Cinéma

La ligne blues des Vosges – à propos de Ne Croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais

Journaliste

Le cinéma est une drogue, la cinéphagie un état junkie. Bien qu’expérimental, Ne Croyez surtout pas que je hurle est un film habité, incarné, fondé sur l’os de l’expérience du vécu. Il nous plonge dans un fracas intérieur, celui de Frank Beauvais : abandonné, impuissant, étouffant de rage, noyé dans le flot des images…

Au fin fond de l’Alsace, personne ne vous entend hurler. Si l’on reprend ici l’incipit de notre papier sur Ad Astra, c’est parce qu’on retrouve un aspect du film de James Gray dans Ne Croyez surtout pas que je hurle : comment en finir avec la question du père. Mais soyons honnête, c’est là aussi le seul point commun (outre leur beauté) entre ces deux films qui occupent deux pôles opposés de la planète cinéma.

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Superproduction chez Gray, microbudget de home movie chez Frank Beauvais, effets spéciaux coûteux chez l’un, moyens du bord chez l’autre, fiction classique chez l’Américain (scénario, dialogues, personnages, acteurs, etc), journal intime et found footage chez l’Alsacien. L’un est une superstar du cinéma d’auteur international, l’autre un activiste du cinéma connu seulement par la frange la plus pointue de la cinéphilie française, l’un se réfère aux grands maîtres des années 60-70 (Coppola, Visconti, Scorsese…) tandis que les éventuels modèles de l’autre seraient plutôt à chercher du côté de Jonas Mekas ou de Jean-Luc Godard. Aussi dissemblables soient-ils, ou plutôt en raison même de leurs dissemblances, ces deux films incarnent l’étendue des possibles dont est encore et toujours capable cette vieille chose du XXe siècle qu’on appelle le cinéma (que d’aucuns disent moribond), à chaque extrémité de son éventail économique et esthétique.

Frank Beauvais, donc. Longtemps membre de l’équipe du festival Entrevues de Belfort, consultant musical pour le cinéma d’auteur des quinze dernières années (pour des films de Joao Pedro Rodrigues, Ursula Meier, Sarah Leonor, Katell Quillévéré, Delphine Gleize, Hélier Cisterne…), auteur de nombreux courts-métrages (il remporte en 2008 le Grand Prix de la catégorie à Belfort pour Je Flotterai sans envie) … Un de ces ciné-activistes de l’ombre, méconnus mais néanmoins essentiels, qui contribuent à la vie du cinéma dans ce pays à l’écart des tapis rouge et des feux de la célébrité.

Le texte est superbe, chaque phrase portant son sens avec la netteté d’un rayon laser et la précision tranchante d’un coup de couteau.

Au début des années 2010, Beauvais quitte Paris pour aller vivre avec son compagnon dans un village des Vosges, sa région natale, « bel endroit isolé où les allées et venues de chacun sont observées derrière les rideaux voilés des fenêtres, uniformément bordées de jardinières de geraniums ». Et puis, les ennuis arrivent en escadrille… Son couple se brise. Outre le choc affectif, Beauvais se retrouve seul, sans emploi, sans ressources, sans voiture, loin des commerces et des transports en commun, comme enfermé dans son village, sans vie sociale ni perspectives d’avenir. Crise de la quarantaine XXXL.

Son seul lien au monde, à la fois ténu et solide, le cinéma – pas la salle, non, surtout pas dans un bled au milieu de l’Alsace, mais plus exactement les dvd, cassettes et téléchargements visionnés depuis le canapé de son salon. Il occupe ses journées et ses nuits à regarder trois, quatre, cinq films par jour, et pas forcément des classiques : « films muets tombés dans le domaine public, pépites hollywoodiennes pré-Code Hays, incunables du cinéma soviétique, films érotiques scandinaves, gialli, pinku, drames allemands, thrillers européens des seventies… ».

Un jour, son père détesté, malade, vient vivre chez lui sa convalescence. « Mon père et sa conception obsolète de la virilité, de la conjugalité, de la paternité ». Au bout de quelques jours, le paternel meurt pendant qu’ils regardent Le Ciel est à vous de Jean Grémillon, dans l’un de leur très rare moment de complicité et de partage. « J’ai revécu cette scène des mois entiers. Et j’ai cru cent fois mourir à mon tour devant tous les films vus depuis. (…) L’idée absurde, ressassée par mon cerveau traumatisé, que cela va être mon tour, que cette place de spectateur est désormais liée à la mort. Et pourtant, je ne l’ai pas abandonnée. Presque trois ans plus tard, en avril 2016, je l’occupe toujours ». Ne Croyez surtout pas que je hurle est consacré à ces années grises, ces années vides, ces années tristes, cette parenthèse d’ermite cinéphage, cette période solitaire où Frank Beauvais était comme à demi-mort, maintenu biologiquement en vie par la perfusion de centaines de films visionnés dans le désordre historique et esthétique le plus total.

Beauvais a conçu son film avec les maigres (et finalement immenses) moyens à sa disposition : ses cassettes et dvd, sa plume, sa voix, son vécu, son ressenti, son imagination. À l’image, des centaines d’extraits de films défilent à la vitesse extrême d’un changement de plan (d’extrait) toutes les deux ou trois ou quatre secondes, en un bombardement incessant de stimulis visuels. Pas de hiérarchie dans ses extraits, pas de repères citationnels, ça va trop vite, on ne reconnait pas les films dans lesquels ont été prélevées ces quelques secondes (il s’agit sans doute des pinku, gialli, incunables soviétiques, etc, cités plus haut).

La diction de Beauvais est à hauteur de son texte : blanche, ferme, claire, avec la juste dose de rage, de mélancolie, de colère, de tristesse pour incarner les mots et les maux.

Seul point commun de ces extraits : ils sont vierges de présence humaine, aucun visage n’y apparait, parfois juste des fragments de corps. Loin du florilège officiel style « histoire du cinéma en 150 scènes mythiques », Beauvais propose ici une telle décharge rétinienne qu’elle finit par revêtir une qualité d’abstraction poétique, de pur assaut sensoriel, de séance d’hypnose. Au son, le récit de Beauvais de ces années-là s’offre comme un mix de journal intime, de commentaire cinéphile et de ruminations politiques (c’est la période post-attentats), l’état d’urgence de la nation dialoguant avec l’état d’urgence personnel du cinéaste et son état de spectateur absolu. Le texte est superbe (toutes les citations de ce papier en sont extraites), tranchant, précis, chargé d’affects mais dénué de pathos, recroquevillé sur le soi mais sans la moindre complaisance, bourré de sentiments mais vierge de sentimentalisme, chaque phrase portant son sens avec la netteté d’un rayon laser et la précision tranchante d’un coup de couteau.

La diction de Beauvais est à hauteur de son texte : blanche, ferme, claire, avec la juste dose de rage, de mélancolie, de colère, de tristesse pour incarner les mots et les maux, comme un long hurlement intérieur, un rugissement en sourdine. Aussi éloignés du cabotinage lyrique que de la neutralité aride, ni dans le trop ni dans le trop peu, avançant droit et vite sans ressassement, ce texte et son énonciation sont dans la juste note, la bonne distance.

On pourrait donc dire sans que cela soit faux que la force du film réside dans ses images, ou dans sa bande-son. Mais à la vérité, c’est bien dans l’adjonction-disjonction de ces deux éléments que Ne Croyez surtout pas que je hurle tire son humble puissance. Ceci est un film et comme souvent au cinéma, le son agit sur les images autant que l’inverse. Quand Beauvais évoque son appartement, son salon, son canapé, ses volets fermés, on croit les voir à l’écran alors que les images défilantes proviennent de sources multiples et totalement étrangères au domicile et au présent du cinéaste. Images, rappelons-le, qui ont la particularité d’être vide de présence humaine.

C’est donc le hors-champ de la voix off de Beauvais qui vient les habiter, les investir de cette présence, jouant à fond avec l’imaginaire du spectateur, avec sa persistance rétinienne et auditive. On en vient même à inverser les repères sensoriels habituels du cinéma, comme si l’on regardait le texte et la voix de Beauvais dont la bande-image serait la b.o. Au son l’essentiel de la chair du récit et des personnages (en sus de l’auteur, défilent ici son ex, ses amis, sa mère…), à l’image le rôle complémentaire de l’illustration, du contrepoint.

S’il en avait eu la volonté, le ressort, l’énergie, on sent bien que Frank Beauvais aurait pu devenir gilet jaune, ou black block.

En lecture superficielle, Ne Croyez surtout pas que je hurle pourrait passer pour un objet filmique théorique, conceptuel, aride. Il l’est, et en même temps, il en est l’opposé. Car pour expérimental qu’il soit, ce film est tellement habité, incarné, fondé sur l’os de l’expérience du vécu, tellement simple et limpide dans son récit intime, amoureux, amical, familial, cinéphile, citoyen, existentiel, qu’il n’a absolument rien d’un objet froid. Le cœur et les tripes sont ici aussi importants que la pensée et si ce film convainc par sa conception, il nous déchire aussi par son récit d’une chute dans le chagrin, la précarité, l’isolement et dans sa quête de remontée du gouffre, d’arrachement au syndrome asthénique. « Quand on aime la vie, on va au cinéma » disait une publicité ancienne pour les salles. « Quand on n’aime plus la vie, on reste cloîtré chez soi et on s’injecte des films en overdoses boulimiques » semble répondre Frank Beauvais. Le cinéma comme une drogue, la cinéphagie comme un état junkie.

Ce marasme intime résonne aussi avec celui de l’époque : autoportrait d’un cinéphile déchu, Ne Croyez surtout pas que je hurle est aussi le portrait oblique de la France oubliée de la province, des petits villages, des traditions périmées, du chômage endémique et de l’avenir bouché. Un portrait qui n’est pas non plus sans petites scories misanthropes – si l’on exprimait une réserve, ce serait celle-là, celle d’une légère tendance au mépris de classe non pas social (Beauvais n’est pas issu de la grande bourgeoisie) mais culturel. Mais même ce point serait à nuance, tellement il semble lié à l’état de solitude et de désarroi de l’auteur. S’il en avait eu la volonté, le ressort, l’énergie, on sent bien que Frank Beauvais aurait pu devenir gilet jaune, ou black block.

Finalement, plutôt que tout casser, ou plutôt que d’aller voir un psy, il a contenu et dominé sa dépression en concoctant cet objet singulier, ce film sans visage qui finit par dessiner en creux un superbe visage tourmenté, ce film fabriqué en solitaire à la maison, véritable diamant noir dans le ciel confortable du cinéma français, cri de rage murmuré, hurlement étouffé. Pour décliner son goût de l’antiphrase, ne croyez surtout pas que ce soit un grand film.

Ne Croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais, sortie nationale le 25 septembre.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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