International

Aux sources du Brexit : populisme ou opportunisme ?

Juriste

Alors que le compte Twitter du millionnaire financeur pro-Brexit Arron Banks a été piraté et que le leader du Brexit Party Nigel Farage accuse Boris Johnson de corruption électorale, la politique britannique apparaît plus que jamais en miettes. Et si la montée du populisme est fréquemment invoquée pour expliquer la situation, la question des intérêts financiers des promoteurs du Brexit se pose avec de plus en plus d’acuité.

« Power to the people » : le populisme britannique est-il la cause principale de la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne ? Cette explication n’est peut-être pas aussi pertinente que sa répétition à l’envi ne le laisse croire. Alors même que les chefs successifs du gouvernement britannique veulent imposer, au nom du peuple, le résultat du référendum de 2016 à tout prix, et même en violation de la loi, rappelons quelques exemples de ces actes désespérés.

En 2016, Theresa May a annoncé son intention de faire courir le délai de deux ans pour quitter l’UE en application du fameux article 50 du traité de Lisbonne sans passer par le Parlement. La Cour suprême britannique a jugé que le pouvoir de la Couronne qu’elle souhaitait invoquer n’existait pas, empêchant ainsi Mme May d’agir. Le 8 décembre 2017, le gouvernement britannique a négocié un gentleman’s agreement avec l’UE, qui était pourtant inexécutable car l’article 50 (!) de cet accord promettait l’impossible : le retrait du Royaume-Uni de l’union douanière européenne sans aucune infrastructure à la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande.

Le 4 décembre 2018, pour la première fois dans l’histoire du Parlement britannique, les députés ont jugé par vote le Gouvernement coupable d’outrage au Parlement (« contempt of Parliament »). Mme May avait en effet refusé de rendre public la totalité du conseil juridique reçu sur l’accord qu’elle a négocié avec l’UE. Le Gouvernement a donc été forcé de rendre publiques ces informations. Le 9 septembre 2019, Boris Johnson a fermé le Parlement pour une période de cinq semaines en utilisant un hypothétique pouvoir de la Couronne. À nouveau, la Cour suprême a expliqué dans son jugement que ce pouvoir n’existait pas. La fermeture a alors été jugée nulle et non avenue « void ab initio ».

La constitution britannique comprend en partie des conventions non écrites qui dépendent de comportements de « gentlemen » pour bien fonctionner. Alors que la politique se fait de moins en moins par vocation, l’honneur semble appartenir à une autre époque. Ce qui laisse la porte ouverte à la possibilité que les hommes politiques soient motivés essentiellement par l’avancement de leurs carrières et l’intérêt de leurs partis.

Le Conseil privé de la Couronne (« Privy Council ») est une autre faille constitutionnelle car il a des pouvoirs législatifs qui restent des pouvoirs de monarques d’autrefois. Ses 650 membres non élus, nommés « Right Honourable », confèrent à ce Conseil privé la même taille que la Chambre des communes britannique. Le quorum des réunions n’est pourtant que de trois personnes, en présence du Monarque. Johnson a utilisé ce Conseil privé lors de sa tentative de fermeture du Parlement et Mme May souhaitait l’utiliser pour contourner le Parlement pour déclencher l’article 50.

L’accumulation des tentatives de passage en force de l’exécutif semble démontrer que des motivations opportunistes sont à l’œuvre.

À ces abus envers le pouvoir législatif, s’ajoutent les abus envers le pouvoir judiciaire. En effet, après la décision de première instance à l’encontre de Mme May en octobre 2016 (finalement tranchée par la Cour suprême en sa défaveur), le journal The Daily Mail a accusé les trois juges d’être les « ennemis du peuple ». Cela a été aggravé par le fait que l’indépendance judiciaire n’a pas été défendue par la Ministre qui en est responsable, le Lord Chancellor Mme Elizabeth Truss. Cela a conduit les juristes britanniques, notamment certains avocats (les « barristers »), à se plaindre publiquement.

Un des trois juges attaqués par la presse britannique est Lord Chief Justice Thomas of Cwmgiedd, Président des juges de l’Angleterre et du Pays de Galles. Dans son témoignage devant le Comité sur la constitution de la Chambre des Lords, il affirme que Mme Truss « avait absolument tort d’un point de vue constitutionnel ».

En juin 2017 Mme May a discrètement muté Mme Truss dans un autre poste du Cabinet, sans jamais s’excuser auprès des juristes. Mme Truss est actuellement Ministre du commerce international au sein du cabinet de M. Johnson. Il doit apprécier son comportement, car non seulement il l’a récompensé (tout comme Mme May) avec un poste dans son Cabinet, mais après la décision de la Cour suprême à son encontre le 24 septembre, M. Johnson a déclaré que la Cour suprême« avait tort » !

Avec l’accumulation continuelle de ces actes désespérés, de ces tentatives de passage en force de l’exécutif, il est de plus en plus difficile de croire à des accidents de parcours. Il semblerait au contraire que des motivations opportunistes sont à l’œuvre. M. Johnson a en effet refusé de publier une analyse économique sur les conséquences de l’accord qu’il a négocié le mois dernier avec l’UE. Il refuse également de publier le rapport de mars 2019 du Comité du renseignement et de la sécurité du Parlement sur l’interférence par la Russie dans les élections britanniques de 2016 et 2017, et ce jusqu’à après les élections du 12 décembre !

Cela a fait scandale, mais le Parlement, suspendu à partir du 6 novembre jusqu’aux élections, ne peut rien faire. Le droit du public à l’information est pourtant censé être l’oxygène d’une démocratie !

Pire encore, l’accord que M. Johnson a négocié avec l’UE n’est pas conforme au texte du protocole de paix qui a mis fin à 30 ans de guerre civile en Irlande du Nord. Cet « accord de Belfast », signé le Vendredi Saint du 10 avril 1998, stipule à l’article 2.1.i que toute décision concernant le statut du peuple d’Irlande du Nord doit être prise avec son consentement. Cependant la frontière maritime voulue par M. Johnson entre la Grande Bretagne (Écosse, Angleterre et Pays de Galles) et l’Irlande du Nord n’a pas été consentie puisque l’Irlande du Nord a voté pour rester dans l’UE à 56%.

N’oublions pas en outre les implications de cette solution de Johnson vis-à-vis des Écossais : une frontière entre l’Écosse et l’île d’Irlande.  Le peuple écossais (de taille comparable à celui de la Nouvelle-Zélande), a souhaité rester dans l’UE à 62%. Il n’est alors pas étonnant que, plus que jamais, les Écossais revendiquent leur indépendance…

Ceci met en danger l’existence-même de l’union du Royaume-Uni. Est-ce au nom du « nationalisme » ? Maybe not ! Une expression britannique dit que lorsque les raisons sont obscures, il faut suivre la trace de l’argent : « follow the money ».

Le 4 mars 2019, Theresa May a empêché l’adoption du projet de loi « The Financial Services (Implementation of Legislation) Bill » à la Chambre des Lords qui avait pour but de mieux règlementer les paradis fiscaux. Les territoires d’outre-mer britanniques et dépendances de la Couronne (« Crown Dependencies ») devaient avoir des registres publics de toutes les sociétés implantées sur leurs îles, le 31 décembre 2020 au plus tard. Les îles de Man, Guernesey et Jersey ont alors remercié Theresa May et son gouvernement par une déclaration commune.  Selon eux, le Royaume-Uni ne pouvait pas légiférer sur les affaires intérieures sans leur consentement, ce qui est faux puisqu’afin de protéger l’intérêt général des citoyens du Royaume-Uni, une loi de 1967 a par exemple interdit les stations de radio « pirates » !

L’analyse de la composition des gouvernements de Mme May et M. Johnson pose également question, notamment sur la collusion entre la sortie du Royaume-Uni de l’UE et les intérêts de certains dans les paradis fiscaux que l’UE souhaite règlementer. Cela touche Theresa May dont le mari, Philippe, travaille pour le gestionnaire de placements mondial Capital Group, qui apparait dans les Panama Papers.

Et tout le monde sait à quel point Boris Johnson est sponsorisé par ceux qui ont des fonds à l’étranger. Environ 65% de ses donations politiques viennent des hedge funds. Il a nommé comme conseiller aux affaires commerciales le co-gérant de la société Sky UK, M. Andrew Griffith. Celui-ci a donné l’usage de son hôtel particulier à Westminster (d’une valeur de £9,5 millions) à M. Johnson, pendant sa campagne électorale l’été dernier. M. Griffith a travaillé trois ans pendant les années 1990 pour la banque Rothschild.

Arron Banks, gérant d’une société domiciliée sur l’île de Man, a investi £8 millions dans la publicité du Brexit juste avant le référendum : une somme qui suffirait à en changer le résultat.

Le Conseil privé de la Reine était présidé sous Mme May par Mme Andrea Leadsom, actuellement Secrétaire d’État aux Affaires, à l’Énergie et à la Stratégie industrielle. Elle est l’ancienne gérante (sous le nom de famille Salmon) de la société privée d’investissement de son beau-frère à Guernesey, De Putron Fund Management Ltd, qui a donné £800 000 au parti Conservateur.

Jacob Rees-Mogg est le Président du Conseil privé de la Reine depuis juillet 2019. Avec ce poste il préside la Chambre des Communes. M. Mogg a cofondé une société de gestion d’actifs en 2007 qui a ouvert un bureau à Dublin (qui va rester dans l’UE quoiqu’il arrive) juste après le référendum de 2016. Il a cessé d’en être le gérant lors sa prise de fonction au Conseil privé de la Reine. M. Johnson lui permet d’être présent aux réunions du Cabinet alors qu’il n’est pas Ministre.

Pour continuer l’analyse sous l’angle financier du cabinet de M. Johnson, il faut mentionner M. Sajid Javid (Chancelier de l’Échiquier, Ministre des finances), ancien directeur général de la Deutsche Bank ainsi que M. Dominic Raab (Premier Secrétaire d’État) qui a accepté des donations importantes venant de paradis fiscaux. Mme Amber Rudd a été jusqu’en septembre Ministre du Travail et des Pensions de M. Johnson, et Ministre de l’Intérieur de Mme May, après avoir été gérante de deux sociétés offshore. Sans sourciller, Mme Truss, pour le compte de M. Johnson, a déclaré le 1 août, qu’une dizaine de freeports – surnommés « Singapour sur la Tamise » allaient être mis en place. Des sommes considérables sont en jeu.

Dans un autre domaine à fort enjeu financier, la régulation des prix des médicaments britanniques est menacée par le « Brexit dur » prôné par le Gouvernement actuel. Rien n’est officiellement proposé en remplacement de la régulation des prix des médicaments par l’UE. Il existe un risque pour que le lobbying de l’industrie pharmaceutique américaine porte ses fruits. Il en résulterait une augmentation de la facture pour le système de santé (le NHS), qui selon l’Ordre des médecins (« The British Medical Council ») passerait de £18 à environ £45 milliards. Tout le contraire de la promesse de donner davantage de moyens au NHS.

Le weekend dernier, la police métropolitaine de Londres a déclaré qu’elle évaluait l’opportunité d’ouvrir une enquête à propos d’une violation possible de la loi sur la représentation du peuple « Representation of the People Act 1983 ». Nigel Farage accuse en effet l’équipe de Boris Johnson de corruption, il prétend s’être vu proposer le 8 novembre, ainsi que 8 autres membres de son parti The Brexit Party, une nomination à la Chambre des Lords pour ne pas se présenter aux prochaines élections. Rappelons que lundi 11 novembre, M. Farage a décidé de ne pas présenter de candidats face aux 317 députés sortants du Parti des Conservateur.

Farage s’est également vu offrir une maison de luxe louée à £13 000 par mois par le plus important donateur politique pour le Brexit, Arron Banks. Ce dernier, gérant d’une société domiciliée sur l’île de Man, a investi £8 millions dans la publicité du Brexit juste avant le référendum. Une somme de nature à en avoir influencé le résultat, selon l’expertise de Professeur Howard de l’Université d’Oxford.

Le Brexit est-il motivé par une volonté de servir le peuple, ou par la nécessité de protéger les intérêts financiers d’une minorité de l’establishment qui n’informe pas les citoyens de ces conflits d’intérêts – tout en prétendant être transparent – pour mieux s’enrichir ? Le lièvre et la tortue… ou les hommes politiques luttant contre la règle de droit nationale.

En cours de criminologie, on explique que les nouveaux moyens d’atteinte à la justice viennent du Royaume-Uni et des États-Unis.

Vendredi dernier, lors de l’audience sur l’impeachment, Mme Yovanovitch, l’Ambassadrice d’Ukraine démise de ses fonctions par le Président Trump, a déclaré : « quand nos efforts contre la corruption ont fait obstacle à un désir de profit ou de pouvoir, les Ukrainiens qui ont préférés les vielles règles de jeu corrompus ont cherchés à me faire virer ».

La France va-t-elle être le prochain arrêt de ce train d’intérêts personnels déguisé en « populisme » ? Nos constitutions, y compris celle de la France, sont-elles assez solides pour protéger le droit ? Nos institutions législatives et judiciaires, sont-elles suffisamment protégées ?

Si la réponse est non, il semble nécessaire d’agir de toute urgence. Car au Royaume-Uni, seule l’action de citoyens, comme Mme Gina Miller, a permis un jugement de la Cour suprême déclarant illégales les actions précédemment évoquées des chefs de l’exécutif, Mme May et M. Johnson. Ceci grâce à une procédure judiciaire ancienne appelée « Judicial Review ». Espérons alors que la tortue continue de battre le lièvre…


Jenny Gracie

Juriste , Chercheuse associée de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice

Mots-clés

BrexitPopulisme