Ravagé de peinture et d’amour – sur La Solitude Caravage de Yannick Haenel
Quelques jours après qu’on a annoncé la mise aux enchères d’un tableau retrouvé dans un grenier toulousain, attribué non sans débat au Caravage, le romancier et essayiste italophile Yannick Haenel sortait un récit enfiévré et scrutateur en compagnie du peintre qui en vingt ans de carrière a révolutionné la peinture.
Ce livre s’ajoute à la vaste liste des textes sur l’art commis par des écrivains – tels Diderot, Baudelaire, Proust, Bataille, Genet, Malraux, Sartre, Sollers… – qui sont d’office dédouanés de l’exigence rigoureuse attendue d’un historien d’art. Yannick Haenel s’écarte encore un peu plus du scientifique objectif qu’il mêle à l’histoire du Caravage sa propre histoire, et c’est ce « je » qui nous donne à voir la vie et l’œuvre du peintre lombard.
S’il n’est pas historien d’art, Yannick Haenel a lu les principales monographies consacrées au Caravage, s’est rendu dans nombre des différents musées conservant ses œuvres, et surtout, en vivant une année à Rome comme pensionnaire de la villa Médicis, la ville qui a fait et défait le Caravage, il a compris le maître, au sens littéral de prendre avec. Son érudition marche main dans la main avec une honnête subjectivité : ce livre est son dialogue personnel avec le peintre, mais aussi une entreprise de persuasion, il veut nous faire partager son adoration. De nombreuses fois il écrit « j’aime bien quand », souvent il avoue aussi qu’il ne sait pas. La peinture, comme la littérature, a ses secrets, ses impensés, des régions « où l’ étincelle se produit d’elle-même ». Un grand tableau possède « une subtilité qui a disparu du langage de tous les jours ».
C’est donc un livre qu’il faut lire si l’on aime ou si l’on veut rencontrer le Caravage, mais aussi la littérature, car Yannick Haenel explore sa propre quête d’écrivain, en dénouant les liens tenus entre peinture et écriture (« Appelles-tu la peinture “poésie muette“, écrit Léonard de Vinci dans ses carnets, le peintre peut qualifier de “peinture aveugle“ l’art du poète »).
La peinture est expérience, c’est ce qu’affirme Haenel regardeur, amoureux de Judith qui sera son initiatrice à l’âge de 15 ans.
Comme aucune illustration ne vient étayer ses descriptions contrairement aux ouvrages dialectiques, à charge pour le lecteur d’aller voir ailleurs s’il le souhaite. Ou de se laisser faire par Haenel, qui le prend par la main, l’emmène dans les rues de Rome, lui présente les modèles du Caravage, ses maîtresses, ses ennemis et ses protecteurs, dans l’atelier du peintre qui sent la sueur, le vin et l’huile de lin, et le voilà qui le plante devant les tableaux. Il le tient fermement par les épaules car il sait que la tentation sera grande de tourner les talons devant ce qu’il s’apprête à découvrir, comme le lecteur de Lautréamont. Il lui parle à voix basse, « Regarde, regarde les sourcils froncés de Judith, son téton qui saillit sous le corsage, regarde cette tête de Goliath, c’est le Caravage lui-même » !
Alors peu à peu comme des enfants ébahis, on se laisse absorber par le récit/spectacle. La peinture est expérience, c’est ce qu’affirme Haenel regardeur, amoureux de Judith qui sera son initiatrice à l’âge de 15 ans, dans la solitude virile du pensionnat du prytanée militaire de La Flêche. Cet amour adolescent pour Judith « a fait disparaître en (lui) tout ce qui ne relève pas de l’érotisme », saisi par ce que « la peinture et l’écriture avaient à voir avec le monde qu’ouvrent les étreintes sexuelles ».
À regarder la soixantaine d’œuvres que le Caravage a réalisées de 1592 à 1610 lorsqu’il meurt à l’âge de 39 ans, seul et malade, on se demande si Pascal Quignard n’a pas intitulé son livre Le Sexe et l’effroi à cause du Caravage. Quasiment chaque scène chez lui se déroule dans ce que l’on associe à l’école de peinture qu’il a initiée, le clair-obscur. Or, comme le dit Quignard, toute étreinte se fonde sur la nuit primitive, la « nuit sexuelle » qui contient l’image parente (« Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu »), la pénombre utérine dont on sort. Ainsi il en va des compositions du Caravage, des espaces clos et sombres, comme son atelier qui était éclairé d’une seule lampe. Après des siècles de peinture sous des voûtes célestes bleu pâle, nous rentrons à l’intérieur. L’ intérieur de la chose est noir, comme la bouche hurlant de la Méduse ou du garçon qui s’enfuit devant le martyre de St Matthieu, béances qui aspirent et remplissent à la fois notre propre béance.
Yannick Haenel de nous rappeler que sa peinture n’est pas représentation mais bien présentation au sens de rendre présent.
Le noir est « l’espace totalement déterminé, non pas vide mais plein, dense totalement » écrit Louis Marin (in Détruire la peinture). Le noir avance vers le spectateur en même temps qu’il l’aspire, comme une force motrice. C’est aussi le noir qui est la trace du feu, le feu sacré dont Yannick Haenel dotait Michael Cimino dans Tiens ferme ta couronne (prix Médicis 2017) et qui illumine les ténèbres. Dans tout ce noir, la source lumineuse provoque en effet un éblouissement. C’est précisément en découvrant, bel et bien médusé, cette déflagration que Poussin prononcera le fameux « Caravage est venu pour détruire la peinture ». Avec Yannick Haenel on croit l’inverse, et l’on se souvient du mythe grec narré par Pline, l’histoire de la fille du potier de Sicyone qui inventa l’art pictural dans la nuit éclairée au flambeau, en traçant sur le mur, avec un bout de charbon, les contours de l’ombre du visage de l’aimé qui partait au combat. Une flamme dans le noir, des ombres comme des absences, le désir qui réclame la présence. Caravage vient de là.
Et Yannick Haenel de nous rappeler que sa peinture n’est pas représentation (d’où la stérilité des discours sur le réalisme caravagesque) mais bien présentation au sens de rendre présent. Voilà ce que recherche également Yannick Haenel écrivant et vivant, ce venir en être de Pascal. Et c’est là que son livre a une portée salvatrice, il nous relie avec l’urgence d’être du Caravage.
Peindre, dit-on souvent, c’est conjurer la mort, mettre un voile sur les terreurs du gouffre. Or le crime du Caravage est d’avoir peint depuis ce gouffre, ce que Yannick Haenel nomme le Royaume. Ses fonds noirs sont telles les eaux de Narcisse, c’est la mort qu’il regarde en face. Caravage ne raconte pas d’histoires, ni de mensonges. Il met à nu la violence, le sexe, la grâce.
La vérité au-delà du savoir voilà ce que Caravage nous a offert en 1600. En entourant ses sujets d’une obscurité épaisse, en limitant l’information fournie au spectateur il lui offre du même coup l’opacité. Ce qu’on appellera le ténébrisme occulte la transparence, et ouvre la peinture à un monde de possibles impensables avant. Il rompt ainsi l’alliance entre art et savoir, nouée par l’idée albertienne de l’historia comme base indispensable de chaque composition. Mais pour l’historien d’art Itay Sapir « la révolution caravagesque est peut-être en train de se clore actuellement, avec le retour en force de l’information comme élément fondamental de l’art contemporain. »
On osera espérer que la portée de l’œuvre Caravage, comme celle des peintures rupestres ou des corps convulsés de Bacon dépassera la révolution technologique qui a mis entre nos mains des trous noirs d’un nouveau genre diabolique, des puits sans fonds qui abolissent l’expérience de la rencontre et font écran avec le regard. Quelque chose nous dit pourtant que la politisation et la conceptualisation à l’œuvre dans l’art contemporain ne peuvent se substituer à l’émerveillement qui est à l’origine du regard sur la peinture, et peut-être du regard tout court. Comme le dit Novalis, tout le visible tient par l’invisible.
Dans ce livre Yannick Haenel nous rend à ce miracle, à l’événement magique qui se déroule entre cette toile de lin recouvertes de pigments, la main obéissant à l’œil du Caravage, et nous. Son récit s’ouvre par un tableau et se clôt par un autre. Judith décapitant Holopherne (c’est d’ailleurs une autre version de cette scène qui sera vendue sous le nom de Caravage en juin 2019) et la Décollation de Saint Jean-Baptiste. Deux décapitations en train d’être exécutées.
Entre les deux on déambule dans la vie du Caravage et celle de Yannick Haenel en quête du Verbe, ou de l’Amour, ou de la Vérité (« la peinture comme la littérature accueille l’infini »), jusqu’à en perdre la tête.
Comme si entre ces deux scènes, une « déchirure métaphysique » s’était produite en nous. Voilà, on referme le livre. Rien a changé, tout a changé.
Yannick Haenel, La Solitude Caravage, Fayard, 20 février 2019, 336 pages.