(Re)voir au temps du confinement

Comment s’en sortir sans sortir – sur le récital de Gherasim Luca

Écrivain

De l’air ! La langue commune aussi en ces temps confinés le réclame. La tête au carré, les phrases en sac, les idées en détresse, il convient d’ouvrir les fenêtres pour éviter l’asphyxie dans nos phrases. Dans l’espace numérique, trois clics suffisent pour en ouvrir une sur un chef-d’œuvre de la poésie sonore, une joyeuse traversée de l’angoisse (joyeuse, mais toujours à refaire) : Comment s’en sortir sans sortir, récital de Gherasim Luca remarquablement filmé pour la télévision par Raoul Sangla en 1987. Cinquante-cinq minutes d’oxygène mental. Inspirez !

Et les animaux, non, ne tombèrent pas malades de la peste, pas davantage les ani-mots zélés de Gherasim Luca, l’homme qui s’oralisa sa vie durant jusqu’à se volatiliser en 1994, à l’âge de 80 ans, décidant en conscience de se jeter dans la Seine comme son ami Paul Celan vingt-quatre ans avant lui – dernier acte qui intervint quelques temps après qu’il eut subi une mesure d’hygiène sans doute raisonnable mais qui fut tout sauf salutaire.

publicité

Le vieil atelier parisien dépourvu d’eau chaude que ce rescapé de la Shoah né en Roumanie occupait depuis son installation définitive à Paris dans les années 50 ayant été décrété insalubre, il lui avait fallu pour obtenir un relogement renoncer à son statut d’apatride et adopter la citoyenneté française. Une rupture douloureuse, pour ce grand poète vivant sur le fil de l’exil depuis des lustres, qui avait choisi d’habiter la langue française pour mieux récuser toute forme d’assignation à résidences identitaires : il les savait non seulement mortifères, mais toujours potentiellement mortelles.

Reprenons, cependant. Ni les animaux ni les ani-mots ailés ne sont donc tombés malades, ces jours-ci, mais les mots, oui, les mots de tout un chacun, les miens, les vôtres sans doute, confinés en phrases contaminées, les mots manquent d’air et nous voilà communiquant le mal autant que nous dissertons dessus à tort et à raison, tous tournés d’une nuit l’autre spécialistes effarés de la chloroquine en rupture de stock comme en 1914 les duchesses de Proust se métamorphosèrent en stratèges militaires d’un soir au matin, tous parlant couramment avant de nous en apercevoir une langue phagocytée par les « geste-barrière » (pardon ?) et autres « dénigrement-du-masque », ce masque dont sont démunis les anonymes héroïques de la santé ou ceux du commerce alimentaire, et comment ne pas compatir à les voir essayant d’effiler leur profil traits tirés, les épaules nouées loin derrière leurs caisses : l’homme est un virus pour l’homme autant qu’un loup, sur fond de discours martial et carcéral désignant l’ennemi de l’intérieur, qui est partout, bien sûr, « invisible, insaisissable, qui progresse » et nous envahit et nous inféodera tous (tiens, pour le coup ça me rappelle quelque chose, mais quoi ?).

Étymologiquement, informer signifie donner une forme, et l’état de guerre consiste à l’imposer, cette forme : nous voilà la tête au carré, en somme, toutes nos phrases affectées au cube. La question n’est évidemment pas de mettre en doute les consignes visant à protéger et aider les soignants débordés, mais celle-ci, qui d’existentielle devient étrangement pragmatique, et pressante : comment s’en sortir sans sortir ?

Voilà le poète lancé dans un « récital télévisuel » désormais grand classique de la poésie sonore dont toute la poésie s’honore et la littérature aussi, ou le devrait.

Oui, comment, sans sortir, s’en sortir ? Étrange mise en abyme, comme écrivent les critiques, mais abyme ou abîme nous voilà tous au fond du trou par anticipation…

De l’air ! Ouvrir les fenêtres est autorisé et même recommandé dans les appartements confinés. Dans la langue commune qui l’est tout autant sinon confite par surchauffe, et qui est notre seule demeure commune en réalité, il s’agit de les ouvrir aussi : aux confins de la poésie. Une nouvelle fenêtre entre deux « live » suffit pour poser la question à n’importe quel moteur de recherche, associée au nom de Gherasim Luca, ce Sésame – trois clics et voilà le poète lancé dans un « récital télévisuel » de 55 minutes [1] qui fut d’abord une émission de télévision réalisée par Raoul Sangra pour La 7 (autres temps, autres mœurs), qui est désormais un grand classique de la poésie sonore dont toute la poésie s’honore et la littérature aussi, ou le devrait : il y a ici de la quintessence.

Dans un espace entièrement blanc, tantôt lisant livre en main tantôt disant face caméra, Gherasim Luca jongle avec les mots, avec les sons ; tout de noir vêtu comme un corbeau sans ailes, il détache posément les syllabes de sa grande bouche aux lèvres fines, et les mots bruissent, s’envolent : il s’oralise sous nos yeux, dans le grand blanc du décor, prend la tangente par les airs : il s’oralise comme on se volatilise dans la langue, et nous avec, allons, confinées et confinés, accordez-vous déjà un petit quart d’heure de culture métaphysique, question de garder la forme, la vôtre :

« Allongé sur le vide
bien à plat sur la mort
idées tendues
la mort étendue au-dessus de la tête
la vie tenue de deux mains
élever ensemble les idées sans atteindre la verticale et amener en même temps la vie devant le vide bien tendu
marquer un certain temps d’arrêt
et ramener idées et mort à leur position de départ
ne pas détacher le vide du sol
garder idées et mort tendues
angoisses écartées
la vie au-dessus de la tête
fléchir le vide en avant en faisant une torsion à gauche pour ramener les frissons vers la mort
revenir à la position de départ
conserver les angoisses tendues et rapprocher le plus possible la vie de la mort
idées écartées frissons légèrement en dehors
(…)
Expirer en inspirant, inspirer en expirant. »

Posant la mort au centre comme d’autres la balle, jouant de l’absurde comme d’autres de la peur, Luca s’exprime en réalité on ne saurait plus clairement : « Happé par les mains du non-sens je parle à peu près ceci pour dire précisément cela : je suis, hélas, donc on me pense. »

Je suis donc on me pense, et autant dire : on me catalogue, on m’identifie, on m’assigne, mais il me reste la liberté vitale de dé-penser les phrases de tous qui sont aussi les miennes plutôt que d’étouffer. Dès le titre du poème qui ouvre le récital, « Ma déraison d’être », remarquable de présence et d’allure face caméra avec cette pointe d’exotisme qui persiste à laisser les r rouler en français, Luca joue du « dé » privatif français, cette merveille qui permet précisément de penser la dépense comme une manière de dé-penser : de dé-faufiler la trame des idées reçues, sachant bien que penser c’est peser, peser les mots.

Sans doute est-ce une question fondamentale de l’art que pose le récital de Luca : comment se tenir face à la mort ?

Il les envoie en l’air, les mots, une orgie de mots qui valsent dans le blanc du fond de scène, et la langue dé-raille, et tout ce qui d’ordinaire passe inaperçu en son sein saute aux oreilles – puisque lorsque « la sonorité s’exalte », disait-il, « les secrets endormis au fond des mots surgissent ». Et s’il peut sembler piteusement délirant de se risquer ces jours-ci à dé-confiner l’absurde en lui prêtant l’oreille (puisque l’ab-surdité comme son nom l’indique est d’abord question d’ouïr), c’est au sens premier du mot délire qu’il faut l’entendre : dé-lirer c’est sortir du sillon et – parfois – c’est en ouvrir d’autres, sortir de l’ornière des pensées préfabriquées pour tracer un chemin.

Sans doute est-ce une question fondamentale de l’art que pose dès son titre le récital de Luca : comment se tenir face à la mort ? Encore faut-il l’affronter, déjà, la dire plutôt que la laisser sous cloche, plutôt que lui tourner le dos façon grégaire, à reculons la mort. Si Luca agit sur et dans la langue avec la précision et la puissance du percussionniste, c’est précisément pour faire sauter les verrous de l’ordinaire, les interdits, le déni de la mort qui mine l’usage commun et ordinaire de la langue – et lui qui ne redoutait rien tant que le cloisonnement des êtres dans des identités figées, qui ne redoutait rien tant, à la fin de sa vie, que le retour de la pandémie antisémite et ses millions de morts (une pandémie qui s’est d’abord générée dans la langue commune), lui préfère la poser partout pour la défier, la contraindre à avancer à découvert, la mort.

Sous les jeux de mots et de sonorités, c’est une traversée de l’angoisse qui en résulte – traversée réussie, qui se révèle joyeuse de libérer serait-ce un instant le vif du vivant dans les mots usuels. Car de toute façon la mort est partout, à notre insu, et pas seulement en temps de crise, et jusque dans « la mort – la mort folle – la morphologie», bégaie Lucas, jusque dans la morsure qui la dit sûre et certaine, morsure amoureuse ou verbale aussi bien qui toujours nous renvoie à cette vérité primaire.

Brisant les mots comme des coquilles de noix pour en libérer le fruit, Luca n’aura eu de cesse de les porter à la bouche, précurseur de ce que l’on nomme désormais la poésie orale (il récusait cependant le terme de performance auquel il préférait celui de récital pour en avoir donné dès les années 60). Porter les mots à la bouche comme l’enfant les objets ou l’amoureux l’objet d’amour : Je m’oralise est le titre d’un inédit dessiné autant qu’écrit qu’ont publié les éditions José Corti en 2018, et l’on entend bien la morale de l’histoire, et pourquoi pas le râle et la mort.

On pourrait le dire ainsi, à regarder Comment s’en sortir sans sortir : sorcier d’une langue qui ne lui était pas maternelle, puisqu’il n’a commencé à écrire en français qu’une fois installé à Paris (où il a côtoyé les surréalistes dès l’entre-deux guerres), Luca, vêtu de noir et s’imprimant comme un graphisme dans l’espace blanc qui l’environne, sait faire le malin comme personne, lui qui prônait « l’auto-détermination ». Sa poésie en somme tente le diable en jonglant avec les sons de la vie, variant les techniques, les façons, au sens artisanal du terme. Dans le célèbre « Passionnément » qui clôt le récital, il élève le bégaiement au rang des arts majeurs, au point de créer une langue étrangère – et d’autant plus révélatrice de l’être, étrangère, nulle part ailleurs qu’au cœur d’une langue française maîtrisée dans le moindre de ses plis et replis.

Profondément admiratif et, l’on peut même dire, reconnaissant, Gilles Deleuze y est plusieurs fois revenu, ainsi dans Critique et clinique : « Chaque mot se divise, mais en soi-même (pas-rats, passions-rations) et se combine, mais avec soi-même (pas-passe-passion). C’est comme si la langue tout entière se mettait à rouler, à droite à gauche et à tanguer, en arrière en avant : les deux bégaiements. Si la parole de Gherasim Luca est aussi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la langue. C’est toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri JE T’AIME PASSIONNÉMENT», et de citer :

« Passionné nez passionnem je
je t’ai je t’aime je
je je jet je t’ai jetez
je t’aime passionnémen t’aime ».

Comment s’en sortir sans sortir est une libération du carcan ordinaire de la parole confite en idées reçues.

55 minutes durant, la lettre danse, l’être vibre et résonne. En vérité, écrivant ces lignes confiné en chambre, c’est-à-dire, isolé dans l’appartement familial pour raison de fièvre pourtant bénigne, confiné en confinement je crois bien qu’il y suffirait d’un tout petit degré supplémentaire pour que j’ouvre la fenêtre sono branchée, que tout le monde en profite, l’absurde n’a pas de limite, sachez-le, l’absurde ignore les frontières, l’absurde nous guette :

« Le désespoir a trois paires de jambes
le désespoir a quatre paires de jambes
quatre paires de jambes
aériennes volcaniques absorbantes
symétriques
il a cinq paires de jambes
cinq paires symétriques
ou six paires de jambes
aériennes volcaniques
sept paires de jambes volcaniques
Le désespoir a sept et huit paires de jambes volcaniques
Huit paires de jambes
Huit paires de chaussettes
Huit fourchettes aériennes
absorbées par les jambes
il a neuf fourchettes symétriques
à ses neuf paires de jambes … »

Comment s’en sortir sans sortir est bien plus qu’un récital de 55 minutes, c’est une libération du carcan ordinaire de la parole confite en idées reçues, de la parole confinée dans les bornes de la raison raisonnante et raisonnable, cette caisse hermétique. « Comme le doute dans le doute suis-je le son de mes songes ? (…) Mon démon sonore agit sur un monde qui se nie se noie et se noue au fond de ma gorge. »

Et, oui, à l’heure du confinement, c’est une question de dedans et de dehors, de contenu et de contenant : de quoi l’individu sans cesse affecté que je suis est-il le contenu, sinon de la langue commune, la langue de tous, et de quoi est-il le contenant sinon de l’usage qu’il peut faire ou non de cette langue qui sans cesse l’informe du dedans et du dehors ? La plupart du temps, du contenu au contenant les vases communiquent surtout leurs flots de pensées toutes faites.

À ouvrir la fenêtre Luca, l’inspiration vous revient – et voilà que, dans « Le Verbe » entrent en scène de drôles de personnages furieusement contemporains, « la-pure-lâcheté-de-s’enfuir-précipitamment-devant-l’absence-de-danger » suivi de près par « l’impossible-façon-d’ouvrir-tout-d’un-coup-une-fenêtre-sur-la-pure-violence » dont le cou (« le cou de tout à coup ») ne résistera pas à la hache de « la-pure-lâcheté… » dès lors que surgira « Comment-se-délivrer-de-soi-même », « héros principal pale prince du délit celui qui déçoit qui ment par principe en un mot le vrai centre » : une expérience, vous dit-on, are you experienced ?

 

Gherasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir, filmé pour la télévision par Raoul Sangla, 1987.


[1] On préférerait évidemment recommander le DVD publié par José Corti et accompagné d’un livret, mais … au confinement comme au confinement.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] On préférerait évidemment recommander le DVD publié par José Corti et accompagné d’un livret, mais … au confinement comme au confinement.