicié, l’embrasement de la terre et du ciel, le débordement des eaux. La disparition de certaines espèces et l’acheminement des autres vers leur anéantissement, parmi lesquelles l’homme en personne, qui commence à percevoir sa propre fin (« L’extinction de l’humanité dans un horizon historique est une certitude », ce qui produit une étrange épidémie de suicides chez les scientifiques travaillant la question). Les guerres et les déplacements contraints de populations. La misère, le désespoir et les maladies des réfugiés, maltraités et abandonnés par les citoyens des pays mieux lotis. La persistance douloureuse des malheurs des ancêtres à l’intérieur du bonheur contrarié de leurs descendants. La Shoah, et sa préfiguration dans la déportation, les expériences et finalement l’extermination des enfants dits anormaux. La colonisation et le déni d’humanité qui la soutient. La pédophilie et la prostitution des enfants. La maltraitance infantile, qu’elle soit verbale, physique, sexuelle. La perte d’un enfant. La sauvagerie des mères. L’écartèlement entre la passion et l’amour, et le dégoût de soi qui en découle. La tentation du suicide. Et enfin, car nous terminons avec ce qui embrasse vraisemblablement l’ensemble de ce qui précède, la folie des êtres brutalisés par la violence du monde et de l’Histoire, qui rend en retour possible leur brutalité envers les autres, envers eux-mêmes, et celle des institutions envers leur corps et leur intégrité. Une phrase résume ce tourbillon néfaste, au cœur du livre : « « Mais je crois que, passé un certain seuil, il n’y a plus de gradation du mal au pire. Tout se vaut, ou tout se confond. »

N’en jetez plus, direz-vous. Trop c’est trop, la coupe


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante

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