Éducation

Lycée : réflexions sur une réforme

Politiste

La réforme du lycée, dont l’essentiel de l’application débutera à la rentrée de septembre 2019, fait l’objet – jusque dans les colonnes d’AOC – de vives contestations. Pierre Mathiot, l’auteur du rapport qui a inspiré la réforme, y répond point par point, proposant de dépasser les approches binaires, tout en rappelant que personne n’est en la matière détenteur de la vérité, ni ne peut s’ériger en seul défenseur de l’école publique.

Pour avoir été en janvier 2018 le rédacteur du rapport dont s’est inspiré le ministre Jean-Michel Blanquer pour proposer la réforme du bac et du lycée général et technologique, j’ai, et cela est à la fois normal et souhaitable en démocratie, la chance d’être soumis à la question dans divers articles et prises de position, notamment dans AOC. Je voudrais partir ici ce que je pense avoir identifié comme les critiques les plus fortes ou les plus récurrentes pour essayer de proposer quelques pistes d’analyse dont j’espère qu’elles aideront à dépasser les approches souvent binaires.

Je suis en effet frappé par le caractère souvent définitif, extraordinairement affirmatif voire prophétique, fortement intentionnaliste, des textes que je lis. Tout se passe comme si la réforme, et ses « responsables », avaient eu depuis le départ un objectif caché : détruire un système par essence efficace et égalitaire dans une perspective élitiste et, bien sûr, néo-libérale c’est-à-dire, en gros, sacrifier le lycée en commençant par les élèves les plus fragiles pour faire des économies.

Je suis frappé de voir qu’à force de stigmatiser a priori la réforme, ceux qui portent la critique en arrivent à faire comme si le lycée et le bac actuels étaient parés de toutes les vertus, qu’ils assuraient même une égalité de traitement et de « chances » entre les établissements et entre les élèves. On en vient par exemple à défendre mordicus les TPE – dont la création fût en son temps largement critiquée – ou l’accumulation des épreuves au mois de juin.

Parfois, il me vient l’idée singulière que Boudon se cache derrière Bourdieu, que derrière le mantra des inégalités se dissimule une sociologie sauvage des effets pervers.

Parmi ces critiques, l’utilisation de l’argument du creusement des inégalités scolaires que porte presque mécaniquement la réforme est celui qui me chagrine le plus : comme si le lycée général actuel – au passage rien ou presque dans ce que je lis concerne le bac technologique – était égalitaire ; comme si les conditions de réussite de toutes et tous étaient réunies, tant au lycée que dans l’enseignement supérieur ; comme si les moyens très élevés accordés par l’État au Lycée (38% supérieurs par élève à la moyenne de l’OCDE) produisaient des résultats remarquables, et d’abord au bénéfice des plus fragiles socialement et culturellement. Je ne sais pas pourquoi mais lorsque des collègues prétendent parler au nom des élèves les plus « dominés » – comme pour dénoncer l’épreuve dite du « grand oral » par exemple –, j’ai comme le sentiment que ce qui est en jeu ce sont moins ces élèves là que d’autres préoccupations.

Parfois, il me vient l’idée singulière que Boudon se cache derrière Bourdieu, que derrière le mantra des inégalités se dissimule une sociologie sauvage des effets pervers : on est tellement convaincu que la réforme aboutira à une situation pire que la situation actuelle que l’on en vient à défendre un statu quo insatisfaisant.

Ce qui est à l’œuvre aussi, souvent, dans les prises de position critiques est une forme raffinée de négation de la complexité et de sanctification de la « réalité du terrain » et de l’égalité entre les établissements. Comme si tous les lycées étaient logés à la même enseigne. Ce qui se joue aussi de façon frappante est une forme de « culture de classe (sociale) » revisitée, dans laquelle les enseignants se grandiraient à refuser toutes les formes de « collaboration » avec la hiérarchie, composée largement d’anciens enseignants qui auraient trahi en accédant à des positions de « pouvoir ». Le refus, par exemple, de faire du Conseil pédagogique, créé en 2010, et qui reste trop souvent une coquille vide, une véritable instance de coopération est symptomatique d’une école de la défiance.

Le fait d’avoir été l’un des protagonistes de la réforme ne m’enlève, je l’espère, ni ma lucidité ni ma liberté de ton, quand bien même je suis évidemment en soutien de ce qui se met en œuvre depuis février 2018. Disons-le donc clairement : une réforme d’une telle ampleur ne peut pas être réalisée de façon satisfaisante en quelques mois et s’accompagnera à l’évidence d’ajustements divers (offre de spécialités, programmes, organisation des épreuves…) dans les années qui viennent.

Il n’y a aucune raison de s’en offusquer. Il en a toujours été ainsi lorsque l’éducation nationale a mis en œuvre une réforme. Les choses se mettront donc progressivement en place. A la rentrée prochaine, par exemple, les nouveaux élèves de 3ème et leurs parents connaîtront l’offre de spécialités de leur lycée et le premier trimestre permettra un travail plus complet de réflexion que cela n’a été le cas cette année.

On stigmatise souvent, et à raison, sa lourdeur [1], mais le Ministère sait tenir compte de ce qui ne va pas et le modifier. Son fonctionnement, loin des représentations que l’on s’en fait, est largement incrémental. J’ajoute que la « réussite » de la réforme ne dépend pas que de l’éducation nationale mais aussi, voire surtout, de la capacité réelle des divers acteurs de l’enseignement supérieur à accompagner les lycéens dans leur orientation. La production d’attendus trop cadrés par telle ou telle filière du Sup, comme cela semble malheureusement être le cas parfois, ne correspond pas à l’esprit de la réforme que nous avons voulu car ils fermeraient par trop le champ des possibles.

J’espère ici que la perspective du bac 2021, et de ses premiers lauréats, conduira à un aggiornamento des attendus. Plus généralement, la nécessité que nous avons de penser le continuum bac-3/bac+3 implique que l’accueil dans l’enseignement supérieur fasse droit au fait que les nouveaux étudiants doivent systématiquement y bénéficier de mécanismes d’accompagnement et de renforcement.

Notre point de départ résidait dans un triple constat : la lourdeur de l’organisation du bac, les questions posées par sa valeur certificative, le lien incertain entre le lycée et l’enseignement supérieur.

La mission qui a été confiée au ministre par le président de la République concernait d’abord, on l’a déjà oublié, la réforme du bac général et technologique, puis ses implications sur l’organisation du lycée. L’objectif calendaire était que sa première « promotion » en soit diplômée en 2021. Cela supposait donc d’agir relativement vite, car les élèves de seconde étaient concernés dès la rentrée 2018. Or une rentrée scolaire se détermine très largement au mois de janvier. Je rappelle que notre point de départ résidait dans un triple constat : la lourdeur de l’organisation du bac, les questions posées par sa valeur certificative, le lien incertain entre le lycée et l’enseignement supérieur.

Le document que j’ai remis au ministre le 24 janvier 2018, devenu le  «rapport Mathiot», était le résultat de plus de 100 auditions et de déplacements en académies. Il a servi de trame générale à la décision finale puis à mise en œuvre dont je n’ai pas la responsabilité. S’agissant du bac et de son organisation, une très grande part de mes propositions a été retenue. S’agissant de l’organisation du lycée, moins. Mon travail était en effet sans doute plus « disruptif » que ce qui a été finalement arrêté par le ministre, si l’on pense par exemple à la semestrialisation du cursus ou à l’organisation en majeures et mineures. Mais les règles du jeu étaient parfaitement claires dès le départ : je travaillais et proposais en totale liberté, le ministre tranchait ensuite en totale liberté.

Ajoutons, mais cela est une évidence, qu’entre une décision et sa mise en œuvre se jouent des enjeux multiples, dont on n’a d’ailleurs pas toujours mesuré l’acuité, qui peuvent déporter l’attention collective d’une ambition générale vers des considérations plus spécifiques et sans doute, parfois, produire des effets imprévus ou non désirés. Il n’est pas anodin de constater que l’on ne parle presque plus du baccalauréat, presque jamais du tronc commun ou de l’accompagnement à l’orientation, jamais du bac technologique et, presque toujours, du choix des spécialités qui ne constitue qu’une partie de la réforme.

Ce que l’on mesure sans doute mal lorsque l’on ne fait pas partie du monde de l’éducation nationale en général, et du lycée plus spécifiquement, c’est que l’on se trouve face à un ensemble hétérogène qui rassemble à la fois des visions du monde différentes (organisations syndicales, associations de parents, organisations lycéennes…), une multitude d’intérêts catégoriels et des dispositifs tellement sédimentés que plus personne ne sait ce qui les justifient. Chaque discipline dispose d’une ou plusieurs associations professionnelles, elles-mêmes différentes entre bac général et bac technologique, sans parler bien sûr des associations des professeurs des classes préparatoires. Et chacun de ces protagonistes produit un discours sur le lycée.

De cela il ressort un constat simple : il est extrêmement difficile voire impossible de produire un propos commun qui transcende les divers intérêts en présence, intérêts qui renvoient souvent – mais on peut le comprendre – à des questions de ressources humaines : combien d’heures pour ma discipline, c’est-à-dire quelle perspective de développement ou quels « risques » pour elle. Où il apparaît finalement que le plus simple est de ne toucher à rien.

Proposer une réforme globale qui concerne des centaines de milliers d’élèves, de professeurs, de personnels de direction, de parents c’est avoir en tête que les enjeux ne sont nécessairement pas perçus de la même manière selon que l’on raisonne sur l’ensemble du système, depuis la rue de Grenelle, ou que l’on se situe sur le terrain, dans son lycée. Ainsi, par exemple, réfléchir sur le volume horaire hebdomadaire d’un enseignement, sur la création d’un autre, induit des effets en termes de ressources humaines dont la gestion globale est complexe. Si, par exemple, tout le monde s’est réjouit de la création d’un enseignement de spécialité autour du numérique, il est évident que cette innovation soulève des enjeux importants de ressources enseignantes disponibles dont la résolution prendra probablement plusieurs années et empêche sa mise en place immédiate dans tous les lycées.

Et, à l’inverse de ce qu’on lit parfois, le problème ne réside pas dans une réduction des moyens budgétaires mais, plus prosaïquement, dans l’absence de viviers nécessaires de candidats aux métiers d’enseignants, problème que l’on ne peut pas régler en une seule année scolaire. Sait-on que les 45 000 emplois créés dans l’éducation nationale durant le quinquennat Hollande ont eu pour conséquence un nombre jamais égalé d’enseignants contractuels, très simplement parce que « l’offre » de postes n’a pas rencontré un nombre suffisant de candidats ?

Une lecture non exhaustive de la production critique sur la réforme permet d’identifier sept points principaux. Je m’excuse ici de ne pas répondre à des remarques plus précises, faute de place.

D’une certaine façon cette querelle est sans issue : quand je parle global, on répond local.

Le premier, très fréquent, concerne la crainte de l’accroissement des inégalités sociales et territoriales Cette critique serait tout à fait recevable si, d’une part, le système actuel était égalitaire et si, d’autre part, on savait déjà par avance les résultats de la réforme ou ses effets, ce qui relève d’un exercice prophétique que d’aucun font avec une aisance impressionnante.

Rappelons donc simplement trois choses. Tout d’abord, l’accès aux séries actuelles du bac général fait déjà l’objet d’un « tri » préalable, à la fin du collège ou de la classe de seconde, qui réduit fortement la diversité sociale à l’entrée en 1ère. Et on ne dit rien ici du profil de ceux qui, ensuite, intègrent la série S puis l’option mathématique dans cette série, obtiennent le bac avec une mention très bien et accèdent aux classes préparatoires. On pourrait ajouter que ce tri continue lors de l’accès à l’enseignement supérieur, puis lorsque l’on regarde qui accède ou pas, par exemple, à la 2ème année de Licence.

Précisons ensuite que la dotation des lycées – dotation horaire globale et masse salariale – ne repose sur aucune politique d’affectation de moyens que l’on pourrait qualifier d’égalitaire. Les lycéens ne bénéficient à l’évidence pas des mêmes conditions d’enseignement et, qu’on le regrette ou pas, il en a toujours été ainsi. Si l’on veut enfin tendre vers cet objectif, alors il faudra prendre aux « riches », souvent des lycées de centre-ville, pour donner aux « pauvres », c’est-à-dire déplacer des enseignants. La réforme, on le sait peu, est l’occasion de mettre enfin en place des mécanismes d’allocation plus égalitaire des moyens entre lycées sur le modèle du collège, mais cela n’existe pas actuellement.

Les sept spécialités de « base » du nouveau lycée seront proposées dans 92% des établissements à la rentrée quand les 3 séries du bac général (S, ES et L) le sont aujourd’hui dans 84%. Bien sûr, ici ou là, des options sont mises en cause ou l’offre se « limitent » à 7 spécialités, ce qui suscitent des critiques. Le problème est que là où le ministre et le recteur voient à juste raison une stabilité globale ou académique de l’offre, les enseignants de tel ou tel lycée peuvent constater la réduction de l’offre. À l’inverse, bien sûr, aucun collectif d’enseignants ne fera de tribune pour se féliciter de proposer 10 spécialités à la rentrée prochaine. D’une certaine façon cette querelle est sans issue : quand je parle global, on répond local.

Une autre critique récurrente concerne la réduction des moyens. Ce sont au total 1 000 emplois d’enseignants (sur 800 000) qui ne seront pas remplacés à la rentrée 2019, l’essentiel au collège et au lycée alors que ces deux niveaux scolaires connaissent, pour quelques années encore, une augmentation de leurs effectifs. Même si cette diminution sera compensée par l’augmentation des heures supplémentaires, ce n’était pas nécessairement une annonce destinée à rassurer les enseignants au moment même de la réforme. Et cela est bien sûr de nature à alimenter un discours « austéritaire ». Le ministre lui-même en était conscient qui a négocié avec le premier ministre pour réduire le chiffre initialement prévu. Pourtant, si l’on en croit le principal syndicat des personnels de direction, le SNPDEN, les moyens alloués globalement aux lycées ne baisseront pas.

Le lycée en France est globalement très bien doté et si un effort particulier devait être fait il concernerait le lycée professionnel et, bien sûr, les rémunérations des professeurs.

On devrait néanmoins pouvoir interroger sérieusement la relation moyens/résultats et essayer de sortir de cette sorte du piège qui consiste, pour beaucoup d’acteurs du système, à faire de l’augmentation du nombre des postes l’alpha et l’omega de leurs revendications et de « l’amélioration » du système. Mon analyse est que cela fonctionne aussi comme une forme de facilité de langage qui empêche de penser. Le lycée en France est globalement très bien doté et si un effort particulier devait être fait il concernerait le lycée professionnel et, bien sûr, les rémunérations des professeurs.

Si nous regardions parfois un peu au-delà des frontières, on constaterait que nous proposons beaucoup d’heures/semaine, beaucoup d’options parfois suivies par très peu d’élèves pour un niveau de « performance globale du système » très moyen et qui, de surcroit, est devenu de moins en moins élastique aux moyens : la présidence Sarkozy supprime des postes, la présidence Hollande en créé or le nombre d’élèves par classe ne change pas, pas plus que leurs résultats aux tests (dont la comparabilité internationale est plus acceptable que les résultats au bac).

Évoquons maintenant la crainte d’une remise en cause du caractère national du baccalauréat. Le bac est et demeure le diplôme de fin d’études secondaires et le premier titre de l’enseignement supérieur. À cet égard, il conserve bien entendu son caractère national. Ce qui est mis en cause, parfois, est le fait que l’instauration d’un contrôle continu, qui comptera pour 30% du total, et la prise en compte des bulletins du cycle terminal, pour 10%, donnera au diplôme un « poids local » qui atténuerait son caractère national.

Cette critique repose sur un enchantement artificiel de la situation actuelle. L’idée selon laquelle le bac dans sa formule actuelle garantit une forme de scientificité de la notation est contestable, pour ne pas dire réfutée par les travaux docimologiques. Malgré l’anonymat des copies, les correcteurs ne notent pas de façon « scientifique », les écarts de notes entre deux correcteurs sont souvent élevés, le double correction des copies tests – y compris en Mathématiques – donne des résultats étonnants, les moyennes académiques sont différentes et, d’ailleurs, les sujets donnés le sont aussi. À cela s’ajoute les épreuves orales : les correcteurs connaissent le lycée d’origine des candidats et ajustent parfois leur notation, les enseignants de langue notent des élèves de leur propre lycée, idem pour les professeurs d’EPS…

Ajoutons un point crucial lorsque l’on parle de traitement égalitaire des lycéens. Dans le système actuel, on le sait, les résultats obtenus au bac ne comptent pour rien du tout dans la décision d’affectation dans l’enseignement supérieur. Ce qui est demandé in fine c’est « simplement » de produire le document qui prouve qu’on a obtenu le bac. Dans l’immense majorité des situations, l’affectation est notifiée au lycéen AVANT la fin des épreuves du bac. En revanche, toutes les filières sélectives de l’enseignement supérieur – qui ont totalisé rappelons-le plus des deux tiers de tous les vœux exprimés en 2018 sur ParcourSup – examinent des dossiers non anonymes qui permettent notamment de savoir de quel lycée vient un candidat et très souvent, d’ajuster les résultats obtenus en fonction de sa « réputation ».

Le but recherché ici avec la réforme est double : permettre d’abord que l’essentiel des résultats obtenus pour le bac (80%) soit connus au moment de la procédure ParcourSup, ce qui permettra de donner au bac une importance qu’il n’a pas aujourd’hui ; permettre ensuite que le travail régulier conduit dans la durée des classes de 1ère et de terminale soit mieux pris en compte qu’il ne l’est aujourd’hui.

On entend aussi beaucoup de craintes sur le caractère décisif du choix des spécialités en seconde. Une fois encore regardons la situation actuelle sans l’idéaliser. Les élèves de seconde en choisissant, avec plus ou moins de marge de jeu, leur série pour la 1ère opéraient déjà un choix qui les « classaient » par rapport à ce qu’ils pourraient envisager de faire dans l’enseignement supérieur. D’ailleurs, la fortune de la série S tenait moins à son prestige scientifique qu’au fait qu’elle ne fermait pas de porte. Manière de dire que les autres séries fermaient des portes et que, de facto, le choix en fin de seconde était déjà un choix « classant ».

Il est pour le moins extraordinaire de prétendre que l’on passerait d’un système qui permet aux élèves de choisir tranquillement, à un système de pré-affectation décisif et définitif dès la seconde.

Ajoutons à cela le fait que la liberté de choisir était toute relative, largement liée aux résultats scolaires, et que les élèves ont à 15 ans des niveaux de maturité différents – et des parents plus ou moins « orienteurs » selon leur niveau social – qui interdit de poser un diagnostic univoque. Ceci pour dire qu’il est pour le moins extraordinaire de prétendre que l’on passerait d’un seul coup d’un système qui permet aux élèves de choisir tranquillement, de « monter en puissance » jusqu’à la terminale pour ce qui concerne leurs projets, à un système de pré-affectation décisif et définitif dès la seconde.

Il reste que, pour que cette partie de la réforme donne sa pleine mesure, deux conditions au moins doivent être réunies : d’abord, j’en ai déjà dit un mot, que les attendus du Sup demeurent généralistes ; ensuite que les heures dédiées, dès la seconde puis durant le cycle terminal, à l’accompagnement des élèves, soient véritablement utilisées dans ce but, sauf à entretenir les inégalités malheureusement classiques liées à leurs origines socio-culturelles.

Concernant les programmes, autre sujet de controverse, il est patent que les contraintes calendaires ont conduit le Conseil National des Programmes à travailler de façon très rapide. Au moment où j’écris, les programmes de terminale ne sont pas disponibles. Or c’est lorsqu’on connaîtra l’ensemble du menu que l’on pourra en faire une analyse complète. Le nombre de programmes à écrire combiné au volume des personnes mobilisées pour le faire (plusieurs centaines) permet à tout le moins de mettre en cause l’idée d’une sorte de « projet caché » destiné à les orienter dans tel ou tel sens.

Logiquement, et comme à chaque fois que les programmes ont été partiellement ou fortement réécrits, les critiques sont redondantes et contradictoires. Les programmes sont soit trop exigeants, soit laxistes ; trop ou pas assez ambitieux les nouvelles spécialités donnent aussi droit à des critiques qui soulignent qu’ils ne sont pas assez disciplinaires, situation logique pour des enseignements qui sont justement destinés à croiser ou associer des regards disciplinaires différents. Je précise tout de même avoir rencontré nombre d’enseignants, peu diserts par ailleurs, qui se félicitent des nouveaux programmes.

Il n’en reste pas moins que des questions se posent qui ne pourront être sérieusement réglées que in situ : les programmes de la seconde à la terminale (et surtout ceux du cycle terminal) sont-ils cohérents et assurent-ils une progressivité ? Le programme de la spécialité de mathématiques sera-t-il abordable pour des élèves non excellents en maths ? Les programmes, et plus sûrement leur répartition entre enseignants, des spécialités bi ou tri-disciplinaires vont-ils atteindre leurs objectifs ? Le programme de tronc commun de l’enseignement scientifique pourra-t-il être proposé à des classes hétérogènes ?…

Ces interrogations ne sont pas si différentes que cela de celles qui se sont fait jour à chaque fois que les programmes ont été remodelés, et à chaque fois le ministère, fort des remontées de terrain, a opéré des ajustements.

L’une des motivations premières de la réforme, on l’a oublié en partie, était de modifier le tempo de l’année de terminale, de réduire le nombre des épreuves finales passées durant le mois de juin et de répartir le travail évalué pour le bac sur les années de 1ère et de terminale. Or on lui reproche la lourdeur du contrôle continu.

S’il existe un risque de lourdeur, j’insiste sur le fait que cela est d’abord le résultat d’une incapacité des organisations enseignantes à imaginer un système géré de façon souple.

En travaillant sur le rapport, j’ai pris rapidement conscience d’une sorte d’aporie : l’immense majorité des parties prenantes du système critiquait la concentration des épreuves et ses conséquences, tant sur le fonctionnement du lycée que sur le rythme et les méthodes de travail des élèves, mais, en même temps, se méfiait d’un contrôle continu dont la gestion serait laissée à la liberté des établissements.

Ce qui était pointé là concernait moins la possible remise en cause du caractère national du bac que des effets sur l’ambiance scolaire : remise en cause de la notation en cas de note médiocre, pressions exercées par les parents sur les professeurs, difficulté pour les enseignants d’assumer leur notation face aux élèves… Et alors que j’avais plaidé en faveur d’une approche largement déconcentrée du système – adossée néanmoins à des banques nationales de sujets et à des exigences d’anonymisation des copies – l’accord qui s’est fait jour entre les organisations syndicales et le ministère a porté sur un mécanisme très (trop) encadré de contrôle continu.

Si je reconnais donc bien volontiers qu’il existe un risque de voir la lourdeur excessive du mois de juin se disséminer en quelque sorte sur les mois qui précèdent, j’insiste sur le fait que cela est d’abord le résultat d’une incapacité des organisations enseignantes à imaginer un système géré de façon souple, établissement par établissement ou par bassins d’établissements.

Ce qui avait ma faveur était un système dans lequel les bacs blancs étaient en quelque sorte officialisés et leurs résultats pris en compte au titre du contrôle continu. Je crois savoir que les proviseurs et les services du ministère y étaient favorables et que c’est pour donner raison aux organisations enseignantes qu’a été finalement mis sur pieds le dispositif qui prendra corps en classe de 1ère à la rentrée prochaine. J’espère que des ajustements auront lieu dans les années suivantes, dans le sens d’une plus grande confiance organisationnelle donnée aux lycées. Mais je me permets d’insister sur un point : si le mécanisme de contrôle continu s’avère finalement lourd à gérer c’est d’abord parce que les enseignants ont exprimé des craintes d’avoir à assumer une organisation lycée par lycée, ou bassin par bassin.

Si la critique tend à renvoyer dos-à-dos le système actuel et celui qui sera mis en place, à aucun moment, jamais, on a entendu de propositions réellement alternatives. Comme s’il était logique de dénoncer et tout aussi logique de ne jamais rien proposer à la place.

Enfin, la réforme est accusée d’organiser la concurrence entre établissements (sans parler de celle entre enseignants) en les invitant à faire preuve d’autonomie organisationnelle, et de mettre en cause l’égalité de traitement entre les élèves sur le territoire. Au fond, l’éducation nationale serait sur le point de n’être plus nationale.

Cette remarque aurait du sens si cette égalité avait effectivement existé un jour ! On a le droit bien entendu de se ranger derrière un principe et de faire comme si ce principe était vérifié en pratique. Mais on peut aussi avoir l’honnêteté de reconnaître, quelle que soit par ailleurs la position que l’on occupe dans le système, que la réalité n’est ni à l’égalité, ni à la gestion homogène partout et toujours des lycées et des élèves. Un lycée a toujours été géré localement, à partir bien sûr de règles nationales, ce qui est somme toute logique car le ministère ou le rectorat sont trop éloignés des particularités locales pour bien les connaître et les appréhender.

Je sais bien que mon propos n’apaisera en rien les critiques, voire même qu’il en nourrira probablement de nouvelles.

La réforme, pour autant que ses diverses parties prenantes se fassent confiance, est une opportunité pour aller plus moins dans une autonomie assumée. Un lycée dispose d’une latitude de manœuvre non négligeable pour s’organiser, à la condition bien entendu que l’équipe de direction et les enseignants, en accord avec les parents d’élèves et les élèves, y trouvent du sens et s’organisent de façon à ce que cela repose sur une responsabilité partagée. Je ne peux m’empêcher de dire ici combien je suis frappé de constater l’existence de différences aussi grandes entre des établissements tout à fait comparables, selon que le dialogue existe ou pas entre les collègues, entre eux et la direction, avec les parents et les élèves.

Je sais bien que mon propos n’apaisera en rien les critiques, voire même qu’il en nourrira probablement de nouvelles. Ce que je souhaite simplement c’est que l’on sorte de la « binarité »  – les bons contre les méchants – et que soient abandonnées les postures morales ou moralisatrices par lesquelles on s’approprie à peu de frais les « bonnes causes » – lutter contre les inégalités, défendre le service public… –  et on se refuse à regarder le monde tel qu’il est et a sans doute toujours été.

S’essayer à réformer un système défaillant c’est bien entendu courir le risque que la réforme soit impopulaire, incomplète voire même inefficace mais c’est à tout le moins proposer des décisions, arbitrer entre des positions irréductibles, assumer l’hyper complexité, bref c’est s’essayer à la responsabilité.


[1] Un chiffre un seul : 50% des fonctionnaires d’État appartiennent à l’éducation nationale.

Pierre Mathiot

Politiste, Professeur Sciences Po Lille

La France Malheureuse

Par

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Notes

[1] Un chiffre un seul : 50% des fonctionnaires d’État appartiennent à l’éducation nationale.