Confino avec Francesco Rosi
Je ne sais pas très bien ni dans quoi nous sommes embarqués ni pour combien de temps. On fait avec les moyens du bord. Et finalement on trouve des ressources. La preuve. Histoire de rester en Italie, en pensée et un peu plus qu’en pensée, en sentiment, l’idée m’a effleuré d’une petite balade chez Francesco Rosi. Elle serait comme le prélude au voyage dont je rêve – invraisemblablement – pour cet été. J’avais revu, l’an passé, Cadavres exquis qui n’a pas vieilli, ou si peu. Du coup, j’ai eu l’intuition plus ou moins claire que Le Christ s’est arrêté à Eboli serait de circonstance puisqu’il raconte l’histoire d’un confinement. Et je ne refuserais pas l’occasion d’élargir mon éventail en revoyant Main basse sur la ville et Uomini contro qui brillaient dans mon souvenir comme des étoiles assez lointaines.
Salvatore Giuliano, je ne l’avais jamais vu, ce serait donc le moment ou jamais. Internet a du bon. Quant à L’Affaire Mattei, j’ai vite compris que ce serait une autre histoire. Le film est introuvable. Il y a d’obscures raisons à cette disparition et elles ne font que redoubler le mystère.
Cadavres exquis emprunte à un bref roman de Leonardo Sciascia, Il contesto (qu’on pourra lire en PDF si la situation s’éternise). Film policier, thriller, il est également un film politique, voire ontologique qui commence par une séquence dans les catacombes des Capucins, à Palerme, où un vieux procureur converse avec les momies avant d’être assassiné dès son retour à la lumière ; et qui s’achève par un rendez-vous fatal entre l’enquêteur de police Lino Ventura (la magie de reconnaître la même voix en italien) et un dirigeant du parti communiste italien, dans le musée archéologique de Naples, sous le regard sibyllin des statues antiques. On a pu lui reprocher une certaine complexité mais, après tout, elle stimule l’intelligence et elle n’est qu’un reflet de la complexité d’une situation historique, d’une société infiltrée par les services secrets et la loge P2. En tout cas, le film garde quelque chose d’une énigme qui tient à la fois à son intrigue si proche du réel et à la part d’anticipation qui la fonde puisque le roman de Sciascia date de 1971 et le film de Rosi de 1976, soit deux ans avant l’assassinat d’Aldo Moro auquel décidément tout nous renvoie[1].
Nous ne sommes pas obligés de regarder les films dans l’ordre où ils ont été tournés, mais Le Christ s’est arrêté à Eboli suit Cadavres exquis et nous lance sur les traces du récit éponyme de Carlo Levi. Le héros est donc confino, autrement dit assigné à résidence, par le régime fasciste, exilé dans les confins du pays où il est placé sous surveillance et ne pourra pas rencontrer pendant une année d’autre individu suspecté d’être hostile au régime. Ces confins sont le fin fond de la Lucanie, la province qu’on nomme aujourd’hui la Basilicate, le fond de la botte, à l’opposé de Turin d’où il vient. Son arrivée est d’ailleurs une suite de brèves séquences splendides et un brin nostalgiques, un train, un deuxième train, un autocar rouge avec une paysanne qui porte une poule dans ses bras, une berline verte, à travers un pays de calanchi ou de badlands, raviné, à l’abandon, d’une tristesse soulignée par la pluie, marqué par la misère des paysans qui travaillent une terre déshéritée et qui ont « la mort pour compagne ».
Si cette mesure de confinement est une atteinte à sa liberté, il jouit néanmoins d’une certaine liberté. Il sort dans les rues du village, son périmètre est assez large, et il rencontre du monde. La surveillance du podestat est plutôt débonnaire, malgré la censure de son courrier et la mise à l’index de livres dangereux, on voit passer une couverture de livre sur laquelle on aperçoit le nom de Montaigne. En contrepoint, il entend au mégaphone la retransmission en direct des discours officiels de Mussolini, le triptyque fâcheux civisme-honneur-travail, l’entrée en guerre en Éthiopie (un bon vieux ressort pour aiguiser la popularité), les hourras à Rome, une certaine réserve au village.
Si le film ne pêche pas par angélisme, loin de là, et si les paysans sont rustres, superstitieux, le film présente quelques scènes assez bouleversantes : quand le collecteur d’impôts, qui n’en peut plus d’exiger de l’argent de ceux qui n’en ont pas, se réfugie dans un air de clarinette ; quand les vieux entonnent un chant traditionnel. À la demande de Rosi, des paysans jouent dans le film et ils lui donnent une part de son âpreté, de son humanité aussi. On en sort très impressionné par la richesse des motifs et des incises qui le bâtissent, le poids de l’émigration (en Amérique, à Naples, etc), le poids de l’Histoire ancienne (le siège de Melfi qu’il faudrait raconter une autre fois), le courage des femmes, cette question centrale de toute la culture et de la politique italiennes résumée en phrase : « Vous parlez comme s’il y avait deux Italies ».
Continuer soir après soir ce cycle Francesco Rosi oblige à remonter encore dans le temps.
Uomini contro montre les soldats italiens confrontés à la guerre. Vous la verrez, la guerre, la Grande, pas celle en boutons de manchettes, dans ce film tourné en 1970, un an avant Johnny Got His Gun. On est sur le front alpin, pendant l’automne et l’hiver 1917 et quelques très belles séquences d’hommes en mouvement dans la forêt et à flanc de montagne ont sûrement attiré l’attention de Tavernier avant Capitaine Conan. Mais ici le sujet est davantage l’absurdité de ce conflit, les massacres, les mutineries, les fusillés pour l’exemple, avec les cercueils discrètement disposés à l’arrière-plan.
L’aveuglement et l’égoïsme du commandement supérieur, personnifié par Alain Cuny en général Leone qui aurait déjà lu Claudel, est illustré par l’épisode des cuirasses Farina censées protéger les soldats lors des attaques ; parés d’un casque qui tient du scaphandre et de la casserole et d’une mince cotte de métal, quincaillerie grotesque et dérisoire, les malheureux sont fauchés comme des blés au premier coup de mitrailleuse. Ici aussi, l’humanité de Rosi en impose. Les dialogues sont d’une justesse rare ; ainsi, après que les hommes ont regardé un livre sur les oiseaux, les images d’un geai, d’un merle, d’une grive, après qu’ils en ont rêvé sur la broche, ils retouchent terre. Comment cette guerre va finir ? Moi je crois que toutes les grives vont mourir ! Tout ça pour reprendre ce tas de cailloux ! Ces cailloux font partie de l’Italie !
Continuer soir après soir ce cycle Francesco Rosi oblige à remonter encore dans le temps, au début des années soixante. Salvatore Giuliano et Main basse sur la ville sont ses premiers chefs d’œuvre. Giuliano, c’est le mythe sicilien et, sans doute, plus encore puisqu’on en retrouve un écho dans Le Christ s’est arrêté à Eboli, celui du bandit devenu un héros. La pellicule est de qualité, les images noir et blanc très belles, que ce soit les visages des protagonistes ou les paysages qui m’ont rappelé les photographies de Berengo-Gardin. Le film commence sur le cadavre de Giuliano étendu dans la cour de sa maison, vu en plongée, et par une espèce de procès-verbal qui donne le ton, tout en rendant parfaitement la sensation de chaleur parce qu’on est au début du mois de juillet.
Il se tient ensuite entre l’enquête et la reconstitution, ne craint ni les points incertains et troubles, ni les ellipses. Rosi développe un scénario très cohérent sur le plan narratif ; il démonte en quelque sorte l’image du début, la mise en scène de son assassinat ; il démonte aussi la légende du bon bandit racontant qu’« il volait aux pauvres pour donner aux riches ». Mais jamais la moindre emphase (ça fait du bien), pas une once de psychologie (ça fait du bien), et si on suit Giuliano vivant, on le voit toujours de loin, reconnaissable à sa gabardine blanche. Rosi s’en tient aux faits. Et ici les faits sont moins têtus qu’embrouillés, le contexte historique embrouillé et complexe — entre la libération de la Sicile, sa velléité d’indépendance, les jeux politiques des possédants et de la mafia. Une phrase vole dans un salon de Palerme l’air de rien et elle pourrait résumer la question-Giuliano : « Un citron, on le presse et on le jette ».
Après l’assassinat d’un soldat, le garde-champêtre passe dans les rues du village pour annoncer le couvre-feu, le confinement, je ne m’y attendais pas, et on laisse aux habitants de la bourgade une heure pour faire des courses et chercher de l’eau. Et puis le massacre du 1er mai 1947 à la portella della Ginestra donne une séquence tragique et splendide ; c’est là que la bande de Giuliano tire sur les hommes, les femmes et les enfants venus fêter en paix la journée du Travail dans la montagne. Le dernier tiers du film s’attache au procès de ses acolytes et des mafieux qui lui furent liés. À la fois drolatique et exaspérant, on est incroyablement replongé dans Le Traître de Marco Bellochio, sorti il y a à peine six mois, à l’époque si lointaine et bénie où nous pouvions aller voir les films dans des salles de cinéma. Ce qui me plaît par ailleurs et nous obligerait à une digression, c’est que Rosi parle de Salvatore Giuliano comme d’un discours sur le cadavre de Jules César.
Si le discours n’est pas de même nature dans Main basse sur la ville, la qualité de l’image et du rythme sont identiques et la modernité voire l’actualité est assez stupéfiante. La ville, c’est Naples au début des années soixante, rongée par la misère et par la spéculation immobilière sur fond de collusion avec le pouvoir politique. Dès le prologue, dans un geste à la Romulus traçant le sillon de Rome, le promoteur promet à ses associés « une mine d’or » et des profits de 5 000 %. Tout se complique avec l’effondrement d’un vieil immeuble, mais tout se terminera bien, si on peut dire, en tout cas pour le promoteur et ses amis politiques. Une scène du conseil municipal témoigne déjà des limites de la démocratie, fût-elle municipale. Et le jeu des conseillers qui agitent les mains (mains sales-mains propres) sont à la racine du leitmotiv des « mani pulite » italien. Au vol, on peut encore saisir des phrases édifiantes : « L’opinion publique, c’est nous qui la faisons » ou « En politique, l’indignation morale ne sert à rien ».
Quant à L’affaire Mattei, elle raconte l’enlèvement et la mort mystérieuse du patron de l’ENI, la société nationale des hydrocarbures, en 1962. Malgré la palme d’or, le film est devenu invisible. Il n’a été projeté que deux ou trois jours à New York et aucun DVD n’a été réalisé. Rosi fera part des menaces répétées et anonymes qu’il a reçues pendant le tournage, le journaliste qu’il avait engagé pour enquêter sur Mattei a lui aussi disparu et son corps n’a jamais été retrouvé.
« La vie d’un cinéaste, ce sont ses films. Pas toute sa vie, certes, mais cette partie avec laquelle il exprime sa relation au monde, aux idées et aux hommes » (F. Rosi)
Alors, par curiosité et en reconnaissance, j’ai réussi à rassembler quelques bribes sur l’enfance napolitaine de Rosi, son grand-père tailleur, son père photographe, ses copains d’école et de rue, leurs promenades en barque avec des jeunes filles, leur adolescence anti-fasciste sans éclat particulier, la fin de la guerre quand il a vingt-trois ans, l’apprentissage du métier avec Visconti sur le tournage de La terre tremble, la reconnaissance dont il ne se départira jamais, l’admiration devant Le Guépard au sud et devant Mort à Venise au nord. Repenser aujourd’hui à Mort à Venise nous offre un regard neuf sur cette épidémie de choléra, sur les occurrences de la longue durée chère à Braudel, sur le fait que le risque était démenti par ceux qui ne voulaient pas que le fléau gâche la fête, sur son côté foudroyant et sur l’étrange douceur des fraises, sur les rumeurs de quarantaine et sur les ruses du libre-arbitre.
« La vie d’un cinéaste, ce sont ses films. Pas toute sa vie, certes, mais cette partie avec laquelle il exprime sa relation au monde, aux idées et aux hommes ». Peu m’importe aujourd’hui de savoir quand – exactement – Francesco Rosi a énoncé cette remarque empreinte de bon sens. À quatre-vingt dix ans, toutefois, il s’est confié sur sa vie et il a fait valoir un certain nombre de considérations assez bouleversantes. Qu’elles portent sur l’usure et la mélancolie de l’âge, sur ses projets pas tout à fait abandonnés où plane l’ombre d’un Jules César, sur son sens du politique, sur sa solitude après la mort de sa femme à laquelle – dit-il – il doit à peu près tout ce qu’il a réalisé, et sur le deuil inconsolable de sa fille, Francesca, morte à seize ans dans un accident le jour où il perdit le contrôle de son automobile. Ce deuil, il en a parlé comme d’un chiodo rovente, sachant que chiodo c’est le clou et l’idée fixe, et rovente ce rouge du fer où on entend ce qui nous ruine.
Rien en revanche, mais il faudra que je lise (quand je pourrai l’acheter) son livre de conversation avec Giuseppe Tornatore ; rien sur l’accueil fait à son film Chronique d’une mort annoncée qui fut critiqué à Cannes dans Libération sous le titre « Chronique d’une merde annoncée ». Gérard Lefort s’était même laissé aller avec une élégance toute en retenue à brocarder « la malheureuse Roupette Everett ». Le Monde s’était simplement demandé pourquoi on ressortait du film dans un état de doute plutôt que dans un état de grâce. Lui-même, Rosi, pensait l’avoir raté et que tout le monde a des hauts et des bas. Voilà encore ce que j’aurai appris, pour le meilleur et pour le pire, en passant ces quelques jours confino en compagnie de Francesco, de ses vies et de ses films.