Éducation

Le malaise ordinaire des professeurs des écoles

Sociologue

Dans le mouvement de grève engagé le 5 décembre dernier, la proportion des professeurs des écoles à se mobiliser est inédite. En effet, le projet de réforme des retraites, dont les conséquences promettent d’affecter durement la profession, vient encore renforcer la dégradation considérable des conditions d’exercice du métier. Un malaise ordinaire auquel les gouvernants semblent incapables d’apporter une réponse satisfaisante.

Le suicide de Christine Renon, survenu à la rentrée scolaire de 2019, a permis de mettre au jour les conditions de travail devenues ahurissantes des professeurs des écoles. Il est toujours facile d’imputer de tels drames aux « problèmes personnels » des individus. Pourtant, ces drames ne sont que les révélateurs de situations de détresse et d’épuisement beaucoup plus ordinaires, que plusieurs enquêtes récentes documentent.

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Les démissions des professeurs des écoles qui augmentent, ainsi que la faible attractivité de la profession, qui oblige certaines académies à recruter à un niveau très bas, sont des indicateurs de l’insatisfaction généralisée à l’égard des conditions de travail qui se dégradent toujours plus.

Certes, pour la plupart d’entre eux, les professeurs des écoles disent aimer leur métier, en tous cas ce qu’ils considèrent comme le cœur de ce métier. Mais ils en sont de plus en plus détournés par toutes sortes d’obligations, de contraintes et de missions qui en s’accumulant, font basculer, parfois dangereusement, les équilibres entre souffrance et bonheur au travail, vie professionnelle et vie personnelle.

Le sentiment d’un manque de reconnaissance de l’Institution apparaît à travers toutes les enquêtes. Les enseignants eux-mêmes rient (jaune) d’une institution qui ne cesse de prôner à l’égard des élèves la bienveillance qu’elle leur refuse, ne serait-ce que par le rythme effréné des réformes qui ne permettent jamais d’améliorer l’existant et déstabilisent sans cesse les pratiques.

Depuis la fin des années 1990, les réformes se succèdent au gré des changements de ministres, qui désorganisent toujours plus le travail sans apporter d’amélioration aux inégalités d’apprentissage liées à l’origine sociale.

Tout se passe comme s’il ne s’agissait de la part des différents ministres que de « donner à voir » des changements qui, certes, mobilisent une grande énergie, mais sans bénéfice ni pour les enseignants ni pour les élèves : loi d’orientation qui impose aux enseignants en 2005 de faire des « Programmes personnalisés de réussite éducative (PPRE) », lesquels n’apportent aucune ressource aux enseignants pour les aider à prendre en charge les difficultés des élèves, mais les obligent à un travail de formalisation de ce qu’ils faisaient déjà dans la classe, loi sur la participation des personnes handicapées qui la même année, leur demande d’accueillir les élèves en situation de handicap.

Or, cette mission d’accueil, légitime et largement acceptée par les enseignants, est réalisée dans des conditions parfois précaires, c’est-à-dire avec des classes qui peuvent avoisiner les 30 élèves. Elles ne sont pas toujours épargnées aux débutants, à mi-temps dans les classes alors qu’ils sont encore en formation.

Les enseignants ne cessent de courir après le temps, sans être en mesure de faire leur métier de manière satisfaisante.

Peu après avoir été mise en place, la réforme des rythmes scolaires, qui a nécessité un lourd travail d’organisation dans les écoles, est remise en question (pour des raisons certes très légitimes), le dispositif plus de maîtres que de classes est remplacé par le dispositif CP à 12. Mis en œuvre à moyens constants (avec donc un nombre d’élèves plus élevé dans d’autres classes), il risque de subir le même sort au prochain changement de gouvernement.

Et ce, sans même parler des missions « périphériques » qu’on assigne aux enseignants, en même temps qu’on leur demande de se « recentrer sur les fondamentaux ». Cette demande de recentrage n’a rien d’absurde, mais peut-on réellement tout faire dans un temps scolaire qui se réduit de plus en plus et avec des objectifs de plus en plus divers ? Le temps scolaire des enfants est aussi devenu un immense marché, où, sous couvert de partenariat et d’ouverture à l’extérieur, de nombreux acteurs (ou les enseignants eux-mêmes) viennent proposer une intervention pour développer un projet culturel, enseigner aux élèves la sécurité routière, les langues (sans avoir réellement les moyens de le faire), le respect de l’environnement, le tri des déchets, etc.  Certes, tout cela est important, mais pourrait peut-être faire l’objet de projets pédagogiques pour le périscolaire.

Ce dont souffrent avant tout les enseignants, c’est d’un immense décalage entre des fins de réduction des inégalités sociales d’apprentissage, annoncées par les « décideurs », (notamment sous la pression des évaluations internationales), des exigences exorbitantes à leur égard et des moyens dérisoires (en termes de temps, de formation et de moyens « humains ») pour atteindre ces fins et ces objectifs. De ce fait, ils ne cessent de courir après le temps, sans être en mesure de faire leur métier de manière satisfaisante : dans les contextes les plus difficiles, ils laissent et sont obligés de laisser tomber les élèves les plus en difficulté, de reporter sur leurs prétendues inaptitudes ces difficultés, de composer avec toutes ces contraintes que sont les prescriptions proliférantes et les effets du numérique (il faut désormais entrer de très nombreuses informations sur des plateformes pour la moindre activité, souvent à la maison car les outils disponibles dans les écoles sont largement insuffisants, comme le temps alloué pour tout un ensemble de tâches chronophages).

Tout d’abord, sur le plan pédagogique, l’injonction à différencier ou à adapter la pédagogie à « la diversité des élèves », sans cesse ressassée, ne garantit nullement la réduction des inégalités. En effet, selon ses modes de mise en œuvre, selon les moyens à disposition des enseignants, elle peut donner lieu à des pratiques d’ajustement qui ne permettront que la poursuite de la scolarité ordinaire, en maintenant les écarts (et donc dans ce cas elle n’est pas égalisatrice) ou à un temps et une attention plus importante consacrée aux élèves qui en ont le plus besoin pour élever leur maîtrise des savoirs, ce qui tout de même plus ambitieux.

Prônée comme une solution pour combattre l’échec scolaire, cette injonction est trompeuse. Certes, elle peut permettre aux enseignants de s’accommoder et de faire travailler malgré tout des élèves que l’on laisse désormais poursuivre leur scolarité avec des difficultés non résolues. Mais celles-ci deviennent de plus en plus handicapantes pour eux et potentiellement explosives au collège, lorsque l’élève se retrouve en dessous de la moyenne alors que toute la classe caracole autour de 15. L’injonction à la différenciation laisse entendre que l’hétérogénéité est finalement toujours « gérable » et positive pour autant que l’on s’en donne les moyens pédagogiques. Mieux, elle est souvent valorisée, sans que l’on prenne en considération ses difficultés pratiques pour les enseignants et ses limites pour les élèves, dans un cadre collectif et sans moyen supplémentaire.

Pourtant lorsqu’elle est trop importante, l’hétérogénéité des acquis scolaires oblige les enseignants à se diviser entre plusieurs niveaux au sein d’une même classe, sans pouvoir apporter aux uns autant qu’aux autres. Elle les conduit à devoir choisir entre les élèves pour lesquels on ne peut rien car ils sont trop « largués » et les autres. Fixer comme objectif de réduire l’hétérogénéité des acquis plutôt qu’en célébrer la richesse et l’intérêt comme si, à un certain point, elle ne posait pas d’inextricables problèmes pratiques serait clairement plus ambitieux, mais supposerait des moyens supplémentaires. C’est cette forme de différenciation que nous avons pratiquée et décrite dans l’ouvrage Réapprendre à lire qu’avec Anne-Claudine Oller nous avons publié et que d’autres ont expérimenté dans le même sens de donner plus aux élèves les moins avancés (comme des équipes grenobloises autour de la fluence en 6ième). Mais cette différenciation-là suppose des moyens supplémentaires qui ne constituent pas à eux seuls une fin, mais peuvent être investis pour réduire les écarts de niveau entre les élèves, délibérément et de manière assumée.

Au lieu de cela, la vision angélique (et hypocrite) de l’hétérogénéité ou de la diversité (souvent sans préciser ce qu’on entend précisément par là) et de ses vertus supposées conduit les enseignants à recourir à une offre de médicalisation des difficultés d’apprentissage. Ils y sont d’ailleurs très largement invités à le faire par la multiplication des dispositifs (PPRE, PPS, PAP, etc.). Or, même s’ils en attendent des ressources supplémentaires (notamment des aides humaines pour prendre en charge certains élèves), ils sont aussi piégés par ces équipes éducatives qui se multiplient, ce qui empiète sur le temps hors présence devant élèves, avant ou après la classe et ne résout pas non plus les difficultés des élèves. Autrefois remplacés en classe pour pouvoir participer à ces équipes éducatives, les enseignants doivent désormais les « caser » le plus souvent sur la pause méridienne ou après la classe (car il n’y a plus de remplaçants).

Les changements de programmes et d’approches, même si les savoirs à enseigner restent les mêmes, obligent à un travail de lecture des nouvelles orientations, de suivi et d’animations pédagogiques destinées à en faciliter l’appropriation et vécues par les enseignants comme la « bonne parole » qu’on vient leur vendre. Or, ces changements de programmes sont largement liés à la couleur politique des ministres.

Les prescriptions en matière d’apprentissage de la lecture sont à ce titre caricaturales : les enseignants ont d’abord été formés à enseigner la « compréhension » par l’intermédiaire d’une activité de « devinette » (on allait jusqu’à leur cacher des mots dans des manuels scolaires ou à représenter des lettres par des silhouettes) car le déchiffrage était considéré comme nocif. Puis suite à des travaux comparant différentes démarches, on en est revenu sans pour autant remettre en question radicalement les techniques de devinettes qui ont été cependant amendées et associée à une redécouverte de la phonologie. C’est ensuite Gilles de Robien qui est parti en guerre contre des méthodes « globales » qui n’existaient pas sous cette forme, avant que ce point de vue ne soit revu (avec un changement de ministre) puis réaffirmé avec plus de force encore (avec un nouveau ministre). Pour autant coexistent actuellement des pratiques qui empruntent à des démarches contradictoires entre elles (déchiffrage, apprentissage global de « mots outils », spéculations à partir d’images, etc.) et qui mettent les enfants en difficulté et les enseignants avec eux. Mais ceux-ci ont rarement eu l’occasion de faire l’expérience selon laquelle il est possible d’éviter très largement les échecs auxquels ils sont largement confrontés (et qui leur compliquent la vie).

Et parce qu’il n’a cessé de varier, le discours politique sur les méthodes pédagogiques est désormais perçu comme une attaque de la liberté pédagogique. Pour cette raison, le fameux « livre orange » suscite des réactions hostiles, alors qu’il pourrait constituer pour les enseignants une ressource.

Les jeunes enseignants ont l’impression d’être « jetés dans la fosse aux lions », avec une responsabilité soudainement écrasante, celle de conduire les élèves à apprendre.

Au-delà de cette question de la lecture (qui entraîne par la suite de nombreuses difficultés), les normes pédagogiques qui se sont diffusées dès l’école maternelle sont socialement discriminantes et génératrices de ce fait de difficultés professionnelles et scolaires. Notamment, comme le montre Héloïse Durler, la promotion de l’autonomie de l’élève et l’injonction à le conduire lui-même à construire les savoirs et ses dispositifs d’autorégulation de l’activité sont beaucoup plus ajustées à des élèves qui sont déjà « formés » par ailleurs, dans leur milieu, à ces « techniques de l’autonomie », qui mettent les autres élèves en difficulté.

Elles vont de pair avec une disqualification des pédagogies « frontales » et augmentent les problèmes de discipline, qui acculent les enseignants à des pratiques de contrôle qu’ils réprouvent et les incitent à vivre comme « anormales » les attitudes d’élèves qui « ont besoin qu’on soit tout le temps sur leur dos » pour travailler. De ce fait, les enseignants ont l’impression que les élèves ont beaucoup changé, qu’ils sont beaucoup plus difficiles et moins respectueux qu’auparavant, mais on ne peut pas exclure que ces comportements « déviants » des élèves soient liés aussi à ces pratiques qui reposent davantage sur des implicites que seuls possèdent une partie des élèves.

Toujours est-il que ces « problèmes de discipline » épuisent les enseignants et créent chez les nouveaux entrants dans la profession une grande déconvenue par rapport à l’image idéale d’un élève auto régulé et enclin à jouer d’emblée le jeu de la construction des savoirs qu’on attend de lui.

Ces « dispositifs de l’autonomie » impliquent aussi de reporter sur d’autres acteurs dont les parents (mais aussi les professionnels de la prise en charge) les difficultés non résolues des élèves. Or, de même que leurs enfants, les parents d’élèves sont plus ou moins disposés à jouer le rôle « d’auxiliaire pédagogique » que l’institution scolaire attend désormais d’eux. Certains parents « débordent », ne comprennent pas les limites de « l’ouverture » de l’école et sont agressifs avec les enseignants, ce qui est d’autant plus souvent une cause de stress que les enseignants ne sont pas toujours soutenus par leur hiérarchie dans ces conflits.

À cela il faut ajouter, pour les entrants dans la profession, des conditions de prise de poste particulièrement délétères, notamment depuis que les stagiaires ont la responsabilité d’une classe à mi-temps, tandis qu’ils sont en formation l’autre moitié de leur semaine. Alors que les enseignants titulaires qui pouvaient partir en formation le temps des stages « perlés » doivent désormais se contenter d’une formation à distance pour moitié, ce qui les prive des ressources du collectif et des échanges collégiaux sur les pratiques, les nouveaux entrants ont l’impression d’être « jetés dans la fosse aux lions », avec une responsabilité soudainement écrasante, celle de conduire les élèves à apprendre.

Même si cet aspect est moins exploré par les enquêtes, il est vraisemblable que certains de ces jeunes professionnels ne maîtrisent que de manière assez approximative les savoirs qu’ils sont censés transmettre, au-delà même de la manière la plus appropriée de les transmettre, les conditions d’accès aux diplômes s’étant fortement assouplies à l’université avec la mise en œuvre de la compensation entre toutes les notes. Une partie des jeunes enseignants a eu un parcours scolaire chaotique, marqué par des difficultés majeures au collège ou/et au lycée, ce qui ne les empêche pas d’obtenir les diplômes universitaires et le concours, mais ne leur facilite pas la vie une fois en poste.

Même si les postes les plus difficiles sont parfois évités aux débutants, il n’est pas rare qu’ils soient « envoyés » sur des classes à plusieurs niveaux, voire dans plusieurs écoles, dans des endroits qu’ils ont d’autant moins choisis qu’ils sont mal classés au concours. Peu outillés par une formation qui reste encore, au moins en partie, par le refus de « donner des recettes », ils ne sont pas toujours bien accueillis dans des écoles qui n’ont pas toujours choisi de recevoir des Professeurs des Écoles Stagiaires (PES). Ayant du mal dans de telles conditions à remplir leur cahier des charges, ils sont aussi souvent malmenés par une hiérarchie intermédiaire qui doit assurer le bon fonctionnement des écoles et qui est elle-même sous pression. Elle leur reproche parfois des insuffisances qui viennent de leur absence de formation dans certains domaines (comme la gestion de la discipline, mais aussi des matières scolaires essentielles, comme l’apprentissage de la lecture ou de l’orthographe).


Sandrine Garcia

Sociologue, Professeure en Sciences de l'éducation à l'Université de Bourgogne