Politique culturelle

La Marmite ou comment rendre à la collectivité ce qui vient d’elle

Critique

Université populaire nomade de la culture, et mouvement culturel, artistique et citoyen, l’association La Marmite, créée en 2016, propose des parcours culturels pluridisciplinaires, sensibles et intellectuels, à des personnes appartenant à des groupes sociaux défavorisés. Ce faisant, elle s’engage pour la popularisation, l’approfondissement de la réception culturelle et pour la reconnaissance de la créativité, de la sensibilité et des savoirs de tous. L’offre d’activités, exigeante et éclectique, en fait une initiative ambitieuse et enthousiasmante.

Dans son récit autobiographique My life, Isadora Duncan évoque brièvement son séjour à La Havane en racontant une soirée dans un bar enfumé de la vieille ville. Un homme étrange joue soudain des Préludes de Chopin : « Je l’écoutais quelque temps, puis m’approchai de lui mais il ne put me dire que quelques mots incohérents. Sachant que j’étais ici complètement inconnue, il me vint le désir fantastique de danser pour cet étrange public […]. Je continuai à danser jusqu’au petit matin et quand je repartis, ils m’embrassèrent tous ; je me sentis plus fière que dans aucun théâtre, car j’avais trouvé la preuve de mon talent ; nul impresario, nul article de journal n’avait préparé l’attention du public. »

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Les mots d’Isadora semblent répondre simplement à une problématique noueuse : une œuvre a-t-elle besoin d’être décryptée, prémâchée avant de rencontrer un public ? Faut-il ajouter un intermédiaire pour que le spectateur puisse se laisser atteindre ? Si, dans son ouvrage paru au Seuil en 2019, Esthétique de la rencontre, Baptiste Morizot détaillait les multiples raisons d’une non ou d’une fausse rencontre avec l’œuvre, il tentait également quelques solutions en prônant les exemples des œuvres collaboratives qui incluent le public dans la conception/fabrication même de l’œuvre. Il faudrait donc être impliqué pour être intéressé, faire partie du procès pour être ému.

« La culture n’est pas une condescendance de la charité ; il s’agit de rendre à la collectivité ce qui vient d’elle. »

Dans ma conception du métier de critique, il me parait inopportun de m’interroger sur la réception d’une œuvre que je dois analyser et dont je souhaite rendre compte. La réaction et l’adhésion du public, la densité des applaudissements ou les commentaires précédents ou suivants la rencontre n’entrent pas dans mon champ de réflexion tant je souhaite que les créateurs oublient le spectateur dans la maturation de leur travail et créent pour répondre à une urgence, à une nécessité, à une intuition. J’aime les artistes en vigies, perçant l’obscur et se risquant aux chutes et aux tempêtes. Jan Fabre l’affirme lui aussi sans détour :

« Quand je crée, je ne pense jamais au public. Ce public, dont on attend qu’il se manifeste dans le théâtre de création, est une sorte de fiction méthodologique destinée à garantir la nouvelle autonomie artistique. Or l’autonomisation absolue du geste artistique implique la rupture avec le public de tout pacte de réception […] On peut même affirmer que plus l’artiste s’affranchit, moins il a besoin du public. »

Tout affranchis que nous sommes, il est pourtant difficile en tant que citoyen d’occulter l’écrasante majorité qui n’a pas accès à l’offre culturelle et puisque l’artiste ne doit pas, selon nous, se soucier de la réception de son travail, reste la cheville ouvrière de l’animateur culturel qui doit mettre en place des procédures d’accession aux œuvres pour des publics qui n’y viennent pas «spontanément » ou, pour reprendre une idée de Pierre Bourdieu, qui n’ont pas même l’idée qu’ils pourraient y accéder. Dans leur enquête intitulée L’Amour de l’art, Bourdieu et Darbel notent également que, dans le champ spécifique de la culture, « l’absence de pratique s’accompagne de l’absence du sentiment de cette absence. »

Présent mais peu considéré par les institutions – souvent plus soucieuses de remplir un cahier des charges que de penser un réel engagement à ce sujet –, l’intermédiaire supporte la tâche très particulière d’avoir à susciter du « désir » de culture.

Nous voilà donc devant une béance et un gâchis : une production artistique de qualité propice à développer les capacités d’empathie et de compréhension du monde de chaque être humain mais inaccessible pour la plupart, et une illusion de médiation qui se résume souvent à des accueils ponctuels sans racine ni lendemain.

Ce point évoqué, j’aimerais rendre compte d’une initiative suisse qui casse ce système sans souffle, prouve que des actions efficaces sont possibles et qui démontre par une action concrète toute l’impérieuse nécessité de la culture comme capital symbolique dans la vie de chaque individu.

L’association – dénommée « La Marmite » en souvenir d’une cantine coopérative créée en 1868 permettant aux ouvriers et artisans de partager du pain et des idées – interpelle d’abord par le sérieux intellectuel de ses fondements et attise une pensée élargie de ce que la réception d’une œuvre culturelle peut signifier. La médiation par ailleurs décriée n’est ici qu’une pièce d’un rouage subtil, savant agencement de bon sens, de volontarisme et de foi dans la culture comme outil d’émancipation car, comme l’affirme son concepteur Mathieu Menghini « La culture n’est pas une condescendance de la charité ; il s’agit de rendre à la collectivité ce qui vient d’elle. »

Depuis sa création en 2016, loin d’être uniquement une bonne volonté en marche pour imposer à tous une culture dite légitime, c’est une pensée en mouvement, complexe qui s’applique à mettre en pratique les élans des poètes, les acquis des sociologues et les intuitions des philosophes. Université populaire nomade de la culture, mouvement culturel, artistique et citoyen, La Marmite offre des parcours culturels pluridisciplinaires, sensibles et intellectuels à des groupes – issus d’associations – assemblant des personnes d’âges divers généralement en situation de précarité et/ou peu présentes dans les institutions formelles de la démocratie (familles du quart-monde, victimes de violences domestiques, exilés, jeunes en situation de décrochages scolaire et social, personnes en situation de handicap, toxicomanes, minorités visibles et invisibles, etc.). Ces parcours s’adressent à des individus connaissant une existence mutilée du fait de la division du travail, de situations d’exclusion, d’exploitation ou d’oppression.

S’approcher de l’émulation de cette Marmite, c’est constater une efficacité, une ambition et une aspiration à la poésie.

Projet d’action citoyenne, l’association entend ainsi donner de la visibilité aux « sans-part » (Jacques Rancière, l’un des parrains de La Marmite), de l’audibilité aux «sans écoute » – selon l’expression de l’écrivain italien Erri de Luca (La parole contraire, 2015) et pourvoir à leur inscription sensible dans l’horizon démocratique.

Concrètement, chaque année, une dizaine de participants dans une dizaine de groupes s’épanouissent dans toute la Suisse romande. Chaque groupe prend corps sous le nom d’une figure tutélaire (René Char, Josephine Becker ou encore Françoise Héritier) ; accompagné d’un duo de médiateurs (l’un venant du social, l’autre de la culture) et d’un artiste, ils vont défricher ensemble à travers une thématique – la sauvagerie, la communauté, la finitude… – une saison de propositions culturelles ; expositions, films, représentations théâtrales et chorégraphiques, rencontre avec un intellectuel, le tout aboutissant à la création d’une œuvre collaborative (précisément au sens de Morizot), témoin et trace de cette expérience au long cours.

La rencontre avec l’intellectuel est préparée par le groupe, seuls y sont conviés les participants du parcours car une forme d’entre-soi se révèle favorable à la prise de parole. Celle-ci revient d’abord aux participants qui témoignent de leur vécu commun, des questionnements et des découvertes ; c’est suite à cette introduction que l’intellectuel est invité à entrer en dialogue, à articuler ce qu’il a perçu en y ajoutant ses propres analyses et convictions. Ni cours magistral, ni estrade donc mais une table commune et une esquisse de débat collectif. « Nous avons interrogé, raconte Mathieu Menghini, l’une des jeunes participantes au parcours des Maîtres fous (traitant de nos peurs, de l’insécurité, etc.) suite à l’échange de son groupe avec Loïc Wacquant : s’était-elle sentie submergée par les concepts avancés par le sociologue ? Elle nous répondit qu’elle s’était sentie honorée et respectée par son exigence. Aspect marquant de cette rencontre, le professeur de l’université de Berkeley nota à plusieurs reprises les saillies de ses interlocuteurs et demanda même à l’un d’eux s’il l’autorisait à le créditer d’une réflexion qu’il souhaitait intégrer à un prochain écrit. Notre dispositif ne cherche pas à organiser une allégeance quelconque ; La Marmite entend défendre un rapport pour ainsi dire rimbaldien à la culture, appréhendant celle-ci littéralement et dans tous les sens suivant une médiation plus soucieuse d’émancipation que de pédagogie. »

Des temps d’échange autour de « l’horizon d’attente » (Hans Robert Jauss) des participants sont prévus en amont des sorties de même que des moments de partage de leur réception, en aval. Les sorties culturelles étant toutes en résonance par leur thématique, la culture devient ainsi le moyen de l’affinement d’une conscience et non un exercice d’admiration : si l’amour est une problématique universelle, qui peut être mise en débat par tous, assister à une performance d’Angelica Liddell peut susciter a priori moins de références communes. C’est bien ici le questionnement ontologique qui est mis en exergue et non l’une ou l’autre tête d’affiche qui n’évoque rien en dehors du cercle étroit des assidus du spectacle vivant.

En réagissant aux mêmes œuvres, en exprimant leurs émotions, leurs analyses, les participants et les professionnels développent ainsi une relation qui se veut horizontale, un lien d’une autre nature que le lien ordinaire d’accompagnement social. On l’aura compris, cette Marmite s’engage pour la popularisation, l’approfondissement de la réception culturelle et pour la reconnaissance de la créativité, de la sensibilité et des savoirs de tous. Une mémoire des expériences de chacun des participants est consignée en ligne, précieux « carnets de bord » qui délivrent une parole sans fard, rarement considérée ou même collectée ailleurs. On peut y entendre comment une femme nigériane, pour la première fois au théâtre a compris avec acuité le dilemme de Créon, on peut y voir un écran de robes de mariée de femmes victimes de violence domestique sur lesquelles le cinéaste Fabrice Aragno a projeté des images et des verbatim, on peut même voyager dans le temps avec le peintre Leopold Rabus qui a emmené des jeunes en difficulté d’insertion sociale armés d’une lampe frontale et de pigments, peindre des animaux au fin fond d’une grotte.

Tout le site internet de l’association peut ainsi se concevoir comme un puits de ressources, profond – des morceaux de réels rassemblés pour définir un nouveau portrait de l’Homme impacté par la culture et l’impactant à son tour.

Pour soutenir cette lame de fond, de nombreux artistes (Jean-Luc Godard, Wajdi Mouawad, Milo Rau, Annie Ernaux…) et intellectuels (le Français Georges Didi Huberman, l’Américaine Kristin Ross, le Québécois Jean-Marie Lafortune…) veillent aux côtés de La Marmite avec vigilance et bienveillance.

S’approcher de l’émulation de cette Marmite, c’est constater une efficacité, une ambition et une aspiration à la poésie :

L’efficace d’un système complexe mais huilé, qui ne demande jamais à l’artiste d’adapter son travail mais offre aux publics éloignés de la culture des moyens concrets et éprouvés d’accéder au sens et à la forme,

L’ambition de multiplier les parcours dans toute la Suisse mais aussi en Europe et de créer ainsi un réseau d’ampleur ; déjà les anciens participants qui le souhaitent poursuivent leur aventure commune dans des « Chœurs » formant ainsi un mouvement qui ne cesse de croître,

La foi dans un absolu qui sous-tend et suscite la raison d’être de l’association et de ses membres, la quête de la Beauté et d’une intelligibilité partagées.


Marie Sorbier

Critique