Littérature

77 de Marin Fouqué, ou l’écosystème de la violence

Critique

Brillant premier roman de Marin Fouqué, 77 manifeste une poésie de la mise à l’épreuve, une poésie au travail, inlassable et éreintante. Comme dans un titre du groupe de rap PNL, la violence tient le roman non comme son objet, mais comme un principe de fiction et de diction poétique.

Le premier roman de Marin Fouqué s’ouvre sur un mauvais augure. Trois voitures métallisées passent devant l’abri où le narrateur tue le temps en fumant du shit : « Trois à la suite. Si lentement. […] D’habitude c’est comme des balles, salves de mitraillette qui viendraient briser la ligne droite et la surface marron s’étirant derrière sur des kilomètres à t’en perdre la vue ». De ce premier signe se déploie un oracle éprouvant ; en guise de premier roman Marin Fouqué livre ainsi un long poème lyrique, porté par le monologue d’un personnage adolescent. Lyrisme adolescent, adolescence d’un style ? 77 se tient pourtant bien loin des travers de la jeunesse littéraire qui déborde parfois les premiers romans. C’est au contraire un texte étonnamment contenu ; géographiquement dans l’espace du « Sud sept-sept », plus précisément sous l’abri de bus, et contenu dans le temps d’une journée de contemplation sous cet abri. Contenu aussi dans la tête d’un seul adolescent en plein monologue.

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Dans cet espace confiné, nous découvrons que tout se joue à rebours. Le premier augure si inhabituel des trois voitures métallisées n’annonce rien de l’avenir ; il inaugure cependant un enfoncement dans les souvenirs de cet adolescent « au corps lâche ». Le récit initiatique s’inverse : le corps est déjà à son terme, et au terme de sa formation, rien n’a changé de l’ennui, rien n’a changé du silence du 77. Quant au passé, ces années d’enfance occupées à devenir un homme, elles ne sont justement passées sur le corps du narrateur que pour l’éreinter. Au fil des épreuves, des coups, des humiliations, des abandons et de leur violence grandissante, la perspective du roman d’apprentissage s’amenuise. Succession d’épreuves sans enseignement, le roman a plutôt quelque chose de la descente aux enfers – que rappelle la référence martelée à Apocalypse Now – et le personnage se détruit au fur et à mesure qu’il se raconte.

Alors que les perspectives s’amoindrissent et que le confinement s’accroît, le roman se resserre sur son enjeu : celui d’une poésie de la mise à l’épreuve, une poésie au travail, inlassable et éreintante. Voilà peut-être ce qui tient et surtout contient tout le roman : le travail éprouvant de la violence. Le corps travaillé par les coups, les soubresauts de la vie qui font quitter l’enfance, l’épreuve des larmes. À force, nous nous trouvons au-delà de l’initiation, au-delà de la jeunesse aussi : le corps à l’épreuve est sans âge, sans expérience.

Une telle absence de perspective, analogue à celle que connaît l’espace péri-urbain déshérité et intermédiaire, a pour principal effet de replier le monde sur lui-même. Le 77, on en est ou on n’en est pas. Le repli n’est pas seulement identitaire, mais surtout poétique : il requiert une initiation, qui justifie la violence du roman. Un tel horizon esthétique permet de mieux comprendre le remerciement adressé par l’auteur en fin de livre à un célèbre groupe de rap venu des Tarterêts : « À PNL pour la poésie ». Plus encore que la familiarité des cités et des dealers, du rap qui résonne dans les téléphones, il faut y lire un véritable hommage au monde de PNL, à l’énigme PNL et ses références cryptées.

C’est un univers exclusif, méfiant et hermétique : les albums Deux frères et Que la famille sont une adresse aux initiés. L’univers de PNL est un autre monde de violence, d’éreintement, où la jeunesse n’a pas sa place non plus : « J’peux pas leur mentir, longtemps qu’j’suis détruit / Faut pas que j’repense au passé, sinon rah, sinon rah / À 25 balais, j’pensais être millionnaire » (Humain, Dans la Légende).

À toutes les échelles, le roman raconte l’au-dehors du contexte contemporain : une crise généralisée, globale, pour un monde global et multipolaire, schizophrène.

Pour PNL comme pour le monde du 77, ni passé, ni perspectives, simplement l’inlassable présence, et en conséquence, l’ennui inévitable. Ces deux mondes laissent une place centrale à la drogue, moins pour fuir le présent que pour le consommer, l’étirer : pour l’éprouver. « Je tâte mes chaussettes, à la recherche du pochon : vache maigre. Est-ce que je terminerai cette journée ? Plus grand-chose à effriter sous les doigts. En faisant des petits, ça ira. Ou bien un gros qui casse. Un qui te brise la tête et t’effondre l’intérieur. Un que le temps s’achève sous la capuche. Dans la tête, grouillent les vers. Non, plein de petits, plutôt. Faire durer le plaisir. Est-ce que j’aurai assez de carton et de papier pour ça ? ». Cette journée du narrateur chante un refrain semblable à celui de PNL « Je vis, je visser (J’m’ennuie)», tandis qu’il tue le temps en l’effritant avec le shit entre ses doigts.

C’est paradoxalement dans cet espace intime, surprotégé et hermétique, que la violence se fait sentir le plus durement. Elle en devient même le seul événement : une crise réitérée comme autant de variations sur un même thème, compose la musique dont 77 tire son lyrisme. Crise familiale, crise d’adolescence, ou encore ces crises sociales que sont pour les habitants des bourgs l’arrivée des Arabes : « ils font tous les lotos de la région, et ils raflent toutes les mises – centrales vapeur, frigos, écrans HD, rollers, encyclopédies –, de vrais mercenaires, ils sont ultra-entraînés, ultra-équipés, ultra-organisés par famille et ne viennent pas de chez nous ». Les crises des mondes rural et industriel s’enchevêtrent dans cet espace périurbain. Les crises de larmes, à répétition.

À toutes les échelles, le roman raconte l’au-dehors du contexte contemporain : une crise généralisée, globale, pour un monde global et multipolaire, schizophrène. La crise est le moment du bouleversement, du transport violent d’un monde à un autre, une forme de disparition et d’apparition simultanée – où nécessairement la question de ce qui est et de ce qui demeurera se pose, en construisant l’identité terrible et enchâssée du 77 et de son narrateur.  L’adolescent coincé dans une enfance qui n’en finit pas de passer, aux perspectives incertaines, à la situation familiale « compliquée » ; coincé dans « dans le silence du 77 », ce silence qui se fait quand le narrateur s’approche des autres habitants et qui concerne bien souvent son père, parce qu’il vaut peut-être mieux que les insultes, les ragots, les mots terribles et qui résonnent – le roman ne brise pas le silence du 77 et ne nous en dit pas plus – ; cet adolescent-là est bien l’enfant terrible de ce décor périurbain au futur incertain et à la nature batârde.

Et s’il s’agit pour le narrateur de tenir bon, de résister et de survivre aux crises pour devenir un homme, il en va de même pour l’ensemble de son monde. Le 77 ne fait d’ailleurs monde que dans la mesure où il résiste dans ses habitudes et dans son retranchement, dans sa position rurale précaire, espace périurbain sous le péril urbain.

Depuis l’intime souci existentiel du narrateur jusqu’aux problématiques écologiques, territoriales et industrielles du 77, Marin Fouqué touche bel et bien en littérature à ce que la commission européenne avait nommé une « polycrise », pour désigner une même réalité contemporaine de convulsions de différents modèles, de transitions violentes et d’instabilité généralisée. Mais si un tel contexte politique dessine une carte des mondes comme des entités ou des systèmes cohérents – plus ou moins en phase avec d’autres monde ou sous leur menace extérieure –, le monde ou le repli du monde que constitue le 77 fonctionne tout autrement.

L’épreuve d’une instabilité permanente est d’autant plus violente qu’elle est, comme la poésie l’est pour le monde, nécessaire hors de toute nécessité.

S’il est menacé par le nouveau monde urbain, par les politiques nationales et globales, et exposé aux effets de la mondialisation, le 77 est toutefois moins sous le coup d’un péril extérieur qu’exposé à sa crise intérieure. Les populations vieillissantes du 77 s’éteignent, moins par mortalité que par le silence qui les éloigne petit à petit des plus jeunes. La violence du 77 sur ses enfants, d’un homme sur son voisin, d’un père sur sa fille ; d’un enfant à l’autre, les trahisons des amis. Les paroles des uns sur les autres, le silence sur certains, et parfois le silence de tous. L’oubli ici, ou la démence, et là encore, la sénilité.

À travers mille habitudes, des faits inlassablement réitérés et des mots répétés comme des surnoms qui collent à la peau, la destruction fait monde. Pour le 77, l’enjeu n’est pas son habilité à résister à l’extérieur, mais plutôt le fait d’être à l’épreuve de son propre péril ; de ses propres habitudes et de ses propres lois propres, parmi lesquelles son entropie intime, son propre enfer, sa violence et sa destruction inhérente.

La violence est le principe régulateur du monde, seule capable de l’ajuster, de le faire demeurer, et dès lors de lui donner son identité. C’est un autre trait esthétique commun à PNL et Marin Fouqué : la violence tient le roman comme la musique de ces deux frères, non comme son objet, mais comme un principe de fiction et de diction poétique. De fait, au-delà d’un repli du monde sur lui-même ou d’un adolescent sur sa vie et son for intérieur, le roman est contenu par la rage de sa poésie, qui œuvre à rassembler et condenser le monde par sa force centripète. Les personnages gravitent autour, les réflexions et les expressions se répètent pour monter un essaim dense. Le monde existera uniquement dans les épreuves de ces entrechocs, mises en œuvre tout au long du roman.

La véritable jeunesse de ce texte est celle d’une poésie novatrice à l’épreuve permanente, dont Marin Fouqué est à la fois un initié et un prophète. Puisqu’il a toujours été du ressort de la poésie de créer et convoquer des mondes comme de les détruire, il faut à présent comprendre tout ce que le geste de Marin Fouqué a de novateur. Loin de charger la poésie de l’ambition de sauver le monde ou de la cantonner à dénoncer sa perte, il ne se limite pas non plus à intégrer les enjeux contemporains d’un équilibre et d’une régulation des mondes à trouver.

Marin Fouqué ajuste l’opération poétique à la reconfiguration que connaît notre rapport au monde, et impose la notion d’écosystème, au-delà de l’actualité de sa crise, comme le concept poétique capable d’innover au sein de la création contemporaine. Cette épreuve d’une instabilité permanente est d’autant plus violente qu’elle est, comme la poésie l’est pour le monde, nécessaire hors de toute nécessité.

Marin Fouqué, 77, Actes Sud, 2019, 224 p. 


Rose Vidal

Critique, Artiste

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