Cinéma

Hard boiled – sur Sterling Hayden, l’irrégulier de Philippe Garnier

Journaliste

Après avoir rencontré Sterling Hayden en 1983 pour la mythique émission Cinéma, cinémas, Philippe Garnier a gardé le contact avec l’acteur de Quand la ville dort ou Docteur Folamour. Il lui consacre aujourd’hui une passionnante biographie qui va fureter dans les recoins les moins attendus ou les moins labourés par la légende et finit par accoucher d’un portrait de l’acteur différent, plus complet et complexe, de l’idée finalement succincte qu’on en avait.

Si on se souvient aujourd’hui de l’acteur Sterling Hayden, c’est pour une poignée de classiques qui se comptent sur les doigts d’une main : Quand la ville dort de John Huston, Johnny Guitare de Nicholas Ray, L’Ultime razzia et Docteur Folamour de Stanley Kubrick, auxquels on adjoindra l’excellente série B Chasse au gang d’André De Toth, ainsi que quelques seconds rôles dans Le Parrain de Francis Ford Coppola, Le Privé de Robert Altman ou 1900 de Bernardo Bertolucci. Ce qu’on retient en premier lieu de cette filmo, c’est une image de dur-à-cuire (hard boiled character diraient les Américains), avec ce physique imposant de videur de boite, ce visage taillé au burin et rarement souriant, un type ne faisant pas dans le sentiment et toujours prêt à exploser comme une marmite au couvercle trop longtemps fermé.

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Le journaliste Philippe Garnier consacre un ouvrage à cet acteur important mais un peu oublié et qui n’a pas accédé au rang mythique d’un Bogart, d’un Brando, d’un Mitchum ou aujourd’hui d’un De Niro – pour rester dans la même catégorie des durs-à-cuire. Bouquin passionnant car comme à son habitude, Garnier va fureter dans les recoins les moins attendus ou les moins labourés par la légende et finit par accoucher d’un portrait de l’acteur différent, plus complet et complexe, de l’idée finalement succincte qu’on en avait.

Le reporter avait rencontré Hayden en 1983 en l’interviewant pour le légendaire Cinéma cinemas (la plus belle et singulière émission sur le cinéma de toute l’histoire de la télé, qui a illuminé les cinéphiles tout au long des années 80). Rencontre tout sauf anecdotique : d’abord parce que Garnier a par la suite entretenu une relation épisodique mais constante avec l’acteur, ensuite parce que cette journée de 83 nous réserve une belle surprise dans le superbe dernier chapitre de ce livre, enfin parce que c’est en retrouvant dans sa cave une chute oubliée de cette émission que Garnier a eu l’idée et le désir d’écrire ce livre. Tout ce processus de gestation est éminemment romanesque, comme l’est le livre lui-même.

Si Garnier consacre des pages aux films « évidents » d’Hayden, il en noircit encore plus sur sa pléthorique filmo oubliée (voire oubliable) ou méconnue, et encore plus sur la vie de l’acteur hors cinéma. On a ainsi confirmation de la relation chaleureuse entre l’acteur et John Huston, le cinéaste qui lui a offert son premier rôle mémorable dans Quand la ville dort ; ou du respect qu’Hayden vouait à Stanley Kubrick, ce dont peu d’autres cinéastes peuvent se prévaloir de la part d’un acteur qui méprisait le cinéma en général et Hollywood en particulier.

Hayden n’a ainsi pas de mots très tendres pour Johnny Guitare, pourtant un chef-d’oeuvre : « comment aurais-je pu prendre un rôle pareil au sérieux ? Je ne sais pas tirer au pistolet. Je détestais les chevaux et monter à cheval. Et je ne sais pas jouer de la guitare. Je n’aime pas le film et me trouve mauvais dedans ». Etonnant de voir comment un acteur peut parfois se méprendre sur les pics de sa propre carrière. Mais moins étonnant si on considère qu’un acteur se souvient avant tout de son vécu lors d’un tournage (et celui de Johnny Guitare ne fut manifestement pas épanouissant pour Hayden) plutôt que de la trace que laisse un film dans le cœur des cinéphiles.

À côté de ses films marquants sous la houlette de Nicholas Ray ou de Stanley Kubrick, la filmo de Sterling Hayden est emplie de séries B ou C, tournées par des réalisateurs oubliés – à part des ultra-spécialistes, qui se souvient de Edward H Griffith (ne pas confondre avec son illustre homonyme David W), de Ray Enright, de Byron Haskins, de Ray Nazzaro, de Lesley Selander, de Robert Fuest ou de William Richert ?

Justement, Philippe Garnier s’en souvient, et il décrit par le menu ces films que presque personne n’a vu et la performance qu’y livre Hayden : c’est parfois un peu rébarbatif comme quand des amis discutent d’un air entendu d’un sujet dont vous ne savez rien, mais c’est aussi le plus souvent amusant et instructif sur le métier à Hollywood au quotidien, qui ne fut pas qu’affaire de chefs-d’œuvre gravés dans le marbre de l’Histoire. Parfois, il fallait faire tourner la machine du spectacle, honorer les contrats, payer les salariés, nourrir l’appétit insatiable des écrans et du public, même quand les projets étaient médiocres.

Et Garnier n’a pas son pareil pour pointer les aspects pop intéressants de navets psychédéliques comme Les Décimales du futur (signé par un certain Robert Fuest, réalisateur d’épisodes de Chapeau melon et bottes de cuir), ou pour nous captiver avec l’aventure à tiroirs archi-romanesques du tournage interminable de Qui a tué le president ?,  improbable brulôt politique de William Richert avec Jeff Bridges, John Huston, Dorothy Malone, Eli Wallach… Mais l’essentiel du personnage Hayden est ailleurs, pas sur l’écran.

L’acteur avait peu de considération pour son métier et ne l’exerçait qu’à des fins alimentaires. Avant Hollywood, il y avait l’armée et la politique. Sterling Hayden a combattu dans les rangs de l’armée américaine en Yougoslavie pendant la seconde guerre mondiale. À son retour, sans doute marqué par Tito, il s’inscrit brièvement au Parti Communiste. Et s’il n’y est pas resté longtemps, il a gardé ses idéaux de gauche tout au long de sa vie.

C’est dans cet état d’acteur qui ne joue plus, d’écrivain qui n’écrit plus, que Garnier et son partenaire réalisateur Claude Ventura rencontrent Hayden en 83.

Le grand drame de son existence survient alors. Manipulé par le maccarthyste Comité des Activités Anti-Américaines (le HUAC) qui traquait les communistes ou soupçonnés tels, poussé à bout, il finit par dénoncer ses amis sur un coup d’impatience : une décision pulsionnelle, non réfléchie, qu’il regrettera toute sa vie, et qui explique son mal-être permanent, son insatiable envie de bouger, son inaptitude au bonheur, une forme de haine de soi.

Les deux grandes vocations d’Hayden étaient la marine et la littérature, dans la lignée de Robert Louis Stevenson. Dès l’adolescence, il ne rêve que de bateaux et de grands voyages, se fait embarquer comme apprenti marin. Plus tard, il passera une partie de sa vie à acheter et revendre des shooners (goélettes), ou à vivre périodiquement dans des péniches. Un jour, il embarque ses quatre fils pour un long voyage vers Tahiti, à la limite de l’enlèvement d’enfant.

Avec une de ses péniches, il sillonnera à trois à l’heure le réseau fluvial français, voguant sur le Rhin, le Rhône, la Saône, ou s’amarrant pendant quelques mois de 1977 quai de Conti à Paris. Fuir, ficher le camp, ne pas végéter dans une vie sédentaire, c’était pour lui le moyen d’éprouver la liberté, et peut-être plus inconsciemment, une façon d’oublier son sentiment de culpabilité lié à l’épisode maccarthyste.

Son autre façon d’oublier ou de noyer sa haine de soi, c’était la consommation effrénée d’alcool puis de haschish. Comme dans la chanson de Bashung, Hayden fumait pour oublier qu’il buvait. Et donc, la littérature. Hayden noircissait des pages quotidiennement, tenant son journal de voyage, écrivant des poèmes, revenant cent fois sur le métier à coups de ratures et de réécritures sur ses ouvrages les plus ambitieux.

Après beaucoup de temps et d’efforts, il finira par publier deux ouvrages épais et importants. Dans The Wanderer (le Vagabond, du nom aussi d’un  des premiers bateaux où il a voyagé), il revient sur l’épisode de la chasse aux sorcières et exprime ses remords. Outre sa passionnante matière, le livre est écrit dans une langue puissante et remarquable selon Garnier.

Dans Voyage, roman maritime de 800 pages, il livre son Moby Dick. Outre la mer, Hayden revient sur l’élection présidentielle de 1896, selon lui décisive dans le destin américain : le moment historique charnière où les États-Unis ont définitivement choisi la voie du dollar et des intérêts industriels plutôt que celle du socialisme et de la classe ouvrière. Après ces deux grands efforts littéraire, Hayden sera incapable d’écrire, comme bloqué devant sa page blanche en raison de l’alcool et de l’herbe.

D’où l’importance d’un film comme Le Privé de Robert Altman, pas seulement parce que c’est une magnifique relecture hippie et politique du mythe créé par Chandler, mais pour le rôle qu’y tient Hayden, pourtant périphérique : celui d’un écrivain alcoolique qui n’écrit plus, un documentaire sur l’acteur en quelque sorte, où Hayden et son personnage se confondent.

C’est dans cet état d’acteur qui ne joue plus, d’écrivain qui n’écrit plus, d’ours libertaire qui ingurgite chaque jour sa bonne dose de hasch et de vodka, que Garnier et son partenaire réalisateur Claude Ventura rencontrent Hayden en 83, dans son modeste deux pièces de Sausalito, pour ce légendaire entretien de Cinéma cinemas. 

Le hard-boiled character était surtout un idéaliste, donc un perdant magnifique.

Après les présentations, une visite de Sausalito, une soirée au bar du coin (ou Janis Joplin avait ses habitudes), ils mettent l’entretien en boite le lendemain. Puis Hayden ne veut plus les lâcher. Il continue à déblatérer sur divers sujets et Ventura a l’intuition de laisser tourner le magnétophone à l’insu de l’acteur.

C’est cette vieille bande oubliée que Garnier a déniché dans ses archives et qui constitue la matière-surprise du dernier chapitre du bouquin – comme un scoop post-mortem. Dans ce qu’on devine être un monologue alcoolisé de fin de soirée, Hayden y confie son admiration pour Tito et les partisans, rumine sur son alcoolisme qu’il compare à une forme de suicide inconscient, revient sur son admiration d’enfance pour Stevenson, son appétence pour le grand large, ses épisodes dépressifs… Il a des éclairs de commentaire socio-politiques géniaux, comme quand il explique que les hommes meurent « du jour où ils sont sortis de l’université et qu’on les a envoyés travailler pour des boites comme Xerox ou IBM ».

Ou comment dézinguer le capitalisme en quelques lignes aussi concises qu’imagées. Et puis il y a la culpabilité pour son rôle dans la chasse aux sorcières, qui décidément ne passe pas : « je me suis conduit comme une merde. Une putain de merde absolue. Si on fait du mal à quelqu’un, on doit vivre avec. Alors je dois vivre avec ça, vous comprenez, toute ma vie ».

Sterling Hayden s’est éteint le 26 mai 1986, à 70 ans, des suites d’un cancer de la prostate. Un Américain et un acteur pas comme les autres, qui ne s’est jamais laissé bercer par les mirages d’Hollywood ou la propagande du Rêve américain. Philippe Garnier lui consacre ce portrait fouillé, érudit, dessinant un arc romanesque, politique, existentiel puissant et rugueux, très émouvant dans son final. En avançant dans la vie, le dur-à-cuire dissimulait de plus en plus mal sa fragilité intérieure et son gros coeur. Le hard-boiled character était surtout un idéaliste, donc un perdant magnifique.

Philippe Garnier, Sterling Hayden, l’irrégulier, La Rabbia/Actes Sud, 320 p


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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