Littérature

Un roman corse – sur On ne peut pas tenir la mer entre ses mains de Laure Limongi

Sociologue

Dans On ne peut pas tenir la main entre ses mains, roman tendu qui trouve un de ses ressorts dans l’histoire violente de la Corse, Laure Limongi revisite le thème du secret de famille, et tente de trancher le nœud gordien des relations intergénérationnelles, des haines recuites et des recompositions familiales aux dimensions œdipiennes.

C’est souvent le secret, beaucoup plus que l’amour, qui constitue le lien de famille le plus puissant. Sans jamais faire l’objet d’ostension ni de révélation, le secret est toujours tapi dans les replis de l’intimité, et distribue les rôles sur la scène familiale, en maître du casting. Les situations de crise permettent cependant la mise au jour de ce qu’on a toujours voulu enfouir. Dans un roman tendu qui trouve un de ses ressorts dans l’histoire violente de la Corse, Laure Limongi revisite ce thème sans faire aucune concession aux clichés qui célèbrent l’unité de la famille méditerranéenne, son inépuisable chaleur et la succession harmonieuse de ses générations.

Par histoire violente, il ne faut pas se contenter d’envisager les années de braise qui commencent en 1975 avec la confrontation entre viticulteurs et forces de l’ordre à Aléria. La violence est plus ancienne : sous sa forme moderne elle est consubstantielle au processus de la colonisation française, qui a mis en mouvement les insulaires dans une entreprise de domination dont ils ont souvent été les petites mains, et dont ils ont rarement été les vrais bénéficiaires. La Corse du roman est aussi celle où demeure, sans doute plus vivement que dans des sociétés du même type, une très forte division sexuelle du travail. Le père demeure pour l’essentiel à l’extérieur de l’espace domestique : le fait qu’il y passe trop de temps, ou qu’il s’adonne aux travaux du ménage, est encore fort mal vu. Pour tout dire, même si le père n’est attaché par aucun secret, le silence de sa vie d’homme et la rareté de ses accès de tendresse en font en général un être aux contours fantomatiques.

Les femmes créent leur monde, secret à leur tour, fait du ressassement indéfini de ragots, les putachji qui cimentent la vie sociale et permettent de dessiner la frontière, toujours changeante, entre « nous » et « eux », c’est-à-dire les autres, ceux qui sont exclus de la famille alors qu’ils peuvent très bien en faire partie, comme les fils qui ont marié des femmes pinzute (continentales) et qui renâclent à remonter au village chaque fin de semaine. Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : le roman n’est pas un documentaire sur la Corse et ses noirceurs.

Laure Limongi nous offre l’occasion de saisir ce point de bascule où non seulement un secret devient dicible, mais aussi où il devient digne d’intérêt.

L’île est une ressource de choix pour parler de la violence qui est à la base de l’institution familiale, mais l’auteure n’envisage de faire une chronique des quarante-cinq dernières années, qui ont vu à la fois la narratrice, Huma Benedetti, naître et grandir sur une terre ingrate, et la revendication nationaliste prendre corps. Huma, vous n’avez sans doute jamais entendu ce prénom en Corse. Il est d’ailleurs inconnu à l’état civil local. On attendrait plutôt Divota, Nunziata, Assunta ou Saveria. Huma ne se réduit donc pas à son être situé, une fille des hauteurs de Bastia, appartenant à une bourgeoisie désargentée qui semble ne s’être jamais remise de la décolonisation. Le prénom dit l’étrangeté de la position de la narratrice dans le sac de nœuds familial. Si elle peut raconter son histoire, c’est bien parce qu’elle se trouve en porte-à-faux avec le système familial et qu’elle peut s’en extraire pour le mettre en récit. Misérables ou grandioses, les secrets de famille ne se racontent pas en général. On lave son linge sale en famille ; on cultive la haine en silence.

Ce n’est pas le cas d’Huma qui semble très tôt s’orienter vers l’écriture : quelque chose la brûle intérieurement, elle brûle de dire le secret, mais elle n’y parvient pas. « Je n’arrive pas à raconter cette histoire, sans trouver un angle adéquat », dit-elle au début du roman. On ne s’improvise pas écrivaine : le travail littéraire expérimental de l’auteure, aussi bien que son enseignement d’écriture créative au Havre, témoignent de la dimension non naturelle, proprement technique de l’acte d’écriture, qui est tout sauf l’expression spontanée d’une douleur qu’une quelconque catharsis viendrait neutraliser. Pendant longtemps, ça ne veut pas sortir, tout simplement. C’est l’absence d’un angle d’attaque qui est en cause, c’est-à-dire le point de départ d’une trajectoire qui va départiculariser le secret et en faire quelque chose de potentiellement universel.

Laure Limongi nous offre l’occasion de saisir ce point de bascule où non seulement un secret devient dicible, mais aussi où il devient digne d’intérêt pour les lecteurs qui ne sont pas de la famille. Réelle ou fictive, la famille Benedetti ne m’intéresse qu’au moment où sa mise en récit peut susciter en moi une réflexion sur le sac de nœuds qui nous lie à travers des relations intergénérationnelles, des haines recuites et des recompositions familiales aux dimensions oedipiennes. Mutato nomine, de te fabula narratur, écrivait Horace. Nul besoin d’avoir un jour mis les pieds en Corse pour que le livre de Laure Limongi vous parle en parlant de vous.

Si Huma a du mal à nous livrer le secret, c’est aussi parce qu’elle cultive sa douleur. Elle est l’héautontimorouménos de Térence et de Baudelaire. La famille est un bourreau qui fait de nous des bourreaux, et d’abord des bourreaux de nous-mêmes. À l’écrivaine revient la tâche d’interrompre le cycle des douleurs mutuellement infligées, lesquelles finissent par devenir la trame des interactions familiales. À elle est assigné d’être celle qui dénoue par l’écriture ce qui s’est noué au fil de l’histoire. Huma est donc préposée à devenir la factrice de la vérité. Son curieux prénom crée un écart : elle se situe au plus loin de la tradition qui donne aux nouveau-nés le prénom de l’ancêtre ; elle est une « petite fille qui fait de petites choses dans son petit jardin ». Une petite fille, et non pas l’héritier mâle, sur les épaules duquel porterait dès le baptême la charge de la pérennité lignagère.

Être une fille en Corse, c’est encore souvent être moins qu’un garçon. « Encore une pisseuse », me dit un jour un collègue, qui venait de voir naître sa troisième fille. Huma fait de ce handicap une ressource, analogue à celle de l’écriture : une fille qui écrit, dans un univers social où le livre n’est guère valorisé, c’est la promesse d’un frais désordre, d’une prise de parole qui ne va pas s’encombrer de la loi d’airain de la tradition. Au centre de l’intrigue, il y a une famille nucléaire (ou presque). Une mère, Alice, au port altier. Un père, Lavi, distant comme un géniteur insulaire. Une fille, Huma, par qui la littérature arrive. Un fils, son demi-frère, de quinze ans son ainé, Hippolyte.

Autour, quelques femmes, plus haut perchées sur l’arbre généalogique, cultivent des formes d’excentricité provinciale, dans le théâtre des vanités que constitue la villa Halcyon, sur les hauteurs de Bastia, avec son escalier de marbre et sa majesté inexorablement entamée par les revers de fortune. L’écriture de Laure Limongi est sobre et ne s’attarde pas aux détails. Pourtant la villa nous saisit comme un espace de transit social, dans la trajectoire qui fait succéder l’aventure ultra-marine et la rudesse d’un retour au pays où les occasions de faire du profit sont rares.

On touche ici à un point sociologique, bien qu’il ne fasse pas l’objet d’une démonstration en règle : la famille est l’objet d’une sorte de délitement économique. Les hommes sont des sgio, c’est-à-dire des signori, qui constituent comme une noblesse auto-proclamée : comme souvent en Corse, la villa a été nommée le château et la famille a reçu, particulièrement de la part des villageois, des marques de soumission. Pour autant, cette « noblesse » n’est ni de sang, ni de robe, ni d’État, et quand l’environnement économique se dégrade, elle n’a plus vraiment de titre à faire valoir. De ce dénuement progressif, Laure Limongi fait un constat clinique. La ruine est l’un des moteurs de la vie familiale : elle s’affiche dans l’angoisse qui sourd aussi bien que dans la vaine élégance que recherchent les femmes vieillissantes dans l’espace clos de la villa. Celle-ci, on l’a dit, est le théâtre principal, où s’ordonnent et s’actualisent les principes de l’ordre familial, où, ce qui revient au même, de son désordre constitutif.

Limongi souligne l’âpreté de cette terre dont il faut s’éloigner pour mieux y revenir.

Le monde de la villa est un monde de présages : le vent est mauvais et il faut se protéger des miasmes viciés qu’il charrie. Se protéger est en Corse une nécessité quotidienne : les œufs de l’Ascension jouent dans le roman le rôle qu’ils continuent d’avoir dans la vie sociale. Pondus le jour de l’Ascension du Christ, ils sont censés ne pas pourrir et constituer un recours en cas de malheur, à condition qu’on n’en fasse pas une omelette en rentrant de la plage. La recette n’est toutefois pas garantie. Se protéger du mauvais œil est un travail constant : si une femme vous l’enlève, il peut revenir très rapidement.

L’auteure rend très bien l’atmosphère magique de la vie familiale, dans une île qui, contrairement à ce qu’on dit souvent, reste assez loin de la vie religieuse officielle et de ses miracles certifiés. Huma est-elle une rationaliste en puissance ? Elle aime manipuler les œufs de l’Ascension, qu’on ne saurait casser sans s’attirer les pires ennuis, comme si elle voulait connaître les ressorts du mystère. Qu’est ce qui se cache dans ces œufs qui les fait échapper à leur condition d’œufs ? La petite fille est suffisamment fine pour ne pas percer le secret dans la coquille, et suffisamment audacieuse pour faire subir quelques tests à ces objets magiques. L’écrivaine est encore ici dans l’œuf : elle travaille à l’élucidation du mystère sans créer le scandale, au moins pour le moment. La suite prouvera qu’on ne fait pas de littérature sans casser des œufs.

Le monde d’Huma est un monde plein de télévision : il semble y en voir une dans chaque pièce et le volume sonore est toujours élevé. Il est aussi enfumé par les cigarettes grillées à la chaîne, particulièrement par les femmes. La famille est ainsi occupée par autre chose que son secret. L’omniprésence de la télévision, généralement considérée comme un signe de l’appartenance aux classes populaires, détonne dans cet univers bourgeois. Elle est le signe d’un détraquement, de la quête d’un monde de fiction destiné à enfouir le secret, comme la fumée qui estompe les contours et rend les choses vivables. Laure Limongi évoque à la fin de son livre la « promiscuité méditerranéenne », cette proximité illusoire des corps et des odeurs qui n’est souvent que le paravent de la haine longuement mijotée. Le monde de la villa est le monde de la clôture, d’autant plus paradoxale que les Corses sont de grands voyageurs, et que la famille a construit son histoire à partir d’échanges commerciaux.

Quelque chose comme un piège se referme sur ces migrants, comme s’il était impossible de se défaire du nœud gordien que seul l’aveu par la littérature peut trancher. On ne dira pas ici le secret qui noue les relations entre les personnages et que la jeune Huma dénoue après des allers et retours tumultueux avec la terre ferme. Il est l’objet d’une quête dont l’une des conditions est la constitution d’un écart décisif avec la terre natale, comme si l’énigme de la Corse ne pouvait trouver de solution que dans l’exil. Huma découvre toute une série d’expériences esthétiques et existentielles impensables dans la condition insulaire.

Devenue écrivaine migrante, elle n’oublie pas que le voyage en Corse, de la Corse ou vers la Corse, est toujours une épreuve. Avez-vous été contraint d’attendre plus de dix heures pour entrer dans le port de Bastia par une nuit de tempête ? Savez-vous que le voyage en automobile le vendredi soir vers le village peut vous rendre malade comme un chien ? Au plus loin de la publicité touristique qui suggère qu’en Corse, c’est tout le temps le bon moment, Laure Limongi, souligne, comme Sénèque dans ses lettres d’exil, l’âpreté de cette terre dont il faut s’éloigner pour mieux y revenir, en s’arrachant aux démons que l’histoire y a déposés, l’histoire coloniale en premier lieu.

Laure Limongi écrit dans une tension permanente un livre qui est aussi un roman d’apprentissage. Il ne révèle pas une auteure qui avait déjà fait montre de son originalité, mais il confirme sa place dans le paysage littéraire. La Corse a abandonné depuis quelques années le label peu enviable de désert culturel. Aux côtés de Marie Ferranti, de Jérôme Ferrari, de Marcu Biancarelli et de quelques autres, Laure Limongi porte une littérature qui puise des ressources dans la condition insulaire sans jamais s’y résigner. Qui plus est, son regard de femme est susceptible de changer décisivement la manière dont nous envisageons l’île. Lisez son livre en urgence.

Laure Limongi, On ne peut pas tenir la main entre ses mains, Paris, Grasset, 2019, 286 p.


Jean-Louis Fabiani

Sociologue, Professeur à la Central European University (Vienne)

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