Trois contre-fictions au capitalisme de surveillance – sur Vincent Message, Olivia Rosenthal et Alain Damasio
Dans L’âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, flamboyante professeure émérite à la Harvard Business School, propose une théorisation systématique de ce que nous font les GAFAM en récupérant nos données, en les traitant par des algorithmes, en les revendant, et en les utilisant pour cibler à leur profit (ainsi qu’à celui des entreprises qui achètent leurs services) ce qui arrivera ultérieurement sur nos écrans, dans nos boîtes aux lettres, dans nos systèmes nerveux, et dans nos désirs d’achat. L’histoire racontée par ce gros livre (704 pages) se résume en quelques phrases.
La nouveauté du capitalisme de surveillance « commence avec le surplus comportemental (behavioral surplus) découvert tout-fait (ready-made) dans les environnements en ligne, lorsqu’on s’est rendu compte que les traces numériques (data exhaust) qui encombraient les serveurs de Google pouvaient être combinées avec ses puissantes capacités analytiques pour générer des prédictions sur le comportement des utilisateurs.
Ces produits de prédiction (prediction products) devinrent la base de processus de vente exceptionnellement lucratifs, qui initièrent de nouveaux marchés de comportements anticipés (markets in future behavior). L’intelligence machinique de Google a progressé au fur et à mesure de la croissance des volumes de données, générant de meilleurs produits de prédiction. Cette dynamique a instauré “l’impératif d’extraction”, qui exprime la nécessité d’économies d’échelles dans l’accumulation de surplus, et qui dépend de systèmes automatisés capables de détecter, de capturer et d’induire davantage de surplus comportementaux. […] La compétition a produit une escalade des défis relatifs à l’offre de surplus comportementaux, s’exprimant en un “impératif de prédiction”.
Des produits prédictifs toujours plus puissants ont requis des économies d’empans (economies of scope) et non seulement d’échelles : les variations se sont avérées aussi cruciales que le simple volume des données. […] Une troisième phase d’intensification de la compétition a poussé les capitalistes de surveillance à découvrir la nécessité de réaliser des économies d’action (economies of action), basées sur de nouvelles méthodes, allant bien au-delà de la détection, du traçage, de la capture, de l’analyse et de la prédiction des comportements – pour intervenir directement dans le jeu des interactions, et pour donner forme (shape) aux comportements dans leur source même.
Le résultat est que les moyens de production se trouvent désormais subordonnés à de nouveaux moyens de modifications comportementales (means of behavioral modification) très élaborés, fondés sur une variété de processus machiniques, de techniques et de tactiques (pour accorder, mener, conditionner : tuning, herding, conditioning), qui donnent forme aux comportements des individus, des groupes et des populations, de façon à continuellement améliorer leur approximation de résultats garantis. De même que le capitalisme industriel était mû par l’intensification continue des moyens de production, de même les capitalistes de surveillance se trouvent aujourd’hui prisonniers d’un cycle d’intensification continue des moyens de modifications comportementales ».
On mesurera l’ambition de son propos en égrainant les huit différentes acceptions qu’elle propose elle-même du capitalisme de surveillance : « 1° Un nouvel ordre économique qui s’approprie l’expérience humaine comme matière première gratuite mise au service de pratiques commerciales d’extraction, de prédiction et de ventes. 2° Une logique économique parasitaire au sein de laquelle la production de biens et de services est subordonnée à une nouvelle architecture globale de modifications comportementales. 3° Une mutation voyou du capitalisme, marquée par des concentrations inédites de richesses, de connaissances et de pouvoir. 4° Le cadre fondamental d’une économie de la surveillance. 5° Une menace pour la nature humaine aussi inquiétante pour le XXe siècle que l’a été le capitalisme industriel pour le monde naturel au cours du XIXe siècle. 6° L’origine d’un nouveau pouvoir instrumentaire, qui manifeste ainsi sa dominance sur nos sociétés, et qui suscite des défis sans précédents pour la démocratie de marché. 7° Un mouvement qui vise à imposer un nouvel ordre collectif basé sur la certitude absolue. 8° Une expropriation de droits humains essentiels qu’il convient d’interpréter comme un coup de force venant d’en haut : un renversement de la souveraineté populaire » [1].
Le livre de Shoshana Zuboff est à la fois impressionnant par l’ambition de sa construction totalisante, intéressant par les quelques concepts nouveaux qu’elle y propose, agaçant par les tonalités apocalyptiques de ses accusations, ambigu par son apologie implicite d’un capitalisme individualiste vertueux, que les vampires gafamés dévoieraient par leur cupidité excessive et immorale. Certains critiques ont lu le livre comme une analyse lucide et éclairante des nouveaux rapports de force en train de se mettre en place au carrefour de l’économie, de la finance, de la politique et des médias. D’autres comme une re-saucée élégante mais un peu présomptueuse de ce que Franco Berardi, McKenzie Wark, Brian Massumi ou Mark B.N Hansen avaient déjà dénoncé depuis une bonne décennie. D’autres encore, comme le symptôme d’une hantise de surveillance ubiquitaire, hantise aussi révélatrice que ce qu’elle tente de dénoncer.
Dans tous les cas, ce pavé produit des effets de perspective assez suggestifs lorsqu’on s’en sert comme d’un arrière-fond sur lequel mettre en relief certaines productions culturelles contemporaines. C’est ce que j’aimerais faire ici avec trois romans français récents, parus quelques mois après la proclamation officielle de l’âge du capitalisme de surveillance. Tous trois me semblent remarquablement aptes à contre-fictionner l’histoire – assez convaincante et non moins inquiétante – racontée par Shoshana Zuboff.
Les cauchemars de la veillance oppressive
Le dernier roman de Vincent Message n’a à priori pas grand-chose à voir avec les big data. Cora dans la spirale, qui sort ces jours aux Éditions du Seuil, suit de très près la vie intime d’une cadre supérieure, prise dans la tourmente des restructurations permanentes auxquelles le capitalisme néolibéral et son éthos consumériste soumettent nos trajectoires professionnelles, mais aussi familiales.
C’est bien sur un nouvel esprit du capitalisme que porte l’enquête romanesque, mais celui-ci relève davantage du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello que de celui de Shoshana Zuboff. Tout horizon de stabilité a vocation à être perpétuellement « disrupté », sous l’effet d’une compétition effrénée entre des projets rivaux mais tous voués à maximiser les profits exigés par des investisseurs toujours plus labiles et tyranniques. Le fait que l’entreprise se situe dans le domaine des assurances, pionnières depuis des siècles dans la collecte et le traitement d’informations, suggère toutefois bien en arrière-fond un monde d’attentions inquisitrices, que redouble le narrateur (très discret) en cherchant à reconstituer l’histoire de Cora.
La jeune mère sert de sonde pour aller mesurer ce que cette compétitivité exacerbée et dogmatique entre agrégateurs d’informations détruit dans les tréfonds de nos subjectivités, de nos relations interpersonnelles et de nos milieux de vie. Collègues, mari, enfants, amis, amantes : tout se trouve emporté dans un irrésistible maelström dont on sent dès les premières pages qu’il finira mal, mais dont on reste néanmoins terrifié d’apprendre, vers la fin du récit, à quel point ce mal peut être proprement tragique, cruel et irrémédiable – même et surtout en l’absence de tout mal substantiel.
Ce capitalisme-là est terriblement efficace pour pressuriser ses agents à travers des entreprises qui optimisent la compétition plutôt qu’elles n’organisent le travail. À chacune et chacun de se débrouiller pour faire ce qu’il faudra pour rester dans la course. Malheur à ceux qui trébuchent ! Il y a bien des chefs, des rapports de force et des abus de pouvoir. Mais les agent·es apparaissent surtout comme des fonctions de l’agence : à Wall Street comme à Versailles, les personnes s’effacent devant le ROI (Return On Investment). Tout le monde s’accroche du mieux possible pour ne pas sombrer, et si quelqu’un pousse l’autre par-dessus bord, que ce soit à la suite d’une stratégie machiavélique ou d’un geste inconsidéré, comment lui en vouloir ?
La spirale capitaliste mise en scène par Vincent Message rejoue magistralement la Descent into the Maelstrom (1841) où Edgar Allan Poe décrivait le cauchemar de pêcheurs norvégiens que leur cupidité (trop avide de sur-pêche) avait fait s’attarder dans une zone dont le tourbillon était voué à les engloutir. Selon les passionnantes relectures qu’en donnent depuis quelques années le duo d’artistes Aurélien Gamboni et Sandra Teixido, sous le titre A tale as a tool, cette fable d’effondrement écologique recèle un enseignement d’éthique attentionnelle : ne survivront à l’engloutissement que celles et ceux qui auront su se laisser emporter par une curiosité les éloignant des impératifs immédiats.
L’engloutissement de Cora tourne également, et tout aussi tragiquement, autour d’un certain régime d’attention. Avant même d’être une affaire de surveillance par les traces numériques que laissent nos navigations et nos réactions sur les océans d’Internet, le capitalisme néolibéral est une affaire de veillance : il nous impose un devoir de veille qui relève de l’état de siège et d’exception permanent. Cora sent qu’elle doit toujours être sur ses gardes, elle sait qu’on va la poignarder dans le dos, au jeu d’une course aux promotions qui est la seule alternative au passage par-dessus bord.
Cora sent aussi, dans un registre apparemment très différent, qu’elle ne peut pas ne pas veiller (au moins un peu) sur son prochain – sur « ses proches », bien entendu, mais aussi sur « son prochain », en l’occurrence sur un réfugié malien, Maouloun Haïdara, qui l’a secourue lors d’un évanouissement à la gare Saint Lazare, et qu’elle aide en retour, devant la menace d’être déporté de force dans un pays qui le maltraite. Veiller sur ce qui se passe dans son dos, sur ses proches et sur quelques prochains, la tiraille et l’écartèle dans des directions contradictoires. Toutes ces sollicitations la stressent, comme on dit d’un bâtiment qu’il subit un stress lorsque des glissements de terrain soumettent sa structure à des tensions insoutenables. Tous ces devoirs d’attention l’épuisent, l’évanouissent, et finissent par l’engloutir.
Telle que la dépeint le récit, la veillance du capitalisme néolibéral meurtrit les familles en les soumettant à un état de tension constante et de pression intenable, qui relève proprement de l’oppression. La sur-veillance est ici à comprendre dans le sens intensif (plutôt que surplombant), celui d’une veille surmenée, condamnant tout repos ou toute inattention à la mort.
Contrairement au narrateur-survivant du maelström de Poe, Cora n’a pas su se laisser distraire de ce qui l’engloutissait dans sa spirale. Lui aura fait défaut cette bizarre et inexplicable curiosité spéculative qui sauve le pêcheur en situation désespérée, en le faisant rêvasser sur les lois de la physique et la forme des objets qui flottent autour de lui. Contre un devoir d’attention (Watch your back !) qui nous fait plonger toujours plus profondément dans l’abîme d’une compétitivité sans fond, la distraction littéraire fait miroiter un art de l’observation – the art of noticing de l’anthropologue écoféministe Anna Tsing – qui nous fait remarquer d’autres puissances inédites des situations présentes.
D’où un premier correctif aux thèses de Shoshana Zuboff : avant de savoir qui nous surveille et pour le profit de qui, il convient peut-être de nous méfier de nos propres façons de veiller, telles que le capitalisme néolibéral – pas forcément malveillant, mais structurellement compétitivisant – les informe de l’intérieur.
La bienveillance bavarde des bâtards
Avec le nouveau roman d’Olivia Rosenthal, on entre en peu plus explicitement dans des problématiques explicites de surveillance, en l’occurrence policière, même si ce sont plutôt des rondes nocturnes de miliciens que des algorithmes qui traquent ici les fauteurs de désordre. Éloge des bâtards, qui sort ces jours aux Éditions Verticales, met en scène un petit groupe hétérogène de mutin·es qui se réunissent la nuit pour manigancer des performances dénonçant ou grippant le business-as-usual de nos sociétés de contrôle.
Ces bâtards ne sont certainement pas des « militants », puisqu’ils ne se reconnaissent dans aucune organisation instituée. Les qualifier d’« activistes » serait aussi trompeur, puisque les « actions » qu’ils programment et réalisent semblent ne se faire aucune illusion sur leur capacité réelle à entraîner les masses, à vaincre un ennemi, ou à transformer la société. La perspective de rallier des miliciens à la lutte antisystème est évoquée à plusieurs reprises.
L’horizon d’un basculement semble possible, du fait d’une déloyauté largement partagée envers un régime absurde qui tourne à vide. Mais tout cela flotte dans l’air ambient, sans encore être prêt à précipiter quelque événement « révolutionnaire » que ce soit. Les bâtards semblent voués à multiplier des « interventions » (d’ordre surtout symbolique, artistique), qui paraissent avoir renoncé par avance à la force des « actes », pour ne prendre consistance subversive que du moment où les agences ennemies (les milices de renseignement et de répression) les élèveront au statut de « délits » (probablement qualifiés alors de « terroristes »).
De ces interventions fauteuses de trouble dans l’ordre social, le récit ne dit toutefois pas grand-chose, à part quelques listes de belles inventions poético-politiques. Il se concentre plutôt sur les subtiles micro-dynamiques de groupe qui rassemblent ou divisent, au fil de cinq nuits, cet assemblage hétérogène de singularités. Ces bâtards sont des bavards, plutôt que des casseurs. Les pressions et les oppressions de la surveillance extérieure sont appréhendées à partir de l’incessant et épuisant travail d’attention nécessaire à faire que nos collectifs n’éclatent ou n’implosent pas de l’intérieur, sous le poids des différentes formes de stress auxquelles ils sont soumis. Avant de lutter contre le système extérieur, l’urgence semble être de cultiver une certaine bienveillance au sein de l’entre-soi, bienveillance qui constitue la condition première de pouvoir être et faire ensemble.
La narratrice, Lily, analyse méticuleusement – quoique de façon toujours ponctuelle, précipitée, sommaire et inconclusive – les réactions de chacun·e aux propos, aux regards ou aux gestes de chacun·e, à commencer par ses sentiments propres, marqués par une vulnérabilité, une incertitude, une maladresse et une certaine timidité qui sont à l’opposé symétrique de la nécessaire arrogance de toute « action politique ».
Lily est dotée d’une capacité médiumnique à sentir de l’intérieur ce que ressent autrui. Mais ce qui pourrait constituer une arme parfaite pour agent secret, dans une guerre anticapitaliste pour la conquête des subjectivités, relève surtout ici d’une sympathie pathologique. Lily figure remarquablement bien une certaine impuissance de notre époque, celle d’une sentience commune dénuée d’agence collective.
Quelque chose prend forme et prend force, pourtant, au fil de ces cinq nuits de veille – une force trouble et bizarre, qui paraît, de prime abord, émaner d’une contradiction fêlant le livre d’Olivia Rosenthal : les mutins passent le plus clair de leurs nuits à refuser une filiation qui les englue pourtant dans un incontrôlable besoin de narration de soi. Dans notre monde où la crainte de la surveillance s’associe (assez mystérieusement) avec une compulsion à étaler sur toutes les places publiques ses égo-récits de vie et de traumatismes personnels ou familiaux, la dernière chose dont nous avons besoin, c’est bien d’une énième histoire à la première personne d’enfant-papa-maman.
Lorsque Lily raconte son voyage en Allemagne, elle ne veut surtout pas qu’on lui parle de ses grands-parents juifs persécutés – tout mais pas ça ! Ne s’est-on pas assez complu à ces vieilles histoires d’origines, d’identités, de culpabilités passées ? L’important est de lutter contre les injustices présentes, de saper les nouveaux régimes policiers algorithmiques, de barrer la route aux fascismes à venir – pas de ressasser des accusations envers les morts !
Et pourtant Fox, Macha, Sturm, Gell et les autres parlent essentiellement de leurs (beaux et pas-très-beaux) parents, de ceux qu’ils ont eus, de ceux qu’ils n’ont pas connus, de ceux qui les ont abandonnés, de ceux qu’ils ont reniés. Tout se passe comme si, sous une surveillance omniprésente, menaçante et inique, la bienveillance nécessaire à la formation d’un collectif de résistance devait passer par une attention partagée à un certain besoin/refus de filiation.
Ce qui paraissait relever d’une contradiction s’avère porteur d’une énigme féconde – qu’éclaire par exemple un rapprochement entre la fiction d’Olivia Rosenthal et le dernier livre en date de Donna Haraway, Staying With the Trouble. Making Kin in the Chthulucene. Celle-ci nous invite, en un âge d’effondrement, à « demeurer dans le trouble » (le pas-clair, le désordonné, l’impur, le suspect, le mutin) pour s’efforcer d’y composer des alliances post- mais néanmoins quasi-familiales (kin).
En s’enorgueillissant de casser les traditions, de récuser les pères et les normes héritées, la modernité a généré un monde insouciant du sort de ses enfants, auxquels elle ne lègue que des ruines de milieux de vie. À l’horizon du capitalisme de surveillance, il faut peut-être reconnaître le retour de bâton (forcément excessif) d’une forme d’« inveillance », d’insouciance, dont est coupable un capitalisme trop obnubilé à gonfler ses comptes pour veiller sur le sort de ses (petits-) enfants.
Ainsi, faute d’espérer pouvoir « faire la révolution », le petit groupe parvient au moins, en cinq veilles d’égo-narrations croisées, à se donner un nom – un nom de famille recomposée – s’auto-baptisant du terme de « bâtards » proposé par Lily. Faire l’éloge des bâtards, c’est donc récuser par avance toute pureté (de sang, de lieu, de passeport) dans la filiation, tout en affirmant le besoin de veiller aux soucis de la filiation.
Tirons-en un deuxième supplément aux analyses de Shoshana Zuboff : pour contrer les dangers du traitement algorithmique des traces laissées par nos gestes attentionnels – un « traitement » qui est à situer dans l’héritage extractiviste de la « traite » esclavagiste – le premier contrepoison au capitalisme de surveillance est peut-être un narrativisme de bienveillance : une écoute attentive, mais surtout attentionnée, envers ce qui manque à nos familles comme à nos individualités pour léguer à nos (petits-) enfants un milieu de vie, plutôt qu’un non-lieu de mort.
Une telle bienveillance appelle un type particulier de récit, érigeant la sympathie en symbiose, ou plutôt, pour reprendre un terme à Donna Haraway, en « symbiopoésie » : un travail créatif de composition entre des formes de vie parfois contradictoires entre elles, mais néanmoins appelées à coexister au sein d’un même territoire. Pendant que les bons citoyens dorment, pendant que les agents stressent, pendant que les policiers surveillent, les mutins tissent fragilement une filière d’actions communes, en veillant sur leurs récits de filiations (passées mais surtout à venir).
Le rêveille des mutant·es
Le troisième roman, qui s’affiche quant à lui explicitement comme une contre-fiction au capitalisme de surveillance, est déjà un best-seller salué de toutes parts comme l’un des récits les plus inspirants et les plus importants de notre époque. Alain Damasio mène depuis de nombreuses années une analyse critique des dynamiques croisées du capitalisme néolibéral et des technologies numériques, analyse qui a anticipé sur de nombreux points ce que Shoshana Zuboff (re)découvre aujourd’hui dans son best-seller.
Avec Les furtifs, paru en avril aux éditions de La Volte, il nous projette dans un avenir très réaliste, parce que déjà largement présent, qui résonne donc profondément avec les thèses du capitalisme de surveillance. Des multinationales se sont substituées aux pouvoirs publics pour administrer nos vies en extrayant des masses de données des plus petits de nos gestes. Grâce au traitement algorithmique de ces données, elles peuvent prédire et agencer par avance nos comportements à venir, modulant nos désirs par des appâts et des coups de pouce (nudges) parfaitement calculés pour faire basculer nos penchants dans leur sens de la maximisation de leurs profits. Ces ruses de soft power ne les empêchent par ailleurs nullement d’appeler la grosse cavalerie des tanks et des bombardements aériens pour mâter les mutins, lorsque les coups de pouce ne suffisent pas à entériner l’ordre existant.
Car, comme toujours chez Alain Damasio, le contrôle ne va jamais sans les résistances (qui lui préexistent). Aux bavardages des bâtards (façon Décaméron) se substituent ici les scènes de guérilla urbaine (façon Fight Club). À travers les parcours sinueux d’un rebelle, Lorca Varèse, qui s’engage dans les forces d’une agence très secrète, de sa compagne et de ses nouveaux collègues de mission, on vit de l’intérieur, et dans le feu de l’action, ces défaillances de miliciens dont rêvaient les mutins mis en scène par Olivia Rosenthal. Le capitalisme de surveillance y apparaît bien comme tout-puissant.
Mais cette toute-puissance est minée de l’intérieur, par une ligne de fuite inhérente aux désirs dont elle se nourrit. Cette ligne de fuite, qui a pour nom « les furtifs », est phénoménologique et ontologique, bien avant d’être sociale ou politique. Elle a trait à ce que sont, et à ce que peuvent devenir, les entités qui peuplent nos mondes. Elle a trait à ce qui peut (ou non) en apparaître, à l’inquisition de nos sens et de nos appareils de surveillance.
Les furtifs sont des êtres mystérieux, et restés jusqu’alors indétectés, dont le mode d’existence est celui d’un frisson (à savoir, d’un son incarné dans le frémissement d’un être affectif). Ni nos yeux, ni nos caméras de surveillance, ni nos algorithmes ne peuvent saisir ce frisson : dans les rares occasions où quelqu’un parvient à le voir, le frisson se matérialise dans une sculpture abstraite. Mais « l’idiorythme vibratoire » qui le constitue n’en meurt pas pour autant : il fuit toute capture en se métamorphosant, selon les matières et les modalités dont il parvient à recomposer son existence. Les furtifs sont donc des mutants – non pas au sens où ils auraient muté (une fois pour toute) dans une forme de vie supérieure (« trans-humaine »), mais au sens où leur frisson est voué à muter sans fin.
Cet idiorythme est « une manière de fluer », irréductible à quelque « information » (datum) que puisse capturer un appareil sensible. C’est un processus d’« in-formation » qui peut venir habiter (ou hanter) une chair environnante, sous la forme d’une mélodie, d’une ritournelle, d’un break de batterie. Lorsque, sous l’effet d’une capture inquisitoriale, un furtif paraît s’être figé dans la mort, nous pouvons « l’invoquer » pour accueillir en nous son idiorythme vitalisant.
Ce sont les efforts déployés par une fraction avancée du complexe militaro-industriel, avide de s’approprier la puissance des furtifs, qui vont entrainer des réactions en chaîne les plaçant au centre d’une vaste rébellion contre le capitalisme de surveillance. Mais pour comprendre la finesse de la contre-fiction qu’Alain Damasio oppose à ce dernier, il faut toutefois s’écarter des scènes d’action pour revenir aux questions d’attention et de filiation, celles-là même que Vincent Message et Olivia Rosenthal ont mises au cœur de leurs récits. Les furtifs échappent certes à la surveillance : comme ils ne laissent pas de traces (data exhaust), l’extractivisme n’y trouve rien à miner (data mining), donc rien de quoi profiter au sein de l’économie de l’attention dont se gavent les GAFAM.
La fiction ontologique d’Alain Damasio prend forme (politique) à travers le roman familial d’une fille disparue, Tishka, que son père Lorca recherche désespérément. Cora dans la spirale suit l’engloutissement d’une jeune mère. Éloge des bâtards met en scène les défaillances de la parenté. Davantage encore que l’amour meurtri d’un père pour sa fille disparue, Les furtifs raconte surtout ce que la disparition d’une fille peut faire faire à son père : son absence lui donne l’occasion de découvrir un autre mode d’existence, celui des furtifs, caractérisé par la mutation. Pour entraver le triomphe autodestructeur du capitalisme de surveillance, nous n’avons peut-être pas tant besoin de mutin·es que de mutant·es.
Par contraste avec les bâtards, cette mutation est mutique. C’est dans le silence de Tishka, dans son indétectabilité, dans son absence, qu’il faut aller chercher sa force profonde de mutation. Mais il faut tout autant attribuer cette force à la conviction sourde, ainsi qu’à l’attention obstinée (elle aussi quasi-pathologique) de son père, refusant l’évidence de sa mort. La puissance de la filiation s’incarne ici en une sorte de veille mortuaire, qui refuse la certitude de la mort pour croire en un rêveille impossible, mais néanmoins nécessaire.
D’où un troisième supplément à apporter aux analyses de Shoshana Zuboff : contre-effectuer les opérations du capitalisme de surveillance implique de se mettre à l’écoute passionnée d’un silence – c’est-à-dire, comme nous l’a appris John Cage, d’un ensemble de bruits apparemment insignifiants. Au-delà du besoin de résister à la toute-puissance des GAFAM, notre défi du moment est de nous rendre obstinément attentifs à une absence de trace détectable, dans l’espoir d’y ressentir un frisson frayant la voie non tant à un combat qu’à une meilleure aptitude à la mutation.
La fiction ontologique des furtifs nous fait cependant remonter en deçà des questions d’économie de l’attention. C’est bien une certaine dynamique de vie (« très humaine, plutôt que transhumaine ») que découvre Lorca à travers la disparition de sa fille. La surveillance s’exerce d’autant mieux que nous nous figeons dans des identités assignables : il perd de sa force dès lors que nous cultivons notre aptitude à muter. Alain Damasio l’écrit lui-même (dans une communication personnelle), apportant un quatrième complément aux thèses de Shoshana Zuboff :
« le capitalisme de surveillance ne peut rien contre la vie si la vie reste cette force mutante, en transformation perpétuelle, en désidentification perpétuelle. Si elle devient à chaque instant différente de ce qu’elle était l’instant d’avant, comme un furtif change chaque minute de forme. Le capitalisme de surveillance exige selon moi un sujet fixé, brownien certes mais cernable dans son espace, sédentaire dans ses pratiques, un profil comportemental suffisamment routinier pour être prédictible, ou des usages suffisamment cadrables pour être infléchis par le nudge et autres designs de la dépendance (charge mentale, récompense aléatoire, etc.). Pour le dire encore autrement : le parasitisme (point 2 de Zuboff) ne peut prendre sur un esprit et un corps que si ce corps-esprit est déjà en partie dévitalisé, amolli, précadré dans des schèmes stimuli-réactions, incapable de déjouer ses propres routines. La « solution » ou la sortie est dans notre capacité d’empuissantement, de « revitalisation », à la fois par la fuite, le combat, la remobilisation militante, OK, mais tout autant sinon plus par un tissage retrouvé avec ce vivant dont la modernité nous a coupé pour en faire une simple « nature » inoffensive et désamorçée ».
Trois filiations pour orienter les générations collapsonautes
Ces trois histoires de filiation aident à donner un relief inattendu aux considérations finales sur le « pouvoir instrumentaire » (instrumentarian power) que Shoshana Zuboff nous invite à reconnaître à l’horizon inquiétant du capitalisme de surveillance. En lieu et place du pouvoir totalitaire, qui a tant fait peur au XXe siècle sous les traits de Big Brother, elle esquisse la figure d’un Big Other pour caractériser ce nouveau pouvoir « qui cultive un « mode de savoir » inédit combinant l’ »indifférence formelle » de la vision du monde néolibérale avec la perspective observationnelle du behaviorisme radical. […] Du point de vue du Big Other, nous nous réduisons à être strictement des Other-Ones : des organismes qui se comportent (organisms that behave). Le Big Other encode le point de vue de l’Other-One comme une présence globale. Il n’y a pas de frère ici, d’aucun type, ni grand ni petit, ni mauvais ni bon ; il n’y a aucun lien de famille, même pas les plus sordides. Il n’y a pas de relations entre le Big Other et ses objets-fait-autres (otherized objects), pas davantage qu’entre « les scientifiques et les sujets » des expériences du béhavioriste B. F. Skinner ».
Telle est peut-être la clé de l’énigme des bâtards, si bavards sur les relations à leurs parents, qu’ils paraissent en oublier de faire la révolution. Ou celle du traumatisme de Cora, dont l’engloutissement dans le maelström néolibéral se paie par le déchirement familial. Faire kin, comme nous y invite Donna Haraway, c’est refuser l’indifférence formelle du béhaviorisme.
Lorsque les bâtards veillent en bavardant avec des bâtards, lorsque Cora veille sur sa fille ou sur un réfugié sans papiers, lorsque Lorca veille la disparition de sa fille en scrutant le silence de son absence – toutes et tous font de l’attention un don (qui les nourrit en retour), au lieu d’en faire une cible, dans l’extraction stratégique de profits financiers. C’est fondamentalement en cela que les protagonistes contre-effectuent les pratiques et les motivations des GAFAM.
Les trois romans rassemblés par une telle lecture font alors apparaître trois figures très riches et très contrastées de nos existences possibles à l’âge du capitalisme de surveillance – trois figures qui pourraient correspondre à trois générations confrontées ensemble, quoique différemment, à l’effondrement de nos milieux de vie communs.
Cora illustre la figure de l’agente effondrée. Elle est celle qui agit le plus – qui s’agite le plus – mais ses mouvements semblent surtout relever des multiples agences qui organisent sa vie à sa place, et pour leur profit. Son attention s’épuise sous les exigences d’une sur-veillance qui la vide de ses capacités relationnelles les plus élémentaires. Son effondrement personnel, progressif et presque imperceptible, précipite celui de sa famille, qui dramatise son évidement interne. Sa génération (jeune ou moins jeune) paraît trop enserrée dans les agences qui la pressurisent pour trouver par soi-même une échappatoire à l’engloutissement collectif.
Lily illustre quant à elle la figure de la « mutine bâtarde ». Elle sent et parle plutôt qu’elle n’agit – sans se faire trop d’illusion sur la capacité des paroles à tenir lieux d’actes. Elle met sa fragilité au service d’une lutte collective contre le système qui nous effondre, elle veut croire que les rapports de forces peuvent être renversés, elle doit croire que le travail du récit et de la parole, de l’attention bienveillante et solidaire, est une précondition à la constitution de collectifs capables d’opérer un tel renversement. En donnant un nom à la petite collectivité mutine, elle contribue à renforcer son existence. En se clamant bâtarde, sa génération (jeune et moins jeune) s’affirme fille de rapports impurs, et d’autant plus capable de naviguer dans les eaux troubles des effondrements à venir et en cours.
Enfin, Tishka fait briller la perspective d’« une mutante furtive ». Sa fugue devant la filiation entraîne toutes les générations dans une mutation collective de mode d’existence. Son silence et son invisibilité sont à la fois ce qui assèche les sources du capitalisme de surveillance, et ce qui catalyse l’émergence d’autres désirs, d’autres plaisirs, d’autres sensations – valorisant la puissance de mutation du frisson au-dessus de l’appropriation des profits. En se faisant furtive, sa génération (plutôt jeune ?) échappe si bien aux radars que nos discours dominants suspectent à peine son existence. Est-ce seulement en songe, ou dans l’utopie d’un roman, que nous imaginons ce rêveille de nos aptitudes à muter ?
Bien entendu, rien ne serait plus trompeur que de vouloir catégoriser nos amis ou nos ennemis dans l’une de ces trois catégories. Comme le décrit bien Christophe Hanna, la littérature nous fournit des concepts-calques, bien plus que des concepts-tiroirs : elle ne nous aide pas tant à mettre le monde dans des boîtes bien rangées, qu’à estimer quelles parts de nous se reconnaissent en agente effondrée (70% dans mon cas grisonnant), en mutine bâtarde (20%), en mutante furtive (10% seulement, hélas). Les contre-fictions littéraires sont moins à comprendre comme des armes à déployer contre le capitalisme de surveillance, que comme des boussoles à bricoler pour aider à nous réorienter.
Le jour n’est pas venu où les lecteurs et lectrices de Vincent Message, Olivia Rosenthal et Alain Damasio prendront d’assaut Wall Street ou les quartiers généraux des GAFAM. Les contre-fictionnaires ont mieux à faire: muter – et se parler ou s’écrire pour accélérer et aménager les mutations en cours, en corrigeant les prédations des algorithmes par les frissons des idiorythmes.
Vincent Message, Cora dans la spirale, Le Seuil, 464 pages
Olivia Rosenthal, Éloge des bâtards, Verticales, 336 pages
Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 704 pages