Société

Vies de jeunes en difficulté et service civique

Sociologue, Sociologue

Depuis son lancement en 2010, le service civique a attiré plus de 350 000 « volontaires ». Toutefois, un fossé s’est creusé entre les objectifs de vivre ensemble, de promotion de la citoyenneté et d’engagement pour l’intérêt général, officiellement prônés et le ressenti des jeunes investis dans une expérience de service civique. À la diversité des profils des participants correspond ainsi en réalité une diversité de motivations.

« Tout jeune de moins de 25 ans peut demander à s’engager pour faire l’expérience du vivre ensemble, de la citoyenneté et de l’intérêt général » déclare le président de la République François Hollande aux lendemains des attentats de janvier 2015, réaffirmant ainsi l’universalité du service civique créé en 2010.

Précisément, Guillaume, 18 ans, est en cours de service civique quand nous faisons sa connaissance pour l’interviewer à propos de ce qu’il est en train de vivre. Il n’en a jamais entendu parler… avant que sa mère ne voit un reportage à la télévision et l’inscrive : « La seule chose que je me dis en arrivant, c’est je vais avoir une paye. Au début c’est ça, 600 euros et quelques ». Comment comprendre un tel écart entre l’affirmation d’objectifs officiels et le ressenti d’un jeune en service civique à propos d’une expérience qu’il ne faut sans doute pas trop rapidement qualifier d’« engagement » ?

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Dispositif rencontrant un succès notable (on compte plus de 350 000 « volontaires » depuis la création de l’Agence nationale en 2010), le service civique procède de l’histoire longue de la fabrique du citoyen à la française et, pour la période plus récente, des formes données à la politique d’encadrement de la jeunesse, suite à la suppression de la conscription armée masculine obligatoire (1997). On ne s’étonnera pas que, conçu comme une instance pédagogique d’État (mobiliser et encadrer les jeunes par l’engagement est son leitmotiv), le service civique ait été sans cesse modifié par une série de lois s’employant au cours des années 2000 à répondre aux problèmes sociaux posés aux responsables politiques (chômage, décrochage scolaire, délinquance, violences, etc.).

On reconnaîtra aussi facilement au service civique des airs de famille avec le service national universel (SNU) tel qu’il se met en place à titre expérimental au printemps 2019 comme pièce centrale de la politique de la jeunesse et dont certains objectifs proclamés sont proches du service civique. Cela justifie d’autant plus d’entendre la parole de jeunes en service civique, à l’instar de Guillaume cité plus haut, en difficulté, plus susceptibles que d’autres de mettre à l’épreuve ce dispositif.

Filles et garçons au parcours scolaire heurté voient les conditions de leur entrée sur le marché du travail notamment rendue plus difficile. Se pose alors la question de savoir le sort réservé aux jeunes entrés dans le dispositif du service civique et ayant suivi de telles trajectoires. Quelle place réserve-t-il à des jeunes en difficultés scolaires et professionnelles ? Et, de leur côté, comment ces jeunes-là s’approprient-ils ce qui se présente comme une « opportunité » au regard de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, de l’école et de leur devenir, façonnée tout au long de leur parcours difficile ? Le fait qu’ils justifient spontanément leur investissement dans le service civique par des motivations éloignées des principes officiellement prônés les condamne-t-il à être stigmatisés comme utilitaristes au prétexte de leur usage déviant d’un dispositif public ?

Donner le primat aux usages effectifs que les jeunes font du service civique sur les principes invoqués par les acteurs institutionnels qui le promeuvent aux différents échelons de la définition de la politique de la jeunesse du pays revient à examiner les conditions de vie concrètes dans lesquelles les jeunes se trouvent au moment de leur décision. C’est à partir de la description fine de leur situation, à distance plus ou moins grande de l’école et fort éloignée du marché du travail, que l’on peut comprendre les différentes manières dont ils vont s’approprier le service civique. En se focalisant sur des jeunes ayant préalablement interrompu leur scolarité – des années collège jusqu’au début du premier cycle d’études supérieures sans parvenir à obtenir de diplôme –, on se donne les moyens de comprendre les disparités – plus grandes encore – que l’on trouverait sur l’ensemble de la population des jeunes en service civique.

Les propos que rapportent ces jeunes sont ceux d’individus relégués, exclus qui, à la longue, sont démoralisés et éprouvent un fort sentiment de vide.

Les jeunes rencontrés qui acceptent le label de « décrocheurs » – fait par et pour l’administration des élèves et qui ont le plus souvent transité par une classe de la Mission de lutte contre le décrochage scolaire (MLDS) – font état de parcours émaillés de séries d’échecs, de transferts d’établissements scolaires, de demandes inabouties de stage et de recherches vaines de structures d’accueil, de passages, en dernier recours, par des foyers. Ils mettent en avant les nombreuses démarches qu’ils ont effectuées mais ils restent, objectivement et subjectivement, dans des situations difficiles que l’absence de certification scolaire rend sans issue — a fortiori pour les mineurs.

Les propos que rapportent ces jeunes sont ceux d’individus relégués, exclus qui, à la longue, sont démoralisés et éprouvent un fort sentiment de vide. Vide d’activités, vide de soi qui s’exprime toujours de la même manière à travers le sentiment de ne « rien faire », avec la conviction qu’ils ne se sortiront jamais de la nasse dans laquelle ils sont plongés, dans un état de grande souffrance qui ne peut que contribuer à renforcer leur mise à l’écart. Quand la scolarité s’allonge chez les volontaires de service civique, les ruptures scolaires sont surtout liées à de mauvaises orientations qui se sont soldées par des échecs, parfois répétés : un an, deux ans en première année de l’enseignement supérieur sans obtenir de diplôme ni même le passage en deuxième année. Refusant des choix de filières qui ne leur conviennent pas, ils ne rejettent pas pour autant l’éventualité d’orientations nouvelles.

L’échec au cours de la première année à l’Université par exemple n’empêche pas ces jeunes de formuler un nouveau projet. Cela ne veut pas dire que ce type d’échec soit sans conséquence en matière d’image et de confiance en soi qu’il leur faut restaurer. Un échec au cours de la scolarité post bac peut être très douloureux mais, en même temps, une scolarité prolongée permet l’acquisition de dispositions à évoluer dans un cadre temporel plus large dans lequel il devient possible d’inscrire des projets à plus long terme. Un échec de ce type ne remet pas nécessairement en cause tout autre projet d’études ou de formation.

Ces rapports différents des jeunes au temps, façonnés au fil de parcours distincts – notamment scolaires dont les sociologues ont mille fois montré la dépendance aux conditions sociales d’existence –, vont déterminer des modes d’appropriation contrastés des activités proposées dans le cadre d’un service civique. À distance des objectifs unifiés officiellement attribués au service civique, les activités proposées et plus encore les lieux de réalisation des « missions » sont suffisamment diversifiés pour que les différentes catégories de jeunes s’y investissent conformément à leurs manières de vivre le rapport au temps. Pour les plus précocement décrochés scolairement, le service civique procure l’opportunité de « passer au travail », avec un sentiment d’urgence à trouver enfin une place. Ce besoin d’immersion immédiate dans le monde du travail s’ancre dans un rejet viscéral de l’école – prenant parfois un tour réellement physique : envie de bouger, peur du renfermé, angoisses, phobies – vers laquelle un retour est impensable. Leur expérience cuisante de la scolarité est allée jusqu’à construire, dans certains cas, des décrocheurs par destin aux yeux desquels l’école n’est pas (faite) pour eux.

Trouver un travail par le biais du service civique ne répond pas seulement à une urgence économique mais aussi à une urgence symbolique de trouver une raison d’être. Si le service civique n’est pas officiellement un emploi – ce que ses promoteurs s’efforcent de prévenir –, ces jeunes en état d’urgence l’envisagent manifestement comme un moyen de favoriser leur accès au marché du travail. Les activités effectuées au cours du service civique sont l’occasion pour eux de transformations personnelles (découvertes, confiance en soi, maturité, nouveaux comportements, etc.) par l’immersion dans ce qu’ils vivent comme du travail, associé, dans leur esprit, à la « vie », la « vraie vie ». Pour discordant que soit cet usage du service civique au regard des objectifs officiels, n’aménage-t-il pas, par le travail, une voie authentique vers la citoyenneté ?

Les jeunes apparaissent bien étrangers aux convictions et certitudes de ceux qui promeuvent le service civique.

Les volontaires qui ont une scolarité plus longue ont des manières spécifiques de concevoir et de s’approprier le service civique. C’est pour eux l’opportunité de faire une pause « pour réfléchir », pour prendre le temps de faire le meilleur choix possible pour le métier dans lequel ils pensent pouvoir s’épanouir quitte à devoir engager d’autres études que celles qui ont été arrêtées. Le projet, situé par définition dans un temps différé, prime sur l’urgence de trouver un travail : il est tourné vers l’acquisition d’une formation plus ajustée ou encore vers la capitalisation d’expériences.

Ce temps qu’ils ont et qu’ils se donnent met ces jeunes plus scolarisés dans un plus grand rapport de conformité avec les objectifs officiels du service civique, ce qui ne les empêche pas, comme ceux qui ont été moins façonnés par une programmation de type scolaire, de considérer que le temps des études n’est pas une fin en soi et que la perspective de la vie professionnelle doit primer. Décrochés scolaires précoces ou étudiants au stand mais toujours en course, chez tous c’est le mot « travail » qui leur vient quand on leur demande d’exprimer ce qu’ils vivent dans le service civique.

Les jeunes apparaissent bien étrangers aux convictions et certitudes de ceux qui promeuvent le service civique au titre de dispositif conçu comme « la rencontre entre un projet relevant de l’intérêt général, porté par une association ou une personne morale de droit public, et un projet personnel d’engagement porté par le jeune », comme il est écrit dans le guide des organismes qui accueillent les jeunes en service civique élaboré par l’Agence. Cette distance pourrait nourrir les pires jugements sur des jeunes accusés de dévoyer un dispositif d’État si l’on ne voyait pas que, pour eux, l’engagement citoyen prend la forme d’une quête d’autonomie, d’indépendance et de reconstruction de soi par le travail à proportion de ce que la situation dans laquelle ils se trouvent leur impose.

Ces constats n’invalident pas le service civique mais travaillent dans la perspective d’un plus grand accord des principes édictés – et notamment de son universalité – avec les transactions symboliques qui s’opèrent dans la réalité quotidienne des « missions », y compris pour les jeunes les plus éloignés des objectifs officiels du service civique. Il faut pour cela revenir à une lecture anthropologique du service civique : l’État (incarné sur le terrain par des tuteurs) y est en position de devoir rendre au jeune, en guise de contre-don, de la reconnaissance et de la raison d’être en tant que citoyen en échange de ce que celui-ci consent à lui donner en acceptant de se mettre au service de la Nation.

C’est une différence essentielle entre le service civique et la relation induite par la plupart des politiques d’aide sociale qui somme les bénéficiaires de se conformer à des exigences morales. À ce titre, les discussions autour du caractère obligatoire ou non du service civique (débats qui reviennent à l’occasion de la mise en place du SNU) sont de première importance puisqu’à travers cette règle se joue – aux deux sens du terme – le sens de l’engagement dans le service civique. Pas étonnant que ce soit les jeunes les plus démunis qui, tout à la joie d’avoir « été pris » à la suite d’une longue série de refus et de non prises en compte, s’emportent le plus vigoureusement contre l’idée de rendre obligatoire le service civique et se prononcent pour le maintien de son caractère volontaire qui sauvegarde la valeur de cette orientation quand elle résulte d’une décision sélective de la part d’un organisme reconnu et qui, enfin, les reconnaît.

NDLR : Gérard Houdeville et Charles Suaud ont récemment publié Des décrocheurs scolaires en service civique : des passagers clandestins ? aux éditions du Bord de l’Eau.

 


Gérald Houdeville

Sociologue, maître de conférences à l’UCO d’Angers et chercheur au Cens

Charles Suaud

Sociologue, Professeur émérite à l’Université de Nantes et chercheur au Cens