Être sauvage – sur White dog de Latifa Laâbissi
White dog, l’obscurité est totale. Une matière opaque et sombre dont on ignore encore ce qui peut en surgir. Le temps du spectacle, métaphorique, se pose sans rien pour le heurter, une pensée nocturne, paisible et inquiétante, à laquelle le regard doit s’habituer.
White dog, une forêt émerge de cette obscurité quasi-originelle, une jungle, immobile, artificielle, d’un autre monde, agencée de lianes jaunes fluorescentes qui en constituent la matrice. Il n’y aucune naturalité dans ce paysage. Cette forêt, cette jungle futuriste, est celle d’une géographie impossible à situer et pourtant étrangement familière. Tout va prendre forme depuis ce monde qui diffuse une promesse virginale. Le peuplement peut commencer.
White dog, Chien blanc. Un écho au roman éponyme de Romain Garry. Ce chien blanc dressé par la police américaine pour chasser et attaquer les Noirs dans le Sud des Etats-Unis, autrefois utilisé pour poursuivre les esclaves fugitifs. Ceux qui parvenaient à leur échapper disparaissaient parfois dans les vastes forêts, se rassemblaient en communautés de femmes et d’hommes libres, les marrons. La forêt leur assurait une vie de clandestins, une forme de résistance qui agissait comme une contre-culture aux sociétés esclavagistes et coloniales, ouvrant dès lors un champ vaste des possibles, où tout s’invente ; rituels, gestes, appartenances culturelles, désapprentissage et appropriation de nouveaux signes, d’identités multiples, richesses et miroitement des couleurs de peau, des plus sombres aux plus claires, non plus comme des assignations mais comme la promesse de laisser parler des voix libres.
Le chien blanc est là, quelque part, on l’entendra parfois aboyer dans le lointain, un extérieur qui menace, mais qui jamais ne viendra interrompre le cours des choses irrévocablement engagé dans sa danse libératrice. Sa place est celle d’un hors-champ.
C’est un petit groupe d’individus, trois femmes et un homme (les danseurs.seuses Jessica Batut, Volmir Cordeiro, Sophiatou Kossoko et Latifa Laâbissi), assis.es en cercle dans un coin de la jungle, affairé.e.s à lier et délier, nouer et dénouer les lianes pour s’inventer coiffes et artefacts personnels, faisant basculer cette forêt néo-primitive en zone d’expérimentation d’une société qui s’invente. Le décor fécond pour une communauté qui dès lors ne va cesser de s’employer à construire et déconstruire des représentations d’eux-mêmes, des images, des gestes, des corporéités étonnamment mouvantes et plastiques, des identités en transformation constante suivant un flux ininterrompu.
Depuis plus de vingt ans la chorégraphe et danseuse Latifa Laâbissi construit des pièces chorégraphiques autour des figures ethno-raciales véhiculées par la culture occidentale afin d’amener le spectateur à se saisir de l’héritage colonial et des effets de dominations qui infusent nos sociétés. Elle cherche selon ses propres mots à « nommer explicitement le refoulé des entreprises de domination qui s’exercent depuis cette situation historique des Empires coloniaux avec des effets qui persistent violemment encore à nos jours. »
Partant de là, et en co-création avec les danseurs-seuses et la scénographe-plasticienne Nadia Lauro qui accompagnent ses pièces depuis ses débuts, Latifa Laâbissi se joue des signes et des stéréotypes cherchant ainsi à les tordre et à ouvrir une voie libératrice et créatrice pour les identités dites minoritaires – celles qu’elle nomme « les figures toxiques ». Usant volontiers de la forme burlesque, elle les surexpose pour mieux en prendre soin et les amener jusqu’au bout de leur mécanique de représentation, jusqu’à les épuiser et enclencher un processus d’autonomisation et d’appropriation de soi.
Ici le blanc est la couleur d’une menace (…), celle de faire disparaître cette promesse incarnée par tous ceux qui trouvent refuge dans les marges, leur refusant ces lieux et ces zones d’altérité.
White dog (2019), sa dernière création, ne déroge pas à cette mécanique de déconstruction des signes. Mais elle pose ici, avant tout, la question de la propriété des signes. A qui, à quelle identité, culture, peuple, un artiste fait-il référence quand il place au cœur de son travail certains matériaux et formes de représentations culturelles qui ne seraient pas issus directement de son histoire, de sa culture et de son identité ? A qui ces signes appartiennent-ils ? Comment se les approprier pour les transformer en valeur et en capital symbolique sans nier la part de l’autre et les fragments d’histoires qui les constituent ?
La forêt donc. Ou plutôt les lianes qui l’agencent intégralement comme un miroir traduisant l’abstraction des liens qui rassemblent plusieurs individus d’une même communauté. Ces liens, ces lianes, que tout au long de la pièce les individus qui la composent s’emploient à activer, faisant de l’espace un geste qui invite à l’invention d’un nous. La forêt se déploie à travers des stratégies de camouflage que les danseurs.seuses mettent en place non pas pour disparaître mais afin de créer un langage commun fait de codes vernaculaires propre à cet espace qu’ils s’approprient, à cet assemblage d’éléments hétérogènes qui réinventent une humanité et fissurent l’ordre social et culturel dominant. La forêt, lieu en tout temps de rassemblement des fugitifs, des marrons, des pirates, des migrants, des insoumis, des laissés pour compte, des utopistes, des rêveurs, des sorcières, des hérétiques.
Dénètem Touam Bona, dans son très beau livre Fugitif, où cours-tu ? nous rappelle que pour le marron, « runaway slave », « coureur des bois », sa libération procède d’un ensauvagement, d’une immersion dans la sylve – de « silva », « forêt », racine latine de « sauvage » – qui fait de lui une créature sylvestre, un « feuillu », figure du sauvage dans l’Occident médiéval, symbolisant le retour des forces fécondantes du printemps.
C’est depuis cet ensauvagement, cette libération, que le furtif s’arrache à sa condition de vie et laisse émerger toutes les figures qui incarnent de nouveaux imaginaires corporels et sexuels, des esthétiques qui bifurquent, dérangent, reconsidèrent nos modèles dominants. « Nous sommes tous sauvages ! » nous rappellent les chercheurs et écrivains québécois Francis Dupuis et Benjamin Pillet en citant l’historien Richard White dans leur introduction à leur ouvrage L’anarcho-indigénisme, ou encore, en reprenant les mots de l’écrivaine An Antane Karesh, Innue de Schefferville (Québec) en 1976 : « Je suis une maudite sauvagesse. Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de sauvagesse. Quand j’entends le blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie indienne et que c’est moi la première à avoir vécu dans le bois. Or toute chose qui vit dans le bois correspond à la vie meilleure. Puisse le blanc me toujours traiter de sauvagesse. »
White dog, chien blanc, ici le blanc est la couleur d’une menace et non une désignation physique et raciale, celle de faire disparaître cette promesse incarnée par tous ceux qui trouvent refuge dans les marges, leur refusant ces lieux et ces zones d’altérité. Une couleur qui réfracte toutes les autres et ôte la possibilité aux créatures du monde de « faire monde » selon les mots de Donna Haraway (in Habiter le trouble avec Donna Haraway, Editions Dehors) pour « inventer des façons d’atténuer la violence, de ralentir le rythme de l’extinction, d’envisager la possibilité de vivre bien. »
En France, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, on assiste à l’invention de la figure du sauvage et du primitif dans la danse et dans les espaces de représentation publics, notamment dans les cabarets et à travers les mises en scène d’une France coloniale superpuissante via ses expositions universelles et coloniales peuplées de zoos humains et d’êtres relégués au statut de sauvage que la mission coloniale civilisatrice allait sauver des limbes de l’ignorance et de la barbarie. Le sauvage, cause officielle originelle des missions civilisatrices de l’histoire des conquêtes coloniales mais aussi, pour les artistes ou à travers les rituels de (dé)possessions, figure libératrice d’une réappropriation de soi. Le sauvage, qui par un retournement des signes, se coule dans des formes d’émancipations, dissimulées sous les signes fantasmés par la culture dominante comme les preuves d’un état d’être quasi-animal, telles les bananes de Joséphine Baker, les grimaces burlesques du blackface, une corporéité, une gestuelle, une danse débridée, épileptique, « tordue » selon l’historienne de la danse Isabelle Launay, également collaboratrice sur cette pièce.
C’est depuis ce tissage nomade que Latifa Laâbissi laisse le champ libre à une appropriation généreuse des signes, espace de partage sorti de la clandestinité afin de faire entendre l’enchevêtrement de toutes les voix.
White dog, isolés, cachés, invisibilisés par la jungle-forêt, ces furtifs, en co-existant dans un même espace, partagent, assemblent, loin de la tourmente des chiens blancs qui rôdent dans le lointain et des corbeaux à l’affût des moindres signes de mort, des formes de soins et de protections, une énergie reconstructrice en perpétuelle invention.
C’est depuis cette dynamique d’enforestation que les individus, les danseurs.seuses qui jamais sûrement ne se déparent de leur héritage historique, culturel et social, (celui du Brésil pour Volmir Cordeiro, du Benin pour Sophiatou Kossoko, de la Belgique pour Jessica Batut et du Maroc pour Latifa Laâbissi), étirent le fil chaotique et fragile, d’une infinité d’images, de gestes et de formes chorégraphiques qui s’entremêlent littéralement, plastiquement, les uns aux autres pour composer leur propre « folk-lore ». Au Folk qui s’attache à l’ensemble des traditions d’une communauté ou d’une société, Latifa Laâbissi préfère s’attarder sur le Lore, la partie nomade de la culture, une « culture sans propriété », tel que l’énonce dans le très nécessaire « Peaux blanches, masques noirs » l’historien américain William T. Lhamon. Jacques Rancière, qui préface le livre, souligne qu’une culture n’est la propriété d’aucun groupe ethnique, car elle est « tout entière affaire de circulation » rebattant dès lors en permanence les signes culturels employés par ces communautés libres.
Les habitants de cette forêt opèrent des mutations et des métamorphoses incessantes, s’appuient sur une puissance de vie et de joie prenant forme dans le geste et la danse, cette danse tour à tour brutale, gracile, excessive, furtive, inquiétante, réconfortante ou bancale. Ce qu’ils traversent « est avant tout une riposte inventive qui passe par des postures, des techniques corporelles, tout un savoir incorporé. (…) Le corps est le premier théâtre d’opération, la première position à libérer, le premier droit à restaurer » nous dit Dénètem Touam Bona.
En regardant évoluer les danseurs et danseuses dans cette jungle faite de lianes qui sont autant de liens, on comprend que c’est dans l’alchimie et le tissage des cultures que s’en inventent de nouvelles pour donner forme à une histoire en transformation constante, dans l’indiscipline des formes mêmes de l’art, mélangeant le trivial et le sacré, le populaire et le savant. Des échos faits de chair, de langues inventées, de figures aux expressions exacerbées et grotesques serties d’une dentition en or, de multitude des vies, de récits, d’imaginaires et de fictions qui s’assemblent et se défont, aussi éphémères que nécessaires. C’est depuis ce tissage nomade qu’elle laisse le champ libre à une appropriation généreuse des signes, espace de partage sorti de la clandestinité afin de faire entendre l’enchevêtrement de toutes les voix.
Une voix parfois se fait entendre plus forte que les autres, telle celle de Sophiatou Kossoko qui s’élève en une logorrhée sonore rappelant tour à tour les éructions d’un samouraï, d’un dictateur fou ou d’une petite fille et leur emprise sur les corps. Elle parcourt la forêt de long en large, corps mécanique qui s’oriente et se déplace, une girouette un peu folle qui tente de régler l’ordre du monde et du temps, avant qu’une transe collective ne vienne la submerger joyeusement.
White dog, aucun signe, aucune parole, rituel ou artefact ne seront jamais clairement énoncés. L’ensemble des individus qui peuplent la jungle nous invitent à suivre leurs récits intimes, balbutiants. Dans l’angle mort de cette contre-culture des alliances voient le jour. Elles se font signe, se déploient, pour préserver ces zones, ni blanches, ni grises, mais jaunes fluorescentes – couleur choisie par Nadia Lauro pour cette forêt « électrique », une couleur qui a la particularité de renvoyer sa propre lumière, jaillissante.
Dans ce présent parallèle, les êtres qui peuplent cette communauté composent et dessinent les motifs de liaison d’une partition qui peu à peu s’énonce comme une fabulation pour mettre, depuis le réel, l’imagination au travail. De ces corps puissamment incarnés, libres, de ce paysage abstrait agencé comme des coups de crayon qui (re)dessinent les images des lieux d’émancipation et d’autonomisation enfouies dans nos mémoires, nous, spectateurs.trices, reconsidérons notre histoire dans le souffle de ces marges. Là où nous redevenons fragiles, bancal.e.s, forêt, sauvages, furtif.ve.s.