Demain les films : sur Internet sûrement, mais jamais seulement
Depuis les débuts de la pandémie, les enjeux liés à l’essor considérable de la circulation des films sur Internet suscitent des commentaires tranchés, qui reposent sur une grande confusion dans la manière de considérer la situation et aggravent cette confusion. La crise, qui radicalise des approches qui lui préexistaient, donne lieu à une rafale de prédictions à l’emporte-pièce sur l’avenir du cinéma et ses formes futures, qui relèvent le plus souvent de simplifications et de distorsions.
Pour essayer de prendre la mesure de ce qui est en train de se jouer dans la relation entre le cinéma et une forme spécifique de diffusion, il faut distinguer plusieurs questions : les films sur Internet, les plateformes VOD (et SVOD)[1], la singularité du cas Netflix, les relations entre présence des films en salles et en ligne (et ailleurs), les éventuelles modifications de l’esthétique des films en relation avec leur circulation et visionnage en ligne.
Une quantité considérable de films est aujourd’hui accessible sur Internet. Cette phrase a beau être exacte, elle dit mal la réalité de l’accessibilité de ces films, et ne dit rien sur la nature des films dont il s’agit. Parmi eux, on peut distinguer ceux qui ont été conçus pour être diffusés en ligne, et ceux – l’immense majorité – qui existaient avant l’invention d’Internet, ou qui ont été réalisés, même récemment, avec comme horizon premier, sinon unique, les salles de cinéma. Cet horizon est, et demeure, ce qui définit un film au sein de la gigantesque et proliférante masse d’objets audiovisuels. Bien sûr, lorsque Martin Scorsese (The Irishman), Bong Joon-ho (Okja), Alfonso Cuarón (Roma) ou les frères Coen (La Ballade de Buster Scruggs) tournent un long métrage pour Netflix, ils sont tellement imprégnés des manières de filmer qui viennent du cinéma que cela se retrouve (plus ou moins) dans leur production.
Mais ils sont des exceptions, qui pourraient devenir des archaïsmes si le grand écran cessait d’être le lieu de destination rêvé de ceux qui font les films. Le grand écran et l’ensemble du dispositif collectif qui définit la salle de cinéma (vision collective dans l’obscurité d’images projetées) demeurent fondamentalement la référence esthétique qui organise la mise en scène de ce qui mérite d’être appelé film, que ces films relèvent de l’heroic fantasy ou du documentaire. Et ce quel que soit le support sur lequel ils seront ensuite vus. Un film de Fritz Lang, d’Apichatpong Weerasethakul, de Nicolas Philibert, de Christopher Nolan ou de Leos Carax reste un film de cinéma, où qu’on le regarde, même si seule la salle permet de l’apprécier pleinement comme il le mérite.
L’offre en ligne n’a pas entrainé un élargissement des publics sur des produits plus diversifiés, mais a contribué à aggraver la polarisation sur les titres les plus porteurs.
Il y a tout lieu de se réjouir des possibilités offertes par Internet pour faciliter l’accès à des films. Aujourd’hui, plus de films sont vus par plus de gens dans le monde entier que jamais auparavant, et de très loin. Pour qui aime le cinéma, c’est une très heureuse nouvelle. Une nouvelle encore meilleure (contrairement à ce qu’on dit souvent) : sur le long terme (et hors crise du Covid), la consommation des films sur Internet ne fait pas baisser la consommation des films dans les salles, elle la fait augmenter. Personne ne peut dire aujourd’hui les effets de la pandémie de coronavirus à l’avenir, mais on sait que 2019 a battu des records de fréquentation à l’échelle mondiale, et cela grâce à l’augmentation du nombre de spectateurs dans de très nombreux pays, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique. Il est nécessaire de se poser des questions sur la nature des films qui sont montrés avec succès et sur la nature des salles où ils sont projetés : il y a là de nombreux débats, et de nombreux combats à mener, et il ne s’agit pas de dire que tout va – ou même allait – pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il s’agit de dire que la généralisation simpliste selon laquelle Internet détruirait le cinéma, ou en tout cas les cinémas, est simplement fausse.
Mais tous les films ne sont pas, contrairement à ce qu’on dit souvent, accessibles sur Internet. Qu’il s’agisse de l’histoire du cinéma depuis les origines ou de films réalisés aujourd’hui même par centaines dans le monde entier en dehors des structures bien établies de la production et de la distribution, il y a une quantité considérable de titres qui n’ont droit, même après une éventuelle exposition en festival, ni à une distribution commerciale classique ni à une mise en ligne sur les plateformes, même « de niche ».
La pandémie a d’ailleurs eu à cet égard un effet bénéfique, en multipliant les contacts en ligne de cinéphiles confinés, qui ont plus que jamais échangé des informations et des films avec une intensité inédite. Il s’agit d’un phénomène intéressant aussi en ce qu’il déjoue l’opposition binaire entre téléchargement légal et piraterie, un grand nombre de ces titres étant hors droits, ou dans des zones grises. Il est aussi significatif que des distributeurs et des éditeurs vidéo, eux-mêmes cinéphiles passionnés et érudits, pour lesquelles la vraie piraterie est une menace mortelle, ait contribué à ces recherches et à ces échanges et aidé à constituer, surtout sur les réseaux sociaux, de véritables catalogues de films jusque-là inaccessibles comme l’a raconté un excellent dossier des Cahiers du cinéma dans son numéro de juin, numéro réalisé durant le confinement (première livraison de la revue dotée d’une nouvelle rédaction depuis le changement de propriétaires).
Mais « être disponible sur Internet » est aussi une formule piégée. L’essor de la toile s’est appuyé, entre autres, sur une théorie faussée par l’idéalisme technophile qui relaie l’expansion mercantile, la théorie de la « longue traine » (long tail popularisée par Chris Anderson). Contrairement à ses affirmations, l’offre en ligne n’a pas entrainé un élargissement des publics sur des produits plus diversifiés, mais a contribué à aggraver la polarisation sur les titres les plus porteurs, renforçant la suprématie des blockbusters et tendant à invisibiliser encore davantage les autres.
Bien sûr, « on peut toujours mettre son film sur YouTube » comme le disent ceux qui n’ont aucune considération pour les œuvres et pour ceux qui les font. Mais sur YouTube, sans nom déjà établi, on est nulle part. C’est le travail des festivals, des critiques et des salles classées Art et essai, relayés par les éditeurs vidéo, qui a permis de maintenir une certaine diversité de films visibles, et jouissant d’un minimum de renommée afin que des spectateurs aient des chances de les rencontrer. Les plateformes VOD « de niche » commencent tout juste à rejoindre cette dynamique, où elles auront à prendre toute leur part sans se substituer à leurs prédécesseurs.
En ce qui concerne l’ensemble des processus de mises en ligne (payantes) des films, il faut considérer plusieurs phénomènes. D’abord tout le monde énonce de prétendues grandes vérités à propos d’un paysage en pleine transformation, et dont nous ne savons pas grand-chose de ce qu’il sera dans deux ou cinq ans. Deux géants américains, Disney et Apple, ont commencé de secouer le cocotier ; il est prévu qu’un troisième, Google, s’y mette ; il serait étonnant qu’Alibaba ou un autre mastodonte chinois n’essaie pas d’étendre son influence au-delà des zones où il est déjà actif ; des consortiums puissants avec des capitaux asiatiques (coréens ?), européens et/ou moyen-orientaux sont susceptibles d’émerger. Leur mode de fonctionnement, la place qu’occupera à terme le cinéma dans leur offre et les effets de la concurrence qu’ils seront obligés de se livrer sont largement imprévisibles. Avant même que la pandémie ne sème le grand trouble actuel dans tous les secteurs, il fallait accepter de penser selon des dynamiques affectées de multiples variables et pas sur des images à un instant t, en général sous l’influence d’effets d’annonce et de communication manipulatrice, et avec des marges d’incertitude considérables. C’est clairement encore plus le cas désormais.
Répétons qu’en elles-mêmes, les plateformes ne sont pas des ennemies du cinéma. À condition qu’elles fonctionnent selon des synergies, existantes ou à inventer, avec les salles.
Au sein de ce paysage, la situation de Netflix est à la fois exemplaire et paradoxale. Cette société domine actuellement sans aucun doute le marché, grâce à une stratégie efficace à court terme. La suprématie actuelle de Netflix utilise le cinéma comme produit d’appel prestigieux, alors qu’elle réalise l’essentiel de ses audiences et de son chiffre d’affaires grâce aux séries. Il est étonnant de voir beaucoup de ceux qui aiment, ou disent aimer le cinéma, chanter les louanges d’une entreprise qui instrumentalise les films au profit d’autres types de production.
Cela fonctionne grâce à plusieurs procédés : une politique des grands noms payés très chers, qui servent de tête de gondole publicitaire à la plate-forme, la manipulation systématique du rôle de Netflix dans l’existence de nombreux films (présentés comme des productions de la firme au N rouge quand celle-ci n’en est qu’un diffuseur parmi d’autres). Il faut y ajouter le mensonge sur l’audience des films, délibérément rendue opaque mais que les études indépendantes remettent en doute – données qui, de plus, dissimulent le fait qu’un grand nombre d’abonnés cessent de visionner des films sur-promus très tôt.
Ce qui est intéressant ici, c’est que ceux qui contribuent de manière décisive à la domination de Netflix – les marchés financiers et les médias – sont parfaitement au courant de ces manipulations et faux-semblants. Mais ils veulent croire dans ce que représente l’entreprise dirigée par Reed Hastings, perçue comme le symbole de la société et de l’économie de demain, selon un phénomène bien connu de bulle spéculative – dont on sait aussi très bien comment elles se terminent.
La phase de confinement a été incontestablement un bienfait pour Netflix, mais il s’agit toujours d’un colosse aux pieds d’argile : avec des dizaines de milliards de dettes (dont l’argent ayant permis de surfinancer et de publiciser à outrance les films phares de la plateforme, pour le plus grand profit des réalisateurs qui y ont eu accès), son avenir est plutôt sombre. C’est une bonne nouvelle, pour une seule raison : alors qu’Amazon Video, qui se porte fort bien, avait d’emblée adopté l’approche inverse, Netflix est la seule plateforme qui a construit son modèle contre – ou du moins sans – la salle de cinéma.
Répétons qu’en elles-mêmes, les plateformes ne sont pas des ennemies du cinéma. À condition qu’elles fonctionnent selon des synergies, existantes ou à inventer, avec les salles. Ces synergies, il est nécessaire de les organiser, et en ce qui concerne la France, cela veut dire à la fois contraindre les plateformes à respecter certaines règles et les salles à prendre en considération que la situation a changé.
Ce qu’on nomme la « chronologie des médias », qui définit l’ordre dans lequel un film est visible sur les différents moyens de diffusion et le laps de temps entre chaque support, a été conçu quand la VOD n’existait pas. Il est évident qu’il faut modifier le système pour le sauver. Celui-ci ne doit d’ailleurs pas oublier au passage les autres diffuseurs. En clair, il s’agirait d’obtenir enfin une politique digne de ce nom des chaines de télévision, qui, en ce qui concerne les chaines nationales (à part Arte), sont toujours aussi nulles et méprisantes dans leur manière de traiter les films. Et de défendre sans faille le rôle singulier et nécessaire des éditeurs de DVD[2].
Mais la question des plateformes VOD ne saurait se limiter aux « majors » (Netflix, Amazon, Disney+, Hulu, Apple TV+, etc.). Comme la distribution sous formes de copies projetées, la circulation des films en ligne se fait désormais au sein d’un écosystème complexe, qui comporte des entreprises de tailles variables. À côté des géants à échelle globale, il existe dans bien des endroits des « grosses plateformes » à échelle nationale ou régionale, souvent associées à une aire linguistique. On évoquera ici la situation française, qui est parmi les plus dynamiques et diversifiées, mais elle est loin d’être unique. Les grandes sociétés de médias comme Canal+, Orange ou TF1 (en attendant un projet de consortium réunissant l’ensemble des chaines en clair, publiques et privées, françaises, ce fameux Salto qui joue les Arlésiennes depuis des années) possèdent chacun leur plateforme VOD.
Toutes autres choses égales, comme on dit (sachant que justement elles ne sont pas égales), elles permettent aux films diffusés de trouver de nouveaux débouchés auprès de spectateurs qui ne seraient pas forcément allés les chercher ailleurs, et aux spectateurs de voir des films qui ne sont pas disponibles ailleurs. Si aux géants globalisés de la VOD, Disney et consorts, est associée une logique de succès mondiaux, il s’agit cette fois de films appartenant à un espace plus localisé – même si certains, à commencer par Netflix, travaillent à des déclinaisons localisées de leur offre. En principe, Canal, Orange ou TF1, ces acteurs « situés » de grande taille mais plus directement liés à un terrain, ont la possibilité de concevoir des offres plus en phase avec des publics précis, même si les progrès du marketing et des algorithmes tendent à réduire cette différence.
La différence est en revanche plus claire en ce qui concerne des plateformes explicitement dédiées au cinéma d’auteur, ou à un genre particulier, exemplairement le documentaire. Ces plateformes, équivalents en ligne des réseaux de salles Art et essai, construisent une offre qui fait davantage de place à la programmation, au sens où le catalogue disponible est organisé et promu de manière plus construite, répondant à un « discours », à une idée affirmée à propos du cinéma, à un ensemble de propositions qui peuvent être ou non en phase avec l’actualité sociopolitique ou l’actualité cinématographique.
En France, les réalisateurs se sont organisés pour créer leur propre service VOD, La Cinetek, programmé sur la base des listes que des cinéastes du monde entier établissent de leurs 50 films favoris d’avant 2000. La quasi-totalité des distributeurs indépendants alimentent le site Universciné, où l’on trouve une offre considérable, sans les titres les plus mainstream[3]. Un autre exemple singulier est la plateforme Tënk, entièrement dédiée au documentaire d’auteur, sur la base d’une offre de titres limitée mais renouvelée chaque semaine. Le rôle de programmation, de proposition est ici revendiqué par la plateforme, animée par un collectif et créée dans le fil d’un grand festival (Lussas), d’un centre de formation professionnelle et de production (Ardèche Images), également dédiés au documentaire. Un cas singulier en la matière est la plateforme MUBI qui tend à construire ce type de proposition à l’échelle internationale, mais avec un système de droits géolocalisés qui ne donnent pas accès aux mêmes films selon le pays où l’on se trouve, moins pour des raisons de logique de programmation que d’accessibilité des droits de diffusion pour tel ou tel territoire.
Les festivals sont aujourd’hui sinon un deuxième marché (en termes de revenus) du moins une deuxième vitrine à côté des salles commerciales – et pour une grande part du cinéma contemporain, une vitrine beaucoup plus accueillante, et souvent vitale. La pandémie a intensifié à l’extrême la question de la mise en ligne du travail des festivals – question qui se posait déjà depuis longtemps, et qu’il faudra se poser avec plus d’acuité à l’heure de la crise, en considérant notamment l’empreinte carbone des grandes manifestations internationales.
Là comme ailleurs, là plus qu’ailleurs, la réponse n’est pas dans la substitution. Le cinéma, et le cinéma d’auteur plus encore, a besoin d’exister dans le monde réel, dans l’espace collectif, dans les émotions partagées, les rencontres et les échanges, qui sont la première raison d’être des festivals pour ceux qui y participent. Mais bien sûr les festivals peuvent faire de multiples usages des possibilités offertes par la mise en ligne, que ce soit pendant le déroulement de la manifestation in situ ou durant toute la durée entre deux éditions, pour faire vivre autrement ce qui s’est produit, pour annoncer ce qui va se produire, pour offrir des déclinaisons en phase avec l’esprit du festival.
Différemment, mais dans le même esprit, il y a énormément à attendre d’Internet pour la présence du cinéma dans le monde éducatif. Il ne s’agit pas tant ici de permettre aux élèves de voir les films en ligne, ce qui peut s’avérer utile dans de nombreuses circonstances, mais devrait toujours n’être qu’un pis-aller par rapport à la vision en salle : éduquer au cinéma, c’est éduquer à aller au cinéma. Il s’agit surtout de l’immense potentiel de ressources pédagogiques qu’offre Internet à propos du cinéma, pour le découvrir, l’étudier, mais aussi pour approcher concrètement les différentes pratiques qui contribuent à le faire exister. À cet égard, il y a une continuité entre Internet et les autres outils numériques, offline, à utiliser pour pratiquer la création dans le domaine du film.
Un film n’est pas un message, un film, même grand public, même un blockbuster ultra-formaté, comporte plus de paramètres et ne ressortit jamais entièrement aux théories de la communication.
Au terme de la description de ce paysage, il convient de revenir sur un des aspects majeurs de la question, à savoir ce que la mise en ligne fait aux films. Mais ce sera pour tendre principalement à réfuter l’approche implicite de cette formulation. À ce jour, et hors stratégies spécifiques liées au Covid, seul Netflix impose aux films qu’il diffuse la contrainte du direct to VOD – on ne parle pas ici de films produits pour la salle et achetés ensuite par Netflix pour certains territoires, mais des productions maison. Leur nombre extravagant (quelque 250 en six ans) laisse perplexe quant au fait qu’aucun des très nombreux nouveaux venus, parmi les nombreux réalisateurs attirés par le grand N rouge et ses financements très généreux, n’ait acquis une quelconque reconnaissance artistique grâce à cette expérience.
Et les réalisateurs déjà confirmés n’y ont certes pas gagné sur le plan artistique. Il est clair en le regardant que The Irishman – si tant est que le réalisateur de Mean Streets, Casino et Goodfellas eût besoin de le tourner – aurait dû être une série, tout comme Da Five Bloods de Spike Lee. The Ballad of Buster Scruggs est une suite paresseuse de sketches sans enjeux et qui donne l’impression que les frères Coen ont joué à Take the Money and Run. The Meyerowitz Stories et Marriage Stories de Noah Baumbach sont des sitcoms qui ne doivent à peu près rien au cinéma. The King de David Michôd ressemble plus à un jeu vidéo qu’à un film. Triple Frontière n’a rien ajouté à la gloire de J.C. Chandor, etc. Bon, on fera grâce au réellement réussi The Laundromat de Steven Soderbergh. Okja, qui n’est assurément pas son meilleur film, a aidé Bong Joon-ho à asseoir sa visibilité internationale, surtout grâce à sa sélection cannoise. Roma, calibré au millimètre pour surjouer les apparences du cinéma d’auteur, a rempli en son temps sa mission stratégique d’ouvrir les portes des festivals et des Oscars aux productions maison.
Tout cela n’a au fond pas grande importance. Il n’y a pas d’esthétique du cinéma online. Il peut y avoir une esthétique « film Netflix » (pour l’heure très brouillée, à supposer qu’elle existe), comme il y a eu une esthétique MGM ou Warner Brothers, comme il y a une, ou plutôt trois ou quatre, esthétiques Disney – celle de Pixar, celle de Marvel, celle du Disney vintage, etc. La question globale est faussée par l’influence du vieil adage « le medium est le message » qui constitue en l’occurrence une double erreur.
D’abord parce qu’un film n’est pas un message, un film, même grand public, même un blockbuster ultra-formaté, comporte plus de paramètres et ne ressortit jamais entièrement aux théories de la communication, à l’élimination du « bruit » et à la réduction fonctionnelle. Mais ensuite et surtout parce qu’Internet n’est pas un médium. Son fonctionnement est à comparer à un cosmos plutôt qu’à un tuyau, ou à une série de tuyaux. Des réalisations pour YouTube sont amusantes, intéressantes, parfois remarquables, ce ne sont pas des films – ce qui n’est pas un défaut ni une honte, juste une différence. Les pièces de théâtre ne sont pas des films, les séries ne sont pas des films, les jeux vidéo ne sont pas des films, il n’y a pas de raison, et aucun avantage, à vouloir tout mélanger.
Dans ce cosmos qu’est Internet, des champs de force complexes et en partie contradictoires agissent, et ces êtres vivants que sont d’une part les films, d’autre part les spectateurs – ce sont les deux seules entités qui nous intéressent ici – ont la possibilité d’inventer encore de multiples modes d’interaction, d’influences réciproques, de jeux les uns avec les autres. Les films ont besoin de la salle comme les humains ont besoin d’oxygène, il n’y a ni l’un ni l’autre sur Internet et ce cosmos-là ne saurait suffire ni aux uns ni aux autres. Mais correctement connectés à ces ressources primordiales, ils ont plein de choses à y vivre.