Au-dessus d’un volcan – sur Alger, rue des Bananiers de Béatrice Commengé
Dans Alger, rue des Bananiers, Béatrice Commengé mêle ses souvenirs d’enfant ayant grandi dans la capitale algérienne à une enquête familiale remontant à quatre générations. Sans rien renier de ses sentiments d’alors mais en donnant à voir sans édulcorer, elle prend la mesure de ce qu’était ce pays sous occupation française, où la conscience tranquille des Européens et son bonheur de petite fille côtoyait les pires réalités.
Alger, rue des Bananiers est fondé sur un paradoxe : celui du bonheur éprouvé par une petite fille au cœur d’une situation historique caractérisée par l’horreur et la guerre coloniales. Le récit que publie Béatrice Commengé relate les circonstances de ce bonheur et, par la même occasion, éclaire sur les conditions de possibilité d’un tel sentiment. D’autant que l’auteure ne joue pas sur la corde nostalgique comme nombre de pieds-noirs ont pu le faire au travers de témoignages ravivant un âge d’or fantasmatique, à la mesure des désillusions subies et des rancœurs entretenues.
Béatrice Commengé est née en 1950 à Alger. Avec ses parents, elle a traversé la Méditerranée à l’été 1961, sans perspective de retour. Il semblerait que ce départ définitif ne lui ait pas pesé. Son enfance s’achevait et, à l’orée de son adolescence, une autre terre s’ouvrait. C’est bien plus tard que la nécessité de se replonger dans sa réalité algérienne a émergé. Elle s’est manifestée au contact d’une bibliothèque. Celle de son père, qui venait de mourir à l’âge de 92 ans. Non pas toute sa bibliothèque, pléthorique, mais celle qu’il a constituée après le départ d’Afrique du Nord, dévolue à l’Algérie sous occupation française. « Je me retrouvais devant un bloc informe de cent trente ans d’histoire, écrit l’auteure, dans lequel il me parut urgent de remettre de l’ordre, si je voulais y trouver ma place, tout au bout de la chaîne ».
Pas de légende familiale ici, ni de pathos virant à la plainte, pas plus que de règlements de compte a posteriori.
Sa seule expérience ne lui suffisait donc pas ; il lui fallait remonter le cours des générations pour prendre la mesure de cette « Algérie française » dont elle n’a vécu que la dernière décennie. Alger, rue des Bananiers se présente ainsi comme une enquête familiale que Béatrice Commengé inscrit systématiquement dans un cadre plus large, celui de l’Histoire en cours. En jetant même un bref regard sur les siècles précédents puisque le souvenir d’une estampe sur les murs de la maison, réalisée au XVIIe siècle et représentant Alger, l’amène à évoquer le bombardement de la ville ordonné par Louis XIV en 1682.
Pas de légende familiale ici, ni de pathos virant à la plainte, pas plus que de règlements de compte a posteriori. Mais la restitution de parcours biographiques en ouvrant la focale pour mettre en relation des faits décalés dans le temps ou concomitants, anodins ou tragiques, dont la juxtaposition dans ces pages fait sens. Un exemple : la rue des Bananiers est la rue où l’auteure a vécu son enfance, dans le quartier Laperlier, sur les hauteurs d’Alger. Pour dire ce qu’elle y a vécu, elle transpose une phrase du premier roman d’Albert Camus, La Mort heureuse, qui lui-même a fréquenté ce quartier : « La rue des Bananiers n’est pas une rue où l’on s’amuse, mais une rue où on est heureux ». Or, à quelques pâtés de maison de là, « si près », souligne Béatrice Commengé, dans un immeuble du quartier d’El-Biar, Henri Alleg était torturé, en juin 1957, parmi d’autres hommes subissant le même sort. Alleg fera le récit de cette expérience dans La Question, qui révèlera au grand nombre l’usage de la torture par l’armée française.
Béatrice Commengé a réuni ce qu’elle pouvait savoir sur ses arrières-arrières-grands parents maternels, les premiers de sa famille à avoir foulé le sol algérien. Cette recherche généalogique, remontant aux premières décennies de la colonisation, est éminemment précieuse. Jeanne Martres et Jean-Auguste Sabin, nés dans les années 1830, au moment où la France se lançait dans la conquête de l’Algérie, se sont mariés en 1865 à La Rassauta, près de Fort-de-l’Eau à 15 kilomètres d’Alger. Jeanne était une femme indépendante quand elle a quitté, à la trentaine, Ausson, son village natal de Haute-Garonne. Jean-Auguste, de 5 ans son cadet, était charron-forgeron. Rapidement, ils ont une fille, Hortense.
L’auteure, sans plus de détails sur leur quotidien, ne peut qu’imaginer leur vie. Elle procède aussi par interrogations. À propos, notamment, de ce que pouvaient savoir Jeanne et son mari de ceux qui les ont précédés sur cette terre et de la manière dont leur soumission a été obtenue par des exactions, des pillages et des massacres. Béatrice Commengé rappelle les terribles enfumades, où périssaient femmes, vieillards, enfants dans des grottes, perpétrées au milieu des années 1840 par les Cavaignac, Pélissier et autre Saint-Arnaud de lugubre mémoire. Mais, interroge-t-elle, « que sait-on, à Ausson, au pied des Pyrénées, des souffrances et des morts – là-bas ? »
Sans que l’auteure l’ait mise explicitement au centre de son récit, cette question est récurrente dans Alger, rue des Bananiers. C’est qu’elle la concerne, elle aussi, au premier chef, quand elle grandissait de l’autre côté de la Méditerranée. « Mais comment imaginer, à l’heure où l’on m’apprend à mettre des mots sur les choses, que ces choses n’ont pas été là de toute éternité ? », plaide-t-elle.
Revenons à ses aïeuls. Quand Jeanne est arrivée en Algérie, elle avait un point de chute dans une colonie attenante à Alger, « nettoyée de toute vie passée », Maison-Carrée. « On a oublié jusqu’au nom de la tribu qui vivait là trente ans plus tôt, les Ouffia, ou Aouffia, on a oublié la nuit du 6 au 7 avril 1832 où le duc de Rovigo a réuni les deux-cent-quatre-vingt-cinq chevaux de sa cavalerie, épaulés par deux compagnies d’infanterie avec ordre d’exterminer tous ceux qui résisteraient à l’attaque, sans distinction d’âge ou de sexe. » L’auteure ajoute : « Jeanne n’a pas oublié les Ouffia. Elle ne s’est jamais doutée de leur existence. »
Sur les cinq enfants que Jeanne a eus avec Jean-Auguste, deux sont morts, dont un a été enterré au cimetière de Cherchell – un document l’atteste –, où le couple s’est installé. L’auteure écrit : « Désormais, il n’est plus question pour les vivants d’abandonner la terre à laquelle ils ont confié leurs morts. » Puis elle rappelle que nombre de belles villas coloniales ont été édifiées sur des cimetières arabes, kabyles ou mozabites, que l’on a détruits et dont on a labouré les terres. Tout au long du livre, Béatrice Commengé pose ainsi les faits sans propension à commenter. Laissant au lecteur sa liberté de lecture. À propos des défunts, il est justement tenté de se remémorer l’une des citations placées en exergue, une phrase en forme de sentence de Pierre Bergounioux : « Les générations mortes pèsent sur le cerveau des vivants[1]. » Toutes les générations mortes ?
Au gré du récit que fait Béatrice Commengé de la vie de ses aïeux, qu’elle mêle avec une grande fluidité à ses propres souvenirs, il apparaît que le sort des Algériens n’a pas posé question. Que ce soit à l’« aventurier » Alphonse Martin, parti de Brossac, un village de Charente, en 1880, et qui a enlevé Hortense pour pouvoir l’épouser contre l’avis de Jeanne et Jean-Auguste. Ou à ces deux autres hommes « audacieux » que furent pour l’auteure ses deux grands-pères, en particulier Ferdinand Commengé, dit « bon papa », parti en 1905 sans un sou du port de Marseille où on lui a volé tout ce qu’il détenait. Né 30 ans plus tôt en Ariège, il se retrouve à travailler à l’hôpital de Ménerville, en Kabylie, donnant naissance à deux enfants, Suzanne et Louis, le futur père de l’auteure. « Suzanne et Louis allaient grandir dans l’effervescence de la préparation du centenaire de cette nouvelle terre de France. C’est de ce côté-ci de la mer que leurs yeux s’étaient ouverts et ils n’avaient aucune raison de douter que cette patrie fût la leur. »
Alger, rue des Bananiers vient confirmer à quel point l’« Algérie française », tout au long de son existence, fut constituée de deux mondes parallèles, l’un sous la domination de l’autre.
Si l’on cherche une marque de conscience troublée, ce n’est pas dans l’esprit de ces colons et pieds-noirs qu’il faut chercher, mais peut-être dans un accident typographique. Comme si le texte lui-même faisait un lapsus révélateur. Même si, bien sûr, il convient de ne pas en tirer un sens excessif. Ainsi, quand Béatrice Commengé évoque la promesse de Napoléon III d’un « royaume arabe » – lui qui, influencé par un clan dit « arabophile », a déclaré : « Traitez les Arabes, au milieu desquels vous devez vivre, comme vos compatriotes » – on lit : « royaume arable ». Une lettre en surplus et la promesse, qui n’a été qu’une fiction, devient une adresse aux colons.
Il faut dire que la propagande, massive, aide à garder en paix la conscience des Européens. À partir du 1er novembre 1954, cette « Toussaint rouge », les attaques se sont multipliées entre deux armées en présence, outre les attentats et les enlèvements. Mais le mot « guerre » n’est jamais officiellement écrit ni prononcé. Les deux seules « vraies » guerres, ce sont les deux conflits mondiaux qui ont laissé des souvenirs dramatiques. À l’école, la petite Béatrice Commengé a des versions de l’Histoire édulcorées, qui chantent déjà la légende de l’Amérique « libératrice » et de sa civilisation.
Il y a aussi, dans le cercle familial, ce qui lui a été rapporté : « Je découvrirais peu à peu que, de mes parents, Eugénie était incontestablement la plus encline au secret. Son amour de la photographie, ce goût qu’elle avait de rassembler dans des albums la moindre trace de toutes les vies qui l’avaient précédée ou accompagnée (…) m’avait longtemps leurrée. D’autant plus leurrée qu’Eugénie ne manquait pas de compléter ces images par des récits destinés à enrichir le tableau de ce monde disparu. Au fil des ans, toutes ces histoires en étaient venues à se confondre, dans mon imagination, avec l’histoire de l’Algérie tout entière, mélange d’aventures, de conquête et de progrès. »
Alger, rue des Bananiers vient confirmer à quel point l’« Algérie française », tout au long de son existence, fut constituée de deux mondes parallèles, l’un sous la domination de l’autre, qui, au mieux, parfois se frôlaient. Cette séparation n’était pas seulement géographique. Elle régnait aussi dans les imaginaires, dans les représentations. Ce n’est pourtant pas ce que Béatrice Commengé a vécu.
Contrairement à la plupart de ses camarades de classe, qui « habit[ai]ent dans de grands immeubles au centre-ville », au cœur des quartiers européens, elle a bénéficié dans sa rue d’une absence de frontières. Passant du 10, où elle vivait avec ses parents, au 12, mais aussi au 19 ou au 21, qui abritaient des familles arabes et kabyles, et chez qui elle avait ses amies, elle faisait, enfant, une expérience rare sur ce territoire : celui des différences et de l’altérité. « Il ne fait aucun doute que ma vision du monde eût été différente si le 12 n’avait pas existé », écrit-elle. Il est possible aussi que, sans cette richesse initiale, Béatrice Commengé n’aurait pas écrit le bonheur de son enfance, qu’elle ne veut pas renier, en le plaçant en miroir d’autres cruelles réalités. Ce qui fait d’Alger, rue des Bananiers un livre éthiquement juste.
Béatrice Commengé, Alger, rue des Bananiers, Verdier, septembre 2020, 125 pages.