Littérature

Exercice de reconnaissance – à propos de Sisyphe est une femme de Geneviève Brisac

Journaliste et écrivaine

Comment parler de la littérature des femmes ? De ce qui a été écrit par elles qui ne l’aurait jamais été sans elles. C’est le sujet de Geneviève Brisac dans Sisyphe est une femme. Une invitation jubilatoire à plonger dans des œuvres aussi immenses que singulières. Il a longtemps manqué à l’expression du monde un hémisphère. « Il faut inventer un phrase nouvelle », écrivait Virginia Woolf. Il nous reste tant à lire.

Parmi les sujets qui mènent tout droit au malentendu (ou au bâillement), la littérature des femmes figure en bonne place. L’énoncé en lui-même soulève d’emblée le soupçon. Faut-il dire littérature des femmes ou littérature féminine ? Faut-il tout de suite lever les multiples lièvres, définir les termes, répondre par avance au soupçon d’essentialisation (ce qui signerait d’emblée la défaite) ? S’expliquer (camarade) ? S’excuser (d’y revenir) ? On sent venir l’interpellation, la démonstration, la justification, la quête (le besoin ?) de reconnaissance, la plainte (de méconnaissance)…

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L’ennui du lecteur menace, qui n’a d’égal que celui de l’auteure. Qui renonce (généralement), voire s’excuse (d’avoir songé à écrire sur ce sujet). Les femmes ne sont pas spontanément des alliées (elles sentent venir le coup de boomerang), les hommes ne sont pas toujours des opposants, difficile d’identifier les appuis (et faut-il être kamikaze ?). Bref … le sujet relevant de la liste des sujets ringardisés et discrédités avant même d’avoir été traités, comment parler de la littérature des femmes ?

Cela commence par le talent de placer le sujet au bon endroit, et d’articuler sans crainte la question posée. Qui pourrait s’écrire de la façon suivante : qu’est-ce que les femmes écrivaines ont apporté (apportent) à la littérature ? Et aussi : qu’est-ce que la littérature écrite par des femmes apporte (a apporté) à la compréhension du monde (et de l’expérience humaine) ? Ou encore : qu’est-ce qui a été écrit (est écrit) par des femmes qui n’aurait jamais été écrit si toute la littérature avait été écrite par des hommes (ce qui n’ôte rien à ce qui a été écrit par les hommes) ?

Et c’est là, à cet endroit précis, que la réédition – révisée et augmentée d’une préface – de Sisyphe est une femme de Geneviève Brisac pulvérise toutes les préventions. Publié dix-sept ans auparavant sous le titre mystérieux, La Marche du cavalier, l’essai claque la porte à toutes les arguties en se situant délibérément du côté « des œuvres immenses écrites par des femmes, souvent mal comprises et souvent peu lues ». « J’écris ce livre », annonce-t-elle « pour défendre ce que j’aime … La littérature qui n’est ni un véhicule d’idéologie, ni forme pure mais autre chose : la beauté mystérieuse des scènes, des phrases, des personnages qui nous laissent silencieux et nourris. Les émotions de pensée. La littérature qui ne sert à rien que cela ». Entrons.

Lire Sisyphe est une femme est excitant comme de visiter avec une curatrice de talent les réserves restées secrètes d’un grand musée. On s’imaginait que les chefs-d’œuvre étaient exposés en surface, mais non, il y en a autant à la cave. On y découvre ici des œuvres négligées de personnalités reconnues, là des pièces majeures d’artistes méconnues. Nul n’ignore désormais Jane Austen, ni Marguerite Duras, mais qui a lu Grace Paley et Natalia Ginzburg ? Geneviève Brisac se promène dans les allées en faisant joyeusement sauter les verrous des portes qui mènent à des écrivaines qui sont – comme lectrice – ses héroïnes, et comme auteure – ses modèles. Il y a dix-sept ans, la colère et la tristesse guidaient ses pas. C’est désormais la jubilation qu’elle donne en partage.

Geneviève Brisac met à jour des personnages, des situations, des émotions qui jusqu’à ces auteures n’avaient trouvé aucune expression littéraire. Avant elles, il manquait à l’expression du monde un hémisphère.

Personne ne voudrait réduire un pan entier de littérature à des thèmes, des styles, une manière. Ni Geneviève Brisac, ni moi, mais il est possible de décrire des paysages singuliers, des hauteurs de regards, une façon de mettre l’accent là où d’habitude, donc par les œuvres écrites par les hommes, il n’était pas placé. « Il faut inventer une phrase nouvelle, naturelle, et qui convienne aux manières d’être et de penser des femmes », écrivait Virginia Woolf. A cette phrase nouvelle elle-même s’attela et l’essai littéraire de Geneviève Brisac serpente entre une quinzaine d’œuvres, parmi lesquelles encore Doris Lessing, Christiane Rochefort, Alice Munro, Jean Rhys, Vivian Gornick, Ludmila Oulitskaïa…

Elle met à jour des personnages, des situations, des émotions qui jusqu’à ces auteures n’avaient trouvé aucune expression littéraire. Avant elles, il manquait à l’expression du monde un hémisphère. Nous nous en étions laissés conter par les hommes, il faut dire, jusqu’à penser que la grandeur de vue aurait à voir avec le spectre large, l’aventure, la traversée des continents, tout ce qui fit si longtemps l’aspiration des hommes et qui, valorisé par eux, devint également le canon de la grande ambition pour l’art. Geneviève Brisac est drôle aussi lorsqu’elle s’en prend à la « littérature de feux de camp ».

Aucune hiérarchie mais de toutes les écrivaines évoquées, Grace Paley témoigne à sa manière pour toutes et reste singulièrement ignorée. Admettons d’ailleurs qu’il y ait de bonnes raisons pour cela : peu de livres, pas de romans, des nouvelles – quarante-cinq –, de la poésie, un essai. Cela commence par un esprit : tendre et caustique, lucide, synthétique, courageux. Son héroïne la plus habituelle s’appelle Faith. On la voudrait pour amie.

« J’aimerais bien qu’au moins une fois encore tu écrives une histoire simple, dit mon père, comme Maupassant en écrivait, ou Tchékhov, comme toi aussi tu le faisais avant. Des gens que l’on identifie clairement, et tu racontes ce qui leur arrive ». Mais ce serait trop simple. Faith témoigne et parle à hauteur du quartier (le sien), du parc (Central Park), du bac à sable (où s’ébattent ses enfants). Personne comme Grace Paley (personne que j’ai lu tout du moins) ne fait flirter ainsi le détail et l’universel – la vérité (de la littérature), c’est-à-dire l’émotion, surgit toujours à l’improviste dans le coude d’une phrase comme du coin de la rue. L’ellipse est sa marque de fabrique, elle projette une idée dans les bras de la suivante.

Une spécialiste, Noëlle Bart, parlait à son propos d’art du court-circuit. C’est bien vu. Là, au détour d’une évocation sensément réaliste d’une modeste scène de square, sans effets de manche, sans grands évènements ni grands déplacements, modestement, jaillit tout ce qui compte dans une vie : l’amitié intense, la joie des petits qui jouent, les dialogues décousus des parents mais aussi les enfants se disputent, les pères et les mères se séparent, les amies meurent d’un cancer. Rien n’est important que ce qui se niche dans l’ordinaire de la vie. L’extraordinaire est dans la phrase qui l’exprime. J’adore le titre de son recueil de textes le plus fameux : « Énorme changement de dernière minute ». La légèreté et l’inquiétude.

Geneviève Brisac sait ce qu’elle doit à ses aînées. Elle nous invite à un exercice de reconnaissance. Tant à lire puisqu’il faut bien grandir. Grace Paley encore. « Un jour j’écoutais la radio sur les grandes ondes, j’ai entendu une chanson. “Oh, je voudrais tant voir ma mère dans l’embrasure de la porte”. Mon Dieu, dis-je, je la comprends cette chanson. Souvent, je voudrais tant voir ma mère dans l’embrasure de la porte ».

Geneviève Brisac, Sisyphe est une femme, Éditions de l’Olivier, 2019.


Sandrine Treiner

Journaliste et écrivaine, Directrice de France Culture

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