Cinéma

Discontinuité de l’amour, continuité des plaines – sur le Nuestro tiempo de Reygadas

Critique

Aux antipodes du prétentieux Roma de son compatriote Alfonso Cuarón, le réalisateur mexicain Carlos Reygadas trouve, avec son nouveau film, le courage d’écrire une parole qui se cherche, à travers des personnages qui se parlent, et tentent des réponses une question : comment s’aimer dans le temps ? Étrange objet filmique, qui oscille entre de multiples genres, Nuestro tiempo s’offre autant comme une méditation amoureuse que comme une fresque sociale ambiguë.

Notre temps : aussi concis que son champ d’évocation est vaste, le titre du dernier film de Carlos Reygadas résonne comme un projet impossible : s’approprier le temps, renverser son effet d’érosion en puissance d’approfondissement, empêcher cette force aveugle d’abîmer les liens, à l’image de la lutte menée par Juan et Esther, couple qui tente de survivre à son propre délitement. Reygadas signe un film-plaine, épousant les fissures de cet amour, plongeant avec une lucidité minérale dans la complexité de personnages qui semblent s’user sous nos yeux, que leur tentative, malgré tout, de retarder leur fin, rend bouleversants.

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En nouant la durée tourmentée de ce couple qui s’effondre avec le temps du monde, ici apparenté à une nature mexicaine riche de plaines rases et de taureaux de combats, ce superbe précipité d’obsession amoureuse compacte l’intime et le cosmos. Dans ce film-plaine de 2h58, Reygadas réalise un geste radical, au sens où il remonte à la racine de tout récit, lier le moi et le monde dans une histoire, projet à la fois extrême par son ambition – évoquer la survivance de l’amour dans le temps- et humble dans son utilisation de matériaux « moléculaires »  – entendre, des composants classiques : une unité de lieu, de temps, une situation banale, sinon triviale : un homme, une femme, un amant.

Dans un ranch mexicain, au pied des montagnes, où la lumière rase l’horizon quand les brumes épaisses ne l’étouffent pas, vivent Juan et Esther avec leurs enfants. Ils y travaillent, dînent avec leurs amis, élèvent des taureaux de combat, se montrent bienveillants avec leurs domestiques. Juan, poète et ranchero, beau mais chauve, sensible et moderne, au milieu de cet univers masculin de rut taurin, voudrait laisser à son épouse sa liberté (amoureuse et sexuelle). Esther aime Juan mais veut aussi, désormais, « vivre pour elle ». Elle est séduite par un américain de passage. Prêchant une transparence absolue, Juan orchestre la liberté de sa femme pour mieux la contrôler, la jetant dans les bras d’autres hommes, l’abreuvant de paroles, l’étouffant plus encore.

Le film suit le déraillement du personnage de Juan, à la fois pervers et victime, qui dégringole depuis cette position de principe, d’homme moderne et rationnel, capable de formuler un pacte de libertins sophistiqués – Esther peut tout faire tant qu’elle lui dit » – vers une jalousie de cochon, une veille jalousie ancestrale, presque animale, celle de l’homme dont un autre baise la femme – excroissance de la nature dans la culture. Le film est le récit de sa quête – de l’échec de sa quête – d’un amour qui s’accommoderait des relations d’Esther avec d’autres hommes. Juan est prêt à tout (trouver son bonheur dans le voyeurisme etc) et ne parvient à rien.

Reygadas tisse ensemble naturalisme des grandes espaces et drame bourgeois, suggérant que le temps du couple n’est pas celui de la nature – que rien ne presse ni ne menace. Un plan sur l’emballement furieux d’un taureau qui massacre une mule, la pluie qui tombe, des ciels troublés qui débordent du cadre : pas de leçon de relativisation, mais le constat pudique que, face à la lente détérioration de l’amour, le cosmos continue. Et c’est peut-être la plus grande réussite de Nuestro Tiempo : prendre le temps de filmer les éléments naturels sans chercher à leur donner un logos.

Entre les intempéries climatiques et les hommes, pas d’analogies illustratives, mais une conversation continue. Reygadas laisse être les plaines, il accueille leur silence, leur absence de réponse. Ici le silence des espaces infinis n’effraie ni ne console. Il se contente d’être là, sans transcendance. L’homme n’en est que plus seul. Reygadas filme sans ambition totalisante, sans métaphysique, s’éloignant là d’un Terence Malick (pourtant proche, pour le goût des plans flottants et « cosmophile »), sans romantisme ni esthétisation outrancière. Le ciel lourd d’un orage à venir, la boue qui recouvre les corps des enfants, sont des spectateurs sans regards ni leçon à donner. C’est l’élégance de Reygadas de ne les charger d’aucun poids mythologique.

Il y a un courage absolu de la verbalisation, dans le réel en général comme dans l’écriture, ici, de la fiction.

En cela le film de Reygadas est à opposer absolument au prétentieux Roma de son compatriote mexicain Alfonso Cuarón, qui filmait, à sa manière, le même propos, en inversant les rôles : une femme confrontée à la disparition de son homme. Mais là où Cuarón drapait ses personnages dans leurs silences, les enfermait dans leurs faces suppliciées, puisant dans le mutisme contrit, la prostration lacrymale, une supposée expressivité maximale – profitant de cette facilité qu’offre le non-dit pour s’épargner de creuser la parole – Reygadas a le courage d’écrire une parole qui se cherche, à travers des personnages qui se parlent, qui tentent des réponses aux questions qui se posent à eux : comment s’aimer dans le temps ?

Il y a un courage absolu de la verbalisation, dans le réel en général comme dans l’écriture, ici, de la fiction, que Reygadas endosse. La recherche de mots justes, outre évoquer l’humanité de personnages qui s’empêtrent dans une parole jamais parfaitement adéquate aux sentiments, révèle surtout tout le souci – le soin – porté à l’autre.

A ce titre, l’une des plus belles séquences du film est la lettre qu’Esther écrit et lit à Juan, le temps d’un plan où sa voix, en off, semble faire avancer la caméra au rythme de ses mots, celle-ci traversant des cieux crépusculaires et brumeux, quelque part au-dessus d’une ville de gratte-ciels et de lumières ondulantes. Dans cette lettre sublime, aveu d’amour absolu malgré les forces centrifuges qui la déportent de Juan, Esther tente de comprendre ce qu’elle appelle son « processo » personnel : opaque manière qu’elle a de nommer son désir de vivre pour elle-même. Derrière cette formule terre à terre (effet de traduction ?), derrière ce processus qui, nommé ainsi, évoque une gestion mathématisable des affects, Esther elle-même ne semble pas bien savoir ce qui se joue.

Aux limites de l’abstraction, les plans célestes, striés de phares de voitures agités comme des mouvements browniens, marquent une pause dans la continuité narrative du film, manière pour le couple, comme pour le spectateur, de s’extraire de l’apnée. Ambiguïté des images toutefois : faite depuis le ciel, cette déclaration a quelque chose de fantôme. Ambiguïté des cadrages : un homme se tient à côté d’Esther, met sa mains sur son épaule, lui fait l’amour, sans qu’on puisse identifier son visage. Le cadre ne lui donne qu’un corps, à défaut d’une identité, de sorte qu’on ne sait s’il s’agit de Juan ou d’un autre homme.

Étrange objet filmique, qui oscille entre de multiples genres, méditation amoureuse, mais aussi fresque sociale ambiguë : qui sont Juan et Esther, ces propriétaires terriens mexicains parfois rustres, dont les rapports harmonieux avec leurs domestiques restent des rapports ancillaires et conservateurs, qu’on découvre, au fur et à mesure, aller à l’opéra, écrire de la poésie, lire dans leur immense bibliothèque couverte de livres ? Le couple est si central qu’il renvoie tout personnage secondaire – essentiellement les domestiques –  au décor : ceux-ci, dès lors, sont-ils du côté de la nature, des taureaux, ou des hommes ?

En les reléguant à un tel arrière-plan, Reygadas attaque subrepticement l’indifférence bourgeoise, son odieuse négation de ce qui ne la concerne pas. Des plans symbolistes – long plan sur un avion à l’atterrissage – d’autres presque surréalistes –l’improbable intrusion d’un chanteur de rock au ranch – continuent d’élargir le spectre formel du film, qui échappe de ce fait à tout genre identifiable.

À ce titre, la scène d’ouverture fait figure d’invitation sensorielle, hors du cadre strictement narratif : des enfants et des adolescents, s’amusent dans l’eau et la boue, au bord d’un lac. Avec une infinie douceur, à travers la célébration vive du présent immédiat, Reygadas filme ce qui s’apprête à périr, sans qu’un tel sens, pourtant, affleure dans les images. Ce n’est que rétrospectivement que l’intelligibilité surviendra.

Le film pourrait s’arrêter là, à la lecture de la lettre d’Esther, mais il se poursuit en une heure supplémentaire des soubresauts douloureux d’une histoire qui tourne en rond, dans lesquels Juan achève de tout gâcher. Le film, dans sa dernière partie, patine, comme l’esprit de Juan, devenu pathétique, le nez plein de cocaïne, la mâchoire défaillante : on voudrait que cette histoire épuisée s’arrête, que le film interrompe sa démesure formelle pénible, qui rend pourtant palpable le vacillement de Juan.

Nuestro tiempo se nimbe d’une dimension supplémentaire lorsqu’on découvre que Juan et Esther sont joués par Carlos Reygadas et sa femme, Natalia Lopez : le voyeurisme du personnage devient celui de Reygadas lui-même, posant la double question de la nature cathartique et conjuratoire de la représentation. La fiction peut-elle, en anticipant le réel, celui-ci ?

À travers cette mise en abyme, Reygadas interroge, à pas de loup, la force et les limites de toute mise en scène : celle de Juan avec sa femme, celle de Reygadas avec ses comédiens, celle du faux pour mieux organiser le vrai. Et pendant que le désir s’invente des stratégies pour survivre, les grandes plaines, elles, continuent de durer.

 

Carlos Reygadas, Nuestro tiempo, en salles

 

 

 


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