Théâtre

Le ventre du nihilisme – à propos de Familie de Milo Rau

Critique

En 2007, à Coulogne, près de Calais, les membres de la famille Demeester sont retrouvés pendus dans leur maison. Pour seul indice, une note lapidaire, presque absurde : « On a trop déconné, pardon ». En confiant l’inexplicable fait divers à une autre famille, les Miller-Peeters, le metteur en scène Milo Rau met en lumière la crise existentielle qui infecte l’habitus petit-bourgeois.

La Grande Bouffe, 1973. Michel, Philippe, Marcello et Ugo ­– quatre bourgeois décadents – se cloîtrent dans une villa du 16e arrondissement pour se suicider ensemble. Le remède est dans le mal : excessifs en tous points, ils se détruisent dans l’excès, en mangeant jusqu’à ce que mort s’ensuive. Leur suicide est à l’image de leur vie : absurdement faste. Avec eux, une génération que la bouffe, consommable par excellence, engloutit symboliquement : les bourgeois consomment jusqu’à se faire exploser.

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Rien de mieux que de se gaver quand on est dégoûté de la vie. À Cannes, le film, qui fait dans l’excès pour parler de l’excès (avait-il d’autre choix ?), est hué par la critique et une partie du jury. Peut-être parce que pour une fois, le mépris de la grande bourgeoisie est exprimé physiologiquement : ça rote, chie, vomit… Piccoli meurt en pétant : le dégoût est intestinal.

À la même époque, une autre bourgeoisie finit de surfer sur les Trente Glorieuses : mêmes comportements sans le même capital, elle imite son habitus. C’est la classe moyenne : traditionnelle mais libérale, éduquée sans être érudite, confort de vie suffisant mais pas luxueux, parfois des anciens campagnards qui apprivoisent la banlieue. Elle mène une vie moins débridée et consomme plus discrètement que ses congénères : d’une certaine manière, c’est la nouvelle petite bourgeoisie. La famille Demeester en fait partie : comme beaucoup d’autres, elle s’installe en ville dans les années 1960-1970 avec le déclin du monde paysan. La classe moyenne a le vent en poupe, son niveau de vie augmente : idéal pour fonder une famille pérenne.

Presque quarante ans après pourtant, le désir de suicide semble s’être répandu chez ces tranquilles petits bourgeois, dont le mode de vie arrive, à son tour, à saturation. Pour exemple, l’affaire de ladite famille, en 2007 – deux parents et deux enfants retrouvés pendus dans leur maison, avec pour seul indice, une note particulièrement concise : « On a trop déconné, pardon ». La famille n’avait pas de difficulté financière, personne n’était malade, aucun trouble psychologique non plus : l’enquête de police n’a rien donné, l’affaire est classée sans suite. Rien n’explique, en apparence, leur suicide collectif. Sauf si l’on se place d’un point de vue systémique ; sauf si le fait divers est le symptôme d’une crise extrême qui empoisonne la petite bourgeoisie.

Dans Familie, Milo Rau a choisi une vraie famille, les Miller-Peeters, pour réaliser son spectacle. Seuls les parents sont des acteurs professionnels : le metteur en scène reste fidèle au manifeste de Gand, où il dirige le NTGent depuis 2018. Les deux filles, Léonce et Louisa (ainsi que leurs deux chiens) font leur première apparition sur scène. Ensemble, ils vivent leur vie habituelle : voilà un soir comme un autre, où le père cuisine, où une sœur aide l’autre à réviser son anglais, tandis que la mère crayonne sur son carnet tout en téléphonant… Rien de spécial en apparence : la scénographie d’Anton Lukas reproduit plusieurs pièces d’une maison de lotissement (salle de bain, salon, cuisine, chambre), à l’intérieur desquelles chacun évolue de manière réaliste.

À deux exceptions près : la sœur aînée, Louisa, évoque à plusieurs reprises le processus de travail (la genèse du projet, les discussions familiales sur la mise en scène, les interrogations et les doutes existentiels que les répétitions font naître, la visite de la maison des Demeester)… On retrouve le procédé dans la plupart des spectacles de Milo Rau, qui s’attache à intégrer les coulisses au cœur de la dramaturgie. Parfois, en outre, la caméra zoome sur un acteur, de sorte que l’on peut entendre ses pensées fugaces : des regrets, des désirs, des frustrations ; ainsi du père qui s’attriste de n’avoir pas avoir été assez présent pour ses enfants, ou des filles qui listent les petits plaisirs de la vie. Il n’y a pas de fiction, ils parlent de leur vraie vie de famille : encore plus fort que le réalisme, le réel.

Familie est le spectacle contemporain d’un nihilisme tranquille.

Milo Rau, cependant, leur propose de « reprendre » le suicide des Demeester. Non pas de le représenter, encore moins de l’incarner. Ainsi, la famille, qui passe une soirée absolument normale, vit également sa dernière soirée : ils écrivent la même phrase d’adieu, rangent leur maison comme l’avait fait l’autre famille, s’assurent que toutes leurs factures sont bien réglées, puis ajustent mécaniquement leurs nœuds coulants… Ils vont créer la situation de leur suicide – comme pour essayer de saisir celui des Demeester en miroir – de sorte que le recul qu’offre le théâtre devient criminologique.

Mais à vrai dire, la réponse est dans la dramaturgie plus que dans la reprise en tant que telle. En confiant le fait divers à la famille Miller-Peeters, Milo Rau, à son habitude, cherche à symptomatiser la violence : le suicide collectif de la famille signifie quelque chose qui dépasse toute enquête de police. Mais l’investigation est complexe, puisque la mort des Demeester n’est provoquée par aucune haine (raciale, religieuse, culturelle) ou aucun trouble (financier, psychologique)… Ici, les défunts se sont détruits eux-mêmes, ils se sont auto-éliminés : c’est de l’intérieur qu’ils sont rongés, c’est ce qu’ils sentent au tréfonds d’eux-mêmes qui les a convaincus de disparaître.

Si l’affaire a un aspect « mystique », pour reprendre les mots du metteur en scène, les Demeester se tuent en fait avec ce qu’ils représentent : un mode de vie, un mode d’être – celui d’une classe docile biberonnée par le néo-libéralisme, ni vraiment heureuse ou malheureuse, que la routine familiale infecte un peu plus chaque jour. Pour le metteur en scène, ancien élève de Pierre Bourdieu, la mort vient congédier le pourrissement de leur habitus petit-bourgeois.

Les Demeester sont morts, mais la maladie de l’habitus, elle, court toujours. Elle menace de nombreuses familles : celle des Miller-Peeters ; celle du metteur en scène, également père de deux filles ; la nôtre. D’où la reprise : la famille sur la scène ressemble à tant d’autres familles – et le suicide, impromptu, kafkaïen, presque grotesque, les guette à tout moment, comme il nous guette. Pas le suicide romantique – il faut s’entendre –, ou le suicide exubérant : c’est une mort presque douce – celle d’un mode de vie qui ne se supporte plus lui-même et qui, naturellement, a décidé de s’annihiler. Familie est le spectacle contemporain d’un nihilisme tranquille.

Le metteur en scène, qui se réclame plus de Michael Haneke que de Marco Ferreri, met également en scène un dîner. Il est tout à l’inverse des bacchanales de La Grande Bouffe : un maigre repas de légumes cuisiné par le père, Filip Peeters, dont on ne sert que deux louches par assiette, que ni les filles, ni le cuistot lui-même ne vident. À vrai dire, ni Léonce – qui garde son livre d’anglais à table – ni Louisa – qui s’amuse avec des bougies décoratives – ne semblent intéressées par le repas… Comme s’il était devenu le signe d’un rituel vide de sens, que les parents essaient de réactiver en vain (« Bavardons un peu », souffle le père, sans y croire).

Il est caduc, le temps des exubérances mortifères : les prostituées, les grandes villas, les volailles en sauce qui s’amoncellent. Ils sont d’un autre temps, les « bourgeois de Calais » – ceux-là même que la ville demanda à Rodin de sculpter en 1895, en l’honneur de six soi-disant héros de la grande bourgeoisie. Finies, enfin, les morts en geysers scatophiles : les temps ont changé, à présent que le suicide a atteint les petits bourgeois. Logiquement, il est à leur image : silencieux, sans inventivité – et commis le ventre vide. Dis-moi comment tu te suicides, et je te dirai qui tu es.

Familie est peut-être un des spectacles les plus sombres de Milo Rau. Parce que le sentiment tragique disparaît derrière une affligeante banalité (contrairement à Orestes in Mosul, et probablement son Antigone à venir) et que la mort des Demeester reste, encore aujourd’hui, sans motif (contrairement à l’affaire Ihsane Jarfi dans La Reprise – Histoire du théâtre I ou à l’affaire Dutroux dans Five Easy Pieces, par exemple). Peut-être également parce que le spectacle s’éloigne de la grande histoire, que le metteur en scène a pris l’habitude de conter depuis des années (la série des procès, la trilogie de l’Europe, Hate Radio, dont le dispositif en huis-clos confrontait au génocide du Rwanda).

Avec Familie, Milo Rau s’aventure sur un terrain plus brumeux – celui d’une crise latente, sociale et existentielle, qui abîme le cœur et refroidit les souvenirs, à l’image des photographies de famille en papier glacé qu’An Miller scotche au mur de sa salle de bains. Pour une fois chez le metteur en scène, l’atmosphère doit l’emporter sur la narration. Pour meilleur exemple, les voitures solitaires qui passent laconiquement dans la rue : l’effet, assez récurent, ouvre et ferme le spectacle dans une scénographie vide de toute présence. La lumière des phares, qui baigne alors la maison, semble exhumer un court moment ce que les chaleureuses lampes d’intérieur ont pris le soin de masquer depuis des années : une cage vide, froide, sans vie.

En fin de compte, si le spectacle est assez nihiliste, il n’est certainement pas suicidaire. Comme souvent, le symptôme est lui-même un symbole : le suicide est le medium qui met en lumière la décadence du monde contemporain, de même que le réel (de l’affaire Demeester, de la famille Miller-Peeters) est le medium qui convoie l’angoisse de la classe petite-bourgeoise, auquel le metteur en scène reconnaît appartenir. Difficile pour le public – pour qui les mécanismes sociaux de la famille Miller-Peeters rappellent également leur propre classe – de ne pas être secoué par cette criante démonstration de théâtre.

La pièce Familie, créée par Milo Rau, est représentée au théâtre Nanterre-Amandiers du 3 au 10 octobre 2020 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, à la Scène Nationale d’Albi du 5 au 6 février 2021 et à l’Opéra de Lausanne du 13 au 14 février 2021.


Victor Inisan

Critique, Metteur en scène