Art

Aux sources de notre humanité – à propos de l’exposition Nous les arbres à la Fondation Cartier

Théoricien de l’art et des médias

Poétiser l’environnement par-delà les discours qui en prophétisent la fin, l’aimer pour mieux la sauver à défaut de faire le deuil, impuissant, de son irrémédiable déclin. Le flâneur de l’exposition Nous les arbres est invité à plonger dans une forêt onirique dont la beauté d’une coexistence harmonieuse entre l’humain et le végétal est exprimée au prisme de nouvelles espèces d’œuvres.

Dans Le Figaro du 31 août, Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français (Seuil, 2019), posait l’écologie comme une nouvelle religion. Selon lui, la « matrice écologique est en train de se substituer à la matrice catholique », offrant à ses fidèles une même vision apocalyptique et sa figure prophétique en la candeur engagée de la jeune Greta Thunberg « sorte d’hybride entre Jeanne d’Arc et Bernadette Soubirous ».

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Et tout comme le catholicisme inspira de nombreux artistes et fut même jusqu’au XXe siècle le ferment de siècles de peintures et de révolutions artistiques, l’écologie a aussi également ses artistes, ses pratiques esthétiques et ses théoriciens. En 2018, le critique d’art Paul Ardenne a ainsi pu publier aux éditions Le Bord de l’Eau (coll. La Muette, postface de Bernard Stiegler) Un art écologique. Création plasticienne et Anthropocène, ouvrage dans lequel il analyse l’émergence d’un art de l’Anthropocène réunissant des artistes engagés dans ce qu’il considère comme étant un combat esthétique et citoyen pour l’écologie.

Plus récemment, Guillaume Logé parle quant à lui de Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropcène (PUF). Nombreuses furent aussi les expositions qui eurent pour objet l’environnement. De l’exposition Fragile Ecologies conçue par Barbara Matilsky en 1992 au Queens Museum de New York au Panorama proposé par Lauranne Germond au Palais de Tokyo, en 2010 dans le cadre du salon 1.618, jusqu’à Climats artificiels qui se tient à la Fondation EDF en 2015 (commissaire : Camille Morineau), nombreux furent les événements qui donnèrent à voir une scène artistique soucieuse de l’évolution de notre planète et désireuse de participer à l’éveil d’une conscience et d’une responsabilité écologiques.

Dernier événement parisien[1] en date, l’exposition Nous les arbres qui depuis le 12 juillet et jusqu’au 5 janvier rassemble à la Fondation Cartier des « artistes, scientifiques et philosophes du monde entier ».

L’exposition y présente en effet notre parenté avec une nature que l’on pollue et détruit, certes, mais que l’on poétise également. À ce titre, deux artistes proposent dans leurs œuvres présentes dans l’exposition un regard qui dans leur différence disent beaucoup de cette présence et impact de l’homme sur la forêt en particulier. Le premier, Luiz Zerbini, fait se mêler dans l’immensité de ses toiles plantes et arbres à des objets produits par l’homme. Mais loin de donner à voir un étouffement par l’homme de la nature ou la revanche de cette dernière sur son hominisation en cours, le peintre nous révèle toute la poésie et la beauté d’une coexistence harmonieuse et d’un dialogue fertile entre l’humain et le végétal qu’il semble croire encore possible. C’est ainsi que dans ses compositions un tuyau d’arrosage se fait serpent exotique lorsqu’une bouteille en plastique perchée sur une tige devient un jonc azuré. Ainsi, et tout comme lui-même fait s’hybrider figuralisme photographique et abstraction colorée, une nouvelle nature – comme une nouvelle peinture – émerge de ces associations qui se « réellisent » et se matérialisent dans son installation Table-herbier.

Vision utopiste ? Déni d’un présent qui voit se réduire comme peau de chagrin les surfaces arborées ? Nullement. Pour preuve, ce tracteur rouge tapi dans la luxuriance verte de l’œuvre Coisas do Mundo et sur lequel sont peints des tatouages qui évoquent les indiens d’Amazonie. Une façon pour l’artiste de montrer qu’au Brésil, les populations indigènes sont parfois elles aussi poussées à détruire leur habitat traditionnel, acculées par les pressions économiques.

Cette triste réalité de la forêt aujourd’hui, rendue plus sensible que jamais en ces temps de réchauffement climatique qui, au travers des récentes canicules et de l’ouragan Damian qui dévasta récemment les Bahamas, est au cœur de l’extrait de l’installation vidéo EXIT réalisée par les architectes Diller Scofidio + Renfro. S’y succèdent animations visuelles et textuelles qui informent le visiteur de l’évolution dramatique de l’écosphère et l’érosion des surfaces arborées au Brésil, au Cameroun et en Indonésie. Mais ce qui surprend, c’est la forme qu’a privilégiée l’artiste. Loin de présenter toutes ces données avec la gravité attendue, il a au contraire repris l’esthétique de jeux vidéos.

Le ludisme de ce formatage interroge donc et pourrait bien se révéler au final plus grave qu’il n’y paraît. Car comment ne pas s’inquiéter d’une catastrophe qui n’est relayée qu’à l’état de jeu ou d’animation synthétique et sympathique ? Peut-être pouvons-nous y voir comme une façon de nous alerter sur le peu de crédit véritable que nous portons à ce qui semble être l’irrémédiable destruction de la nature et l’éventualité qui ne cesse de devenir chaque jour plus probable de ne bientôt plus pouvoir habiter sereinement notre planète. Comme si en ces temps « collapsiques », nous nous amusions du déluge à venir. Une perte qui serait une extinction de nous-mêmes.

À travers la diversité des œuvres exposées, la nature se présente comme onirique et extra-logique, comme aux sources mêmes de notre humanité première.

C’est ainsi qu’au rez-de-chaussée Raymond Depardon donne la parole à ces hommes et femmes qui aiment et vivent avec les plantes et les arbres, alors qu’au même étage Fabrice Hyber image une poétique de la nature dans des peintures et dessins d’arbres autour desquels s’enchevêtrent et se diluent mots et chiffres, comme pour mieux montrer l’impossible maîtrise par la logique et la mesure du naturel. Comme en écho à Charles Gaines qui réalise pour sa part des arbres composés de sortes de pixels numérotés, à l’instar des coloriages « magiques » de notre enfance, compositions qui projettent sur le mur l’ombre du même arbre. Émergeant derrière l’ordre numérisé, celle-ci semble alors vouloir nous montrer que même normée et chiffrée, réduite à la logique comptable et répertoriante de l’Homme, la Nature demeure et demeurera toujours.

C’est ainsi également qu’au sous-sol, des masques, dessins et gravures rappellent la dimension anthropogénétique et anthropophanique de cette Nature que l’on retrouve également dans le titre de l’exposition : Nous les arbres. Dans ces images (rappelons que pour les Grecs de l’Antiquité, les sculptures étaient des images en volume), la Nature n’est pas cet ensemble extérieur à nous, qui nous fait face et que l’on s’approprie, ce matériau que l’on se permet de soumettre à notre volonté selon la logique heideggerienne de l’arraisonnement. Elle y est bien au contraire vue comme une matrice ontique, spirituelle, mystique, magique ou sentimentale.

De l’esthétique primale et amérindienne de ces masques (Jorge Carema) et des créatures bichromatiques (Esteban Klassen) à l’apparence faussement naïve des dessins réalisés au stylo bille de l’Iranien Salim Karami qui empruntent l’esthétique traditionnelle des tapis persans et les encres de son compatriote Mahmoud Khan, la nature se présente comme onirique et extra-logique, comme aux sources mêmes de notre humanité première.

La diversité des œuvres présentées – et qui ne saurait tenir ici – révèle ainsi une véritable richesse qui témoigne de celle des pratiques artistiques actuelles autant qu’elle fait écho à la variété des propos que peuvent avoir les artistes sur notre relation à la nature faite de fascination et d’attachement profond, à quoi s’ajoute désormais la conscience de sa possible disparition, ou tout au moins d’être les témoins de la fin d’une ère.

La Fondation Cartier se révèle alors être elle-même une forêt dans laquelle nous entrons et déambulons à l’affût de nouvelles espèces d’œuvres, allant de petites gravures à de gigantesques toiles, d’installations à des vidéos. Une diversité qu’il ne tient qu’à nous de préserver pour continuer à habiter le monde, artistique autant que naturel.

 


[1] La récente biennale d’art contemporain d’Istanbul (Septième Continent, en référence au plastique qui colonise toujours plus l’océan) témoigne elle aussi de cet activisme. Cf « Les dérives du septième continent », Emmanuelle Lequeux, Le Monde, 17 septembre 2019, p. 19.

Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8

Notes

[1] La récente biennale d’art contemporain d’Istanbul (Septième Continent, en référence au plastique qui colonise toujours plus l’océan) témoigne elle aussi de cet activisme. Cf « Les dérives du septième continent », Emmanuelle Lequeux, Le Monde, 17 septembre 2019, p. 19.