Littérature

Contre la désinterlocution – à propos de Laura d’Éric Chauvier

Enseignant-chercheur en littérature

Avec Laura, Éric Chauvier offre un récit à la confluence de l’autobiographie et de l’enquête sociale, oscillant entre les statuts d’ancien amoureux, narrateur et enquêteur. Face à lui et ses réussites, Laura, « l’ex jolie fille du bled », et sa déchéance. À travers leur dialogue, le romancier refuse la dépersonnalisation de l’objectivation sociologique au profit d’un tableau de la violence sociale à fleur de vie humaine.

Laura ne s’épuise pas dans le résumé lapidaire qu’on pourrait en fournir : il ne s’y passe du reste presque rien ; le temps d’une nuit froide arrosée d’un mauvais vin râpeux et dans les volutes de quelques joints, il ne reste qu’un homme et une femme qui se retrouvent après leur adolescence et qui tentent d’échanger tant bien que mal quelques mots et quelques gestes furtivement teintés de désir.

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D’un côté Éric Chauvier – comme à l’habitude, interlocuteur mutique, maladroit, bredouillant et embarrassé avec les mots, fils d’instit, père de famille vivant en banlieue pavillonnaire et revenu dans sa région d’origine, où il passe à la fois pour un intello raffiné et pour un mec bien – et de l’autre côté Laura, à portée d’une main qui voudrait l’effleurer, que la vie n’a pas épargnée, une version française de Laura Palmer, « rien du tout qu’une chiure minuscule dans la nuit » (selon ses propres mots). Laura fut autrefois « une presque miss France, l’ex plus jolie fille du bled », une fille en bikini rouge qui a régné sur la piscine municipale, un fantasme persistant qui a hanté Éric Chauvier bien au-delà de son adolescence.

Par esprit de vengeance, elle s’apprête à mettre le feu à une usine dans une de ces zones sinistrées du centre de la France. C’est la propriété de Papy, l’industriel du coin : Laura était tombée dans les bras de son fils, « l’Héritier ». Le dialogue éclaire, en tâtonnant, les zones d’ombre de cette histoire : avec quelle arrogance l’Héritier plastronne en voiture de sport et avec ses lunettes d’aviateur ; comment il quitte Laura sous la pression du Papy qui achète la complicité des parents de cette dernière ; par quelles manigances crapuleuses et infamantes Papy parvient à briser l’union indésirable de son fils avec une « pauvre fille d’ouvrier », à qui il forge une réputation sordide ; comment elle sombre ensuite, dans la dépression et la défonce, exposée aux plus brutes violences conjugales. En revanche, Chauvier nous laisse au seuil de cette vendetta personnelle.

L’important est ailleurs. D’abord, dans l’extrême ordinaire des mots échangés où se stabilisent provisoirement, en des moments souvent éphémères, des accords dans le langage d’une très grande fragilité, menacés par des mots mal dégrossis, des malentendus, du désir trop violemment exprimé. Ensuite le dialogue réel avec Laura a cette caractéristique d’être strié de flashbacks ainsi que d’un dialogue de second niveau et composé de paroles que le narrateur fantasme d’adresser à Laura, mais garde pour lui et pour nous.

Chauvier aspire à une description du social à l’échelle 1:1, qui se méfie scrupuleusement des procédures d’objectivation.

Dialogue interrompu et éclairé également de coups de sonde donnés dans la grammaire des mots : que fallait-il entendre de ressentiment et de mépris envers la transfuge de classe, quand il fut dit de Laura qu’elle était une pute ou qu’elle avait tiré le gros lot ? que se jouait-il d’autre quand Papy la qualifia de cassos, sinon la sentence implacable d’une exécution sociale et le cloisonnement réaffirmé de classes sociales vouées à ne jamais communiquer ?

Chauvier inverse ainsi le dispositif qu’il avait mis au point dans la Petite Ville et qui consistait à hachurer son récit d’éclats de discours direct mis entre parenthèses et en italiques. Ici, à la perpendiculaire des balbutiements et des silences pesants qui occupent le premier plan, s’enclenchent des plongées tout à la fois introspectives et linguistiques, qui encastrent dans ces retrouvailles une anthropologie des façons de parler.

Chauvier l’écrivait dans La Petite Ville : « Toute enquête sérieuse devrait inclure l’analyse en contexte des façons de parler comme indices et traces d’une culture à un stade précis de son développement » (p. 43). Ce qu’il reformule ainsi dans Laura : « Qui veut plonger dans l’âme de Laura se doit d’entrer, comme dans un temple oublié, dans ses façons de parler les plus ordinaires. » (p. 92)

En s’imposant la contrainte de ne pas décoller de la matière première du langage ordinaire, Chauvier aspire à une description du social à l’échelle 1:1, qui se méfie scrupuleusement des procédures d’objectivation que les sciences sociales pourraient lui appliquer méthodiquement. Il en va d’une approche résolument déflationniste contre les explications toutes faites, trop schématiques et systématiques qui tendraient à écraser les trajectoires et les expériences singulières.

Il en va de ce point de vue d’un empirisme radical, c’est-à-dire non pas simplement porté par un sens fort et exigeant du réel, mais chargé d’une force critique affirmant le primat de l’expérience contre l’autorité du discours savant. Ainsi la conjoncture des ronds-points et des Gilets jaunes est-elle sciemment reléguée à l’arrière-plan et retardée comme élément d’explication et de contextualisation.

Sans doute s’agit-il pour Chauvier de s’émanciper des grandes explications des « géographes paranoïdes » (p. 93) qui opposent les métropoles des nantis boboïsés et les délaissés des zones périurbaines : « Ce que tu exècres et désires de façon confuse ce ne sont pas les grandes villes… L’objet monstrueux de ton désir n’est pas un urbicide – il serait si simple de penser de la sorte. » (p. 94) On entendra certes Laura pester tout son mépris contre ceux qui peuvent se permettre de voyager en TGV et derrière lesquels elle dut passer, fut un temps, en tant qu’agent d’entretien. Mais le récit de Chauvier cherche précisément à ne pas réduire Laura au rang d’échantillon de la France white trash conspuant les gays et les vegans.

Cette réticence presque ascétique envers les schèmes explicatifs semi-savants qui ont la fâcheuse tendance à penser à la place des acteurs a une conséquence : en se tenant à une ethnographie qui ne s’évade jamais dans les concepts, il est nécessaire de reporter l’attention sur les catégorisations dont les acteurs sont, eux, capables en situation et qu’ils sont en train de mettre au point pour qualifier, agir et s’en sortir dans le monde qui les entoure.

Il s’agit non seulement de rendre compte de vies réduites à de « longs tunnels sans issue », mais aussi de suivre les manières qu’elles ont de penser le déterminisme qu’elles subissent ou qu’elles semblent vouloir se faire subir les unes les autres (l’histoire de Laura comme une forme de malédiction, « pendant mystique au devenir-pute » ou sous une forme naturalisée et quasi génétique, la performativité auto-réalisatrice des rumeurs dont on affuble Laura).

Cela exige aussi, à qui s’engage dans une pareille entreprise ethnographique et donc romanesque, de ne jamais priver de parole les acteurs que l’on observe. Le travail des sciences sociales peut conduire en effet à écraser le langage ordinaire sous une langue d’analyse artificielle et à destituer les enquêtés du statut d’interlocuteur. « Tu es le seul à me parler », confie Laura à Chauvier, qui, loin d’avoir renoncé à la comprendre, ne l’a pas bannie et rendue infréquentable.

À l’auto-analyse, Chauvier privilégie une observation du social à hauteur de vie humaine.

Voilà la justification épistémologique de la forme littéraire d’un dialogue romanesque qui, sans faire pour autant de l’analyse conversationnelle, s’attache à écouter les tessitures de l’oralité, les temps de silence, les plis des mots, les vacillements des voix qui se cherchent et des intonations qui sonnent parfois faux et où l’écrit ne fait pas disparaître la parole et opère une conversion de l’audible en lisible.

La compréhension des pratiques classificatoires des acteurs et le combat contre la désinterlocution sont les deux conditions pour parler fidèlement en leur nom et avec des mots justes qui ne spolient pas leur existence. Le statut de Chauvier est toujours incertain : ancien lycéen amoureux, narrateur ou enquêteur, il passe insensiblement de l’un à l’autre. Le narrateur, sans doute fougueusement emporté par le désir, conçoit un peu pompeusement ce projet en déclarant vouloir être « l’historien de sa vie » (p. 40), de la sauver (un peu) en lui offrant une tribune aux rêves déchus d’une vie en ruines, voire de lui offrir une épitaphe littéraire. De même Chauvier poétise-t-il parfois, sans doute sous l’effet d’un « romantisme absurde » qui le pousse à lui « faire l’amour dans la première rosée de la nuit » mais que l’enquêteur ne réfrène que par prétérition. Pouvait-on se passer de ces outrances ? Ce n’est pas si sûr.

Laura reconcentre et met en œuvre tout ce que Chauvier a patiemment travaillé tout au long de ses œuvres précédentes : la méfiance scrupuleuse contre les fictions théoriques qui tournent à vide et contre les catégories d’analyse surdimensionnées par rapport à l’expérience ordinaire (Les Mots sans les choses, 2014) ; la mise en œuvre d’une approche compréhensive de ce qu’on saisit inadéquatement avec le concept égarant de « France périphérique » (La Petite Ville, 2017) ; la mise en acte à même le dialogue du scepticisme de Stanley Cavell qui consiste à douter de nos plus simples capacités à parler au nom des autres, c’est-à-dire de manière représentative et non à leur place (La Crise commence où finit le langage, 2020) ; la saisie empiriste d’une violence palpable dont se charge, au sens électrique du terme, le langage et qui répand autour d’elle des dommages inaperçus (Les Nouvelles Métropoles du désir, 2016) ; une lutte contre la destitution de l’observé comme acteur et locuteur sitôt qu’il est saisi par des procédures d’objectivation, et une anthropologie qui passe par l’observation minutieuse des façons de parler (Anthropologie de l’ordinaire, 2011).

Tout compte fait, en tant que récit d’une transfuge de classe qui a échoué par un transfuge de classe qui s’en est sorti, Laura s’inscrit sans doute dans une filière littéraire dont Retour à Reims fut un jalon. Mais à l’auto-analyse, Chauvier privilégie une observation du social à hauteur de vie humaine et en-deçà des déterminismes, où le dialogue matérialise pourtant les rapports de classe et tente de rendre palpable la violence qui les sature. Reste à se demander s’il serait possible d’imaginer et à quoi pourrait ressembler une littérature de l’ordinaire qui ne s’en tiendrait pas à une échelle aussi micro.

Éric Chauvier, Laura, Paris, Allia, 2020, 144 pages.


Florent Coste

Enseignant-chercheur en littérature, Université de Lorraine

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