Littérature

Chevillard en poète baroque de « vanités » – à propos de L’explosion de la tortue

Critique

Dans L’explosion de la tortue, le salaud de narrateur a laissé crever sa tortue de Floride durant les vacances d’été, faute d’eau et de nourriture. Quand il revient, elle fait « crac » entre ses doigts, la carapace décalcifiée, puis elle agonise. Est-ce que ce genre de choses arrive dans la réalité ? Rendre compte du nouveau roman d’Eric Chevillard a contraint Eric Loret à consulter le forum en ligne « ma tortue ne va pas bien ». Et à la fin, il a beaucoup pleuré.

Personne ne sait pourquoi j’ai dit que j’allais écrire douze mille signes sur le dernier roman d’Eric Chevillard. Douze mille signes, c’est beaucoup, surtout si je ne veux parler que du texte, sans user des habituelles ficelles dilatoires que j’ai maniées durant vingt-cinq ans dans la presse. Surtout s’il s’agit d’avoir une idée. Une idée, mon dieu, comme dit l’autre, on n’en a pas tous les jours et quand on en a une, c’est une fête.

On peut taper « Eric Chevillard » dans un moteur de recherche universitaire du genre Isidore, et tout de suite c’est la cata : ils sont 659 à avoir eu des idées avant moi. Il suffit de se pencher pour ramasser trois ou quatre thèses. D’éminents collègues ont déjà écrit ce que j’avais envie de traiter en partant sur ce chemin de croix critique : que chez Chevillard, « on ne sait pas si on est le lecteur ou si on joue son rôle. (…) personne n’y est jamais à la bonne place. Dès qu’une place est trop bonne, elle est aussitôt refermée et l’on est conduit dans une autre, par jeu et non par une quelconque manœuvre d’intimidation. » (1) Mais quelle idée d’avoir voulu faire un commentaire de L’Explosion de la tortue… Ne savais-je pas bien que « l’œuvre d’Éric Chevillard réjouit le lecteur, mais désespère le critique » comme l’écrit Dominique Viart ? (2) Bien sûr, cette désespérance critique vient du plaisir explicité par Samoyault : il n’y a pas une seule place pour le lecteur mais une infinité. A peine une porte ouverte, elle se referme et une autre apparaît. Ou pour le dire encore autrement, comme l’écrit Ryoko Sekiguchi (mais à propos de tout autre chose), la littérature ne consiste ici qu’à essayer de découdre les deux faces d’une même porte (c’est dans Calque, P.O.L, 2002).

Douze mille signes d’amour pour Chevillard donc, c’est toujours risquer de ressembler à l’épris lourdaud qui, en croyant déclarer sa flamme, recouvre l’aimé.e de sa bave médiocre. Dans la presse, c’était facile, l’enchantement du lecteur permettait au critique de chante


(1) Tiphaine Samoyault, « Rendre bête » in Pour Eric Chevillard, Minuit, 2014.

(2) « Littérature spéculative », ibid.

(3) Dominique Faria, « Éric Chevillard : des soucis esthétiques à l’engagement écologique », Carnets [En ligne], Première Série – 2 Numéro Spécial, 2010 et Patricia Bouanga, L’encyclopédie d’Éric Chevillard, Thèse de doctorat Littératures, Université Grenoble Alpes, 2017.

(4) « Leçons d’anatomie. Pour une histoire naturelle des images chez Walter Benjamin », Images Re-vues [En ligne], Hors-série 2, 2010.

(5) Alexandre Gefen, « La littérature sans la littérature » in Jourde, Jourde and Bessard-Banqui, Olivier, Eric Chevillard dans tous ses états, Classiques Garnier, 2016.

(6) Eric Loret, « Le Youtubeur Norman héritier de La Bruyère », Le Monde du 10 mars 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/03/10/le-youtubeur-norman-heritier-de-la-bruyere_5268628_3232.html

(7) Nadia Cernogora, « L’écriture de la vanité chez les poètes français de l’automne de la Renaissance : du memento mori aux vertiges d’une poétique du vain », Littératures classiques n° 56, p. 199-217, 2005.

(8) Marc Daniel, L’art du récit chez Éric Chevillard, thèse de doctorat en Littératures, Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III, 2012.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

(1) Tiphaine Samoyault, « Rendre bête » in Pour Eric Chevillard, Minuit, 2014.

(2) « Littérature spéculative », ibid.

(3) Dominique Faria, « Éric Chevillard : des soucis esthétiques à l’engagement écologique », Carnets [En ligne], Première Série – 2 Numéro Spécial, 2010 et Patricia Bouanga, L’encyclopédie d’Éric Chevillard, Thèse de doctorat Littératures, Université Grenoble Alpes, 2017.

(4) « Leçons d’anatomie. Pour une histoire naturelle des images chez Walter Benjamin », Images Re-vues [En ligne], Hors-série 2, 2010.

(5) Alexandre Gefen, « La littérature sans la littérature » in Jourde, Jourde and Bessard-Banqui, Olivier, Eric Chevillard dans tous ses états, Classiques Garnier, 2016.

(6) Eric Loret, « Le Youtubeur Norman héritier de La Bruyère », Le Monde du 10 mars 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/03/10/le-youtubeur-norman-heritier-de-la-bruyere_5268628_3232.html

(7) Nadia Cernogora, « L’écriture de la vanité chez les poètes français de l’automne de la Renaissance : du memento mori aux vertiges d’une poétique du vain », Littératures classiques n° 56, p. 199-217, 2005.

(8) Marc Daniel, L’art du récit chez Éric Chevillard, thèse de doctorat en Littératures, Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III, 2012.