Spectacle vivant

En quête de Penelope Sleeps, de Mette Edvardsen

Critique

Dans Penelope Sleeps, que Mette Edvardsen décrit elle-même comme un opéra sans gestes ni récits grandioses, la chorégraphe continue de jouer sur les limites du langage et la puissance de l’imagination. Ainsi, les mots chantés, narrés, récités, lus, appris, ouvrent les espaces et donnent des images. Les corps s’effacent. Aujourd’hui ou au Moyen-Âge, la temporalité est troublée.

Comment créer une relation privilégiée avec une pièce que l’on regarde depuis son siège ? Comment, parfois, la distance physique entre ce que propose les artistes et la place assise se dématérialise ? L’occasion d’être saisi par une pièce qui s’ouvre à vous jusqu’à vous envelopper est bien trop rare pour ne pas être relatée. Ce moment où la pièce vous invite à dialoguer – silencieusement et par la perception – avec elle, sans imposer son rythme est arrivé avec Penelope Sleeps, de Mette Edvardsen, créée en mai pour le Kunstenfestivaldesarts, à Bruxelles (grand temps fort festivalier pour le spectacle vivant). On pourrait dire qu’il s’agit de corps en présence, mais tout aussi bien de mots, d’histoires qui se coupent et de création d’espaces.

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L’horizontalité d’échanges est d’emblée un signal fort envoyé par la chorégraphe Mette Edvardsen, puisque dès l’accueil du public, les spectateurs·rices se retrouvent sur scène, assis·es aux côtés des trois interprètes, allongés sur le dos, en présence d’un harmonium et d’un synthétiseur. Il y a un déjà là : les trois corps de Mette Edvardsen, Matteo Fargion et Angela Hicks, les yeux fermés. Face à nous, les sièges de la salle sont vides et un écran est suspendu. Tout est ouvert – il n’y a pas à proprement parlé de décor –, tout est en attente.

Quelque chose flotte. De Penelope Sleeps, Mette Edvardsen en parle comme d’un opéra sans gestes ni récits grandioses. « Je ne voulais pas exclure les récits en tant que tels, mais laisser plusieurs histoires et matériaux s’enchevêtrer et coexister sans créer d’unité », précise-t-elle dans sa note d’intention. Les mots sont d’abord dits avant d’être chantés et ils peuvent être lus en simultané sur l’écran devant nous. On entend et lit plusieurs récits qui vont se tisser ensemble, avec ou sans logique, passant d’une araignée dans une chambre à l’histoire des couleurs bleue et rouge, ou s’arrêtant à la récitation d’une lettre qui évoque une résidence en Antarctique.

Le sens est dépassé, on se concentre sur la qualité de la voix entendue, son souffle.

Par les mots, l’imaginaire s’embarque : l’attention s’arrête tout d’un coup sur le mot « pingouin », jusqu’à voir la représentation de l’animal flotter, sans véritable volonté de notre part, à côté de l’écran. Les corps sont toujours au sol, parfois, ils se meuvent à quatre pattes, pour revenir assis en tailleur ou allongés sur le dos, dans une lenteur qui ne crée pas d’événement mais une continuité, un flux : celui de la voix. Parlée ou chantée. Une à une ou ensemble, en chœur, la phrase « I am not sorry », devenant un refrain perpétuel, le temps d’une envolée rythmique. Le sens est dépassé, on se concentre sur la qualité de la voix entendue, son souffle. L’on découvre un coffre insoupçonné, derrière la tenue neutre en jean, baskets et large pull violet : celui de la soprano Angela Hicks, habituée à chanter du Rameau ou du Monteverdi. Ici, la musique de Matteo Fargion [1] est minimale. Son corps tourne la manivelle de l’harmonium. Entrelacs de couches : le son se répète et entête.

Ce sont les mots qui sont au centre. Les mots qui sortent du papier. Que serait une écriture devenue entièrement orale ? Dans son projet tentaculaire, Time has fallen asleep in the afternoon sunshine (créé au Kunstenfestivaldesarts en 2017), la référence à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury était la source. Plusieurs performeurs·euses avaient appris un livre ou extrait de livre de Marguerite Duras, Italo Calvino, Milan Kundera, Virginia Woolf… pour le restituer, lors de rendez-vous particuliers à un·e spectateur·trice. Si l’on remonte dans le temps, c’est en 2008, que la chorégraphe commence à créer cette communauté de livres dits vivants, aujourd’hui au nombre de 70, répartis entre Paris, Bruxelles (ville où vit la chorégraphe norvégienne), Oslo, Jérusalem… Depuis, des éditions des versions mémorisées ont été imprimées avec des blancs, des mots ajoutés dans les marges, raturés comme pour matérialiser l’oralité de la réécriture.

Dans Penelope Sleeps, les mots, chantés, narrés, récités, lus, appris, ouvrent les espaces et donnent des images. Les corps s’effacent. Aujourd’hui ou au Moyen-Âge, la temporalité est troublée. Dans un silence momentané, un drone surgit, il bourdonne comme une mouche puis se pose délicatement sur une main pour s’échapper et se taire. Soupir de coccinelle ou de papillon ? A-t-on réellement vu ce drone dans cet espace théâtral qui sonne comme un doux rêve éveillé ? Ce que l’on voit n’a pas été nommé et tout ce qui a été nommé avant n’a jamais pris d’autres formes que celle de l’imaginaire. La chorégraphe continue de jouer sur les limites du langage et la puissance de l’imagination comme dans son solo Black (2011).

Si Mette Edvardsen est une chorégraphe qui utilise beaucoup la présence du texte dans ses travaux, elle construit l’adresse au public toujours différemment.

Premier d’une trilogie, elle n’y fait exister les objets qui l’entourent que parce qu’elle les nomme et dans No Title (2014), deuxième solo qui suit, elle fait disparaître des choses qui existent en essayant de traiter le monde par la négative. « Essayer » : Mette Edvardsen parle de Penelope Sleeps comme d’un essai. Un essai de développer l’écriture. Elle écrit, toujours dans sa note d’intention : « Selon moi, l’écriture est le processus d’écrire, pas seulement le texte qui est produit. L’occasion d’écrire et l’écriture à proprement parler sont une seule et même chose. J’utilise le langage comme matériau et depuis quelques années, je me suis intéressée à l’écriture, je voulais concevoir la chorégraphie comme s’il s’agissait d’écriture. Je voulais élargir la notion de l’écrit, pas en opposition au corps et au mouvement, mais comme son extension. Quelle sorte d’écriture en résulte ? Comment ce genre d’écriture voit-il le jour ? De quoi parle-t-il ? Qu’est-ce qui génère de l’écrit si ce n’est l’écrit lui-même ? »

Toutes les choses sont impermanentes et rien ne dure éternellement. Difficile de donner une chronologie et une temporalité à la pièce Penelope Sleeps. Elle dure à peu près une heure et demi. Et les fils se font et se défont, mais impossible de déceler la logique interne qui structure l’ensemble. Le texte n’est qu’un prétexte. Si Mette Edvardsen est une chorégraphe qui utilise beaucoup la présence du texte dans ses travaux, elle construit l’adresse au public toujours différemment. Dans Time has fallen asleep in the afternoon sunshine, où les spectateurs·rices prenaient rendez-vous avec un·e performeur·se qui leur disait, yeux dans les yeux, un extrait d’un livre, appris et digéré par leur corps, l’adresse est frontale, au plus près. Le moindre mouvement de paupière entre en jeu dans la relation et il s’agit d’un seul et même récit.

Dans Penelope Sleeps, la composition musicale, le texte, le chant ne sont pas adressés frontalement au public : pas de regard, pas de visage face, les trois interprètes sont comme le prolongement d’un univers qui aurait sa propre logique et qui existerait le temps de la pièce uniquement dans un but de partage commun : ce qui est produit agit en dénominateur commun, s’imprimant chez chacun·e d’entre nous comme un souvenir vécu ensemble. Quelque chose flotte au-dessus de nous. Les mots que l’on vient d’entendre, la première histoire avec l’araignée qui ouvre la pièce agit comme une histoire que l’on nous aurait racontée dans notre enfance, une histoire qui aurait tout aussi bien pu être racontée pendant l’enfance de notre voisin·e de coussin. Cette construction à mémoire ouverte provoque une familiarité avec les récits qui arrivent. Ils font plus que nous parler, ils viennent fouiller notre intimité.

Nous rentrons dans un espace intérieur, le nôtre et celui des autres, dans un rêve, une conscience et une psyché communs.

 

Penelope Sleeps : le 23 juin à BUDA, Courtrai / les 13, 14 septembre à Oslo / le 4 octobre au T2G-CDN, à Gennevilliers (week-end Sur les bords #1) / les 17, 18 octobre à Bergen. 

Time has fallen asleep in the afternoon sunshine : les 5 et 6 octobre au T2G-CDN, à Gennevilliers (week-end Sur les bords #1)

 


[1] Le compositeur est un partenaire de jeu de Mette Edvardsen depuis la pièce oslo (2017) et a collaboré, à de nombreuses reprises, avec des chorégraphes ; nous citerons ici Jonathan Burrows avec qui il a co-conçu et co-performé une série de duos devenus mythiques : Both Sitting Duet (2002), The Quiet Dance (2005), et Speaking Dance (2006).

Charlotte Imbault

Critique, Rédactrice en chef et cofondatrice de la revue Watt

Notes

[1] Le compositeur est un partenaire de jeu de Mette Edvardsen depuis la pièce oslo (2017) et a collaboré, à de nombreuses reprises, avec des chorégraphes ; nous citerons ici Jonathan Burrows avec qui il a co-conçu et co-performé une série de duos devenus mythiques : Both Sitting Duet (2002), The Quiet Dance (2005), et Speaking Dance (2006).