Littérature

Hantises et désirs en pays de brume – à propos de Blockhaus de Mathieu Larnaudie

écrivain

Arromanches est l’une des plages historiques où les Alliés ont débarqué en Normandie en juin 1944. C’est aussi la petite station balnéaire où le narrateur de Blockhaus, nouveau roman de Mathieu Larnaudie, s’installe pour écrire. Ce « haut lieu de l’Histoire que l’Histoire a déserté », plein de solitude et de revendications qu’on n’entend pas, sera aussi le théâtre de réflexions politiques et personnelles, sur l’Histoire, le désir, l’écriture.

Il descend d’un train. Puis monte dans un autocar dont il est le seul voyageur, traverse des hameaux, des fermes isolées, et des bocages, où l’on ne voit personne. Brusquement, c’est la mer. L’autocar le dépose dans un village où, depuis des années déjà, les trains ne vont plus. Il est venu fuir la ville, ses tentations, ses tumultes et certains acharnements dont nous ne saurons rien. Dans la maison où il s’installe, et qui ressemble à bien de celles qu’on trouve dans ces stations balnéaires qui, naguère furent à la mode – ou celles qui le restent dans l’éclat de nos souvenirs d’enfance – il suffit d’ouvrir les volets, et c’est encore la mer.

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Pourtant, c’est bien là, en ces lieux désormais désertés par l’Histoire, qu’une nuit, les Alliés construisirent à la hâte le port artificiel permettant que s’entame la bataille qui mettra fin à la Deuxième Guerre mondiale. Cherchant à Arromanches la solitude, le narrateur de Blockhaus y rencontrera bien des spectres : ceux surgis des photographies du D-Day, comme des blocs de béton, « grands sarcophages » à l’abandon sur les plages, pourtant « dégagés de tout ce que l’on savait sur ce qui les avait menés là » ; ceux de vies dissoutes tout autant que réchauffées par l’alcool qui, les soirs de grand vent, quand il n’y a ni cars de touristes ni vétérans, se retrouvent dans une parodie de pub irlandais ; ceux, enfin, d’une écriture qui, sans cesse, à lui se dérobe.

Au moment où toutes les librairies reprennent, progressivement, leur activité, on aurait bien tort de ne pas se précipiter sur ce roman de Mathieu Larnaudie, Blockhaus, paru en mars chez Inculte, à peine quelques jours avant que la pandémie ne nous confine, ne laissant à des livres beaux, exigeants et humbles, que peu de temps pour exister.

Rassurez-vous : ce Blockhaus n’a rien à voir avec un journal de confinement. En fait, c’est tout le contraire. En une petite centaine de pages on y trouve une méditation hypnotique sur la solitude et le désir, une fable politique sur ceux que l’on a nommé « le peuple des ronds-points » mais qui jamais ne cède à la facilité démonstrative, et un roman mélancolique sur l’écriture, son austérité, ses impossibilités, ses ruines.

Spectres de béton et vies ruinées

Dans les premières pages d’Austerlitz, de W. G. Sebald, un homme dit au narrateur que jamais les monuments publics ne peuvent procurer de paix à qui les regarde, tant on sait que toutes ces constructions projettent déjà « l’ombre de leur destruction et qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruines ». Peut-être Larnaudie, fin lecteur de Sebald, a-t-il pensé à Austerlitz, quand il décrit des blocs de béton comme couchés sur la mer, et autres vestiges qu’Arromanches garde du débarquement de Normandie, le 6 juin 1944 : « On devinait encore, au loin, les spectres de béton qui imprimaient une densité supérieure de noir sur le noir de la mer – à moins que ce ne fût le sentiment de leur présence, le fait de savoir qu’ils se trouvaient là, quelque part à l’horizon, qui me faisaient croire en distinguer les contours sur le fond uniforme de la nuit. »

Mais, peut-être Blockhaus est-il également hanté par un autre projet, une autre archéologie de la ruine. Celle, plus intime, « d’une poignées d’âmes » dispersées dans le village et qui, le soir venu, coagulent dans le pub où, bientôt, le narrateur, toujours dans l’impossibilité d’écrire, trouvera à se réfugier, seul, ou avec sa compagne, Esther, venue le rejoindre pour quelques jours. « Les tables, où personne n’était assis, étaient disposées sur les côtés en vue de ménager au centre une piste de danse, où personne ne dansait. »

Accoudées au bar, des vies toujours déjà foutues, toujours déjà ruinées – comme si le passé d’Arromanches recouvrait de son ombre toute possibilité de futur. Des triomphes de Guillaume le Conquérant et de la bataille de Hastings que l’on trouve sur la tapisserie de Bayeux évoquée en début de roman ou des « visages éberlués » des boys américains du Débarquement, ne restent en effet, dans ce pub, que des lambeaux, une « trame sonore tissée entre la poignée » de buveurs à l’ivresse joyeuse et désespérée, parfois enclins aux théories complotistes les plus minables du moment, mais qui nouent, ensemble, loin des préoccupations des gens de la capitale, des formes de fraternité et de solidarité possibles.

L’écriture, somptueuse de précision, sans cesse menacée de « s’ébouler » sur elle-même, d’être elle aussi ruinée, ensablée par la lassitude comme par le paysage qui l’environne, résiste, elle aussi, à sa façon, aux impasses de l’ivresse, pour tracer les contours spectraux des monuments, des êtres, et du temps.

« Le nom d’Arromanches est passablement oublié. Il n’a pas grand-chose en commun avec ces noms que le monde entier connaît, ni avec ces lieux que leur dénomination écrase, efface, disproportionnée par rapport au patelin qu’elle désigne ; ainsi de Verdun, de Waterloo ou de Gettysburg. Toutefois, aussitôt associée à quelques autres – à une petite constellation de noms fleurant bon le chewing-gum, le maïs en conserve et la cigarette blonde, venus se répandre à l’été 1944 le long des plages normandes, inscrits d’abord, avant de l’être dans les mémoires, sur des cartes d’état-major par des stratèges qui, de ces plages, de ces patelins, ne savaient que leur configuration dessinée sur du papier cassant et qui, dans l’indifférence aux vieux noms de pays les ayant précédés, sans égard pour les lentes sédimentations étymologiques ni les strates d’histoire vernaculaire dont ils sont formés, ne rebaptisaient les lieux que dans le but de transformer le paysage en théâtre des opérations, usant ainsi de noms qui devenaient noms de code et, en tant que tels, sont passés à la postérité : Omaha, Sword, Utah ou Juno Beach –, alors Arromanches s’agrège à nos souvenirs du récit usuel du débarquement allié. Et si ses sonorités évoquent moins l’odeur de tabac blond ou du chewing-gum que celle des étables et des embruns, elles y prennent leur place au même titre que celles des noms de guerre.

Ce nom, nous l’avons entendu prononcer dans des salles de classe où l’on pouvait suivre, sur des cartes aux contours cornés, aux couleurs fanées, punaisées au mur, les reliefs découpés des côtes sur lesquelles les événements s’étaient déroulés ; nous l’avons vu inscrit  dans des livres où, sur des plans mêmement colorés, un appareil schématique de flèches et de pictogrammes ajoutait au récit l’autorité d’une image experte. Enfant, on ne l’apprend pas vraiment, on oublie ça vite, une fois passée l’interrogation écrite qui atteste qu’on a pris la peine de se mettre cette page sous les yeux et qui semble alors le seul horizon de nos connaissances. »

Un homme à la recherche de son désir et qui n’arrive plus à écrire, dans « un haut lieu de l’Histoire que l’Histoire a déserté » peuplé d’êtres dont la parole politique est terriblement vivante, vaillante, et pourtant toujours déjà morts. Voilà le décor planté pour que surgisse le plus inattendu, que se joue la plus silencieuse des tragédies : celle qui, de prime abord, n’a rien de spectaculaire mais qui, sans que l’on puisse d’abord en dire quoi que ce soit, lève le voile sur nos « pays de brumes ».

Inquiétante étrangeté

Par « inquiétante étrangeté » ou « inquiétant familier », Freud désigne un événement qui surgit de la banalité et, soudain, impose, par son obscure volonté, un malaise vague, qui nous renvoie au plus originaire. Dans Blockhaus, c’est d’abord une inscription, à même le mur, trouvée dans une des pièces de la maison qu’habitera, le temps de son séjour, en fantôme de sa vie, le narrateur. Puis, une nuit, qui semble ensuite se répéter toutes les autres nuits, c’est le cri, sous ses fenêtres, d’un homme au comble du désespoir. De ces désespoirs dont nous ne savons rien, mais qui, instantanément, quand nous y assistons, presque malgré nous, deviennent les nôtres.

On ne sait pas pourquoi il crie, cet homme ivre, mais quand il crie, obscurément, cela crie en nous. « Il revint le lendemain à peu près à la même heure, un peu plus tard peut-être. Cette fois, il ne tombait pas, il restait assis sur le parapet, dos à la mer, la tête dans ses mains. De loin en loin, il poussait un hurlement qui débutait par un râle rauque et s’achevait sur une longue note stridente, montant dans l’air glacé, s’enroulant autour des hampes plantées à distance égale sur la jetée, en haut desquelles remuaient faiblement les drapeaux des nations nombreuses dont les fils étaient ici venus prendre part à la Libération. Puis ce hurlement s’éteignait, se confondait progressivement avec le roulement des vagues, avant de recommencer, de se superposer encore au bruisement conjugé de la brise et de la houle, de s’y mêler et de s’y perdre à nouveau… »

Devenu pur regard, le narrateur se disperse dans la contemplation, hypnotique, de la mer comme des visages des habitants, les variations les plus infimes, les ressacs les plus terrifiants de leurs humeurs, jusqu’à découvrir, éberlué, l’envers de leur « mystérieux désordre », dont on ne révèlera évidemment rien ici. « Car Suzanne avait été belle ; elle l’était encore. » Il suffit parfois d’un point-virgule pour que de l’engourdissement surgisse la grâce, et de la mélancolie de nos désirs sans remèdes une réponse, formulée sous forme de question par cette Suzanne, au détour d’une page : « Je me suis trompée de vie, hein ? » Il n’est peut-être pas trop tard. Mais d’abord, déconfinez-vous l’esprit en vous arrêtant dans ce Blockhaus.

 

Mathieu Larnaudie, Blockhaus, Inculte, mars 2020, 112 pages.

 


Sarah Chiche

écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste

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