Littérature

Fêter la fin – sur « Les Nuits d’été » de Thomas Flahaut

Critique

Roman en partie autofictionnel, Les Nuits d’été de Thomas Flahaut livre le récit de trois vingtenaires, enfants d’ouvriers, de retour chez leurs parents le temps d’un été charnière. Flottant entre un monde révolu et un futur incertain, un choix s’impose à eux : reproduire la vie de leurs parents ou inventer la leur ? Bien qu’imprégné de mélancolie, le roman ne tend pas à l’apologie du monde ouvrier. Plutôt, il matérialise dans une langue à la fois simple et poétique la réconciliation entre des antagonismes sociaux et générationnels.

Vivre avec l’incertitude, telle est l’injonction à laquelle le monde entier paraît soumis depuis quelques mois. Ce flottement entre un monde révolu et un futur incertain ressemble à celui dans lequel se meuvent les jeunes personnages de Thomas Flahaut. Thomas, Louise, Mehdi : trois vingtenaires entre deux années scolaires, entre la prime jeunesse et l’âge adulte, suspendent durant quelques semaines estivales le moment du choix. Reproduire la vie de ses parents ou inventer la sienne : où, au juste, se niche la trahison ?

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Sous le haut patronage (si l’on peut dire) de Robert Linhart et d’Annie Ernaux, Thomas Flahaut assume la part autofictionnelle de son livre et prête à chacun de ses personnages une part de lui-même : comme eux, il a grandi à la lisière franco-suisse, avec un père ouvrier qui passait chaque jour la frontière pour travailler à l’usine Lacombe.

Le livre s’ouvre lorsque Thomas, qui vient de rater son année universitaire à Besançon, rentre chez ses parents sans leur avouer son échec. Pour la première fois, il va être intérimaire dans l’usine paternelle, le temps d’un job d’été. À moins que ça ne dure plus longtemps… Sa sœur jumelle, Louise, qui n’a pas lâché la fac où elle étudie la sociologie, ne risque pas de trahir son secret : elle va passer l’été chez son amoureux, Jules. Mais la relation tourne court, leur différence sociale provoquant la rupture : Louise aussi rebrousse chemin et retrouve sa chambre d’enfant aux Verrières, près de Montbéliard. Mehdi enfin, lui aussi fils d’ouvrier, a l’habitude de passer l’été à l’usine. Mais cette année, il est également rentré plus tôt que prévu aux Verrières : en l’absence de neige, la saison hivernale pendant laquelle il travaille dans les Alpes a tourné court. Il se retrouve la journée aux côtés de son père retraité, qui tient désormais une rôtisserie ambulante sur le parking d’un supermarché ; et la nuit à l’usine, où il initie Thomas au travail sur machine et aux cadences des trois-huit.

Vingt ans : l’âge des possibles ? Celui de faire ses adieux à l’enfance, d’entrer de plain-pied dans l’âge adulte ? Pour Louise, Thomas et Mehdi, pas d’insouciance qui tienne : c’est avec la gorge nouée d’avoir à choisir leur vie ou de la laisser choisir pour eux qu’ils se fraient un chemin dans la touffeur de cet été charnière.

Portraits d’usine

L’univers de l’usine se dévoile à travers le regard neuf de Thomas : le travail éreintant et répétitif, les amitiés et les rivalités, la haine commune des patrons. Le garçon y découvre, de surcroît, tout un pan de la vie de son père : pour lui, c’est comme feuilleter « un album de famille caché ».

Très vite pourtant, le mutisme inhabituel de Romuald, le chef d’atelier, trouve une explication : l’usine va fermer. Elle se délocalise, et les machines vont être démontées puis emportées dans le nouvel l’atelier. Les « fixes » y seront probablement réembauchés, tandis que les intérimaires ignorent même si les deux mois d’été leur seront payés.

À la lumière de la colère impuissante des travailleurs mis devant le fait accompli, et du démontage progressif des « Miranda », les machines de l’usine, c’est la mort de la classe ouvrière qu’on voit arriver. Cette jeunesse-là est pétrie de nostalgie avant d’avoir pu croire à l’ouverture d’un horizon ; engagée dans une marche résignée « vers la ruine », plutôt que dans la construction d’un avenir potentiellement meilleur.

La mélancolie qui imprègne le roman ne tend pourtant pas à l’apologie du monde ouvrier, ni à la déploration d’un univers non seulement carnassier pour l’homme – qui s’en empare avant de le recracher comme un vulgaire boulon – mais aussi parfaitement dénué de sens. Le démontage des machines met ainsi à nu la vacuité du travail, rendu à sa pure opérationnalité – des gestes, une chorégraphie sans finalité et sans objet, un ballet de corps autour d’engins qui bientôt auront disparu, remplacés par le « vide ». Comme si l’on arrivait soudain à l’os du travail d’usine : une mécanique bien huilée, où l’on se crève sans savoir pourquoi.

Ici, le travail ne se définit pas en tant que projet, mais en tant que pure présence ou absence (en avoir ou pas). Ce n’est même plus une identité : ouvrier, « c’est un mot que les gens qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine utilisent pour rêver ». Pour ceux qui fantasment encore autour du communisme, « ou un truc comme ça ». Les vieux mots, à l’instar des idéologies, ont été remplacés par d’autres, dépourvus de sens comme de dignité : « Quand t’es opérateur, tu fais des opérations. C’est tout. Tu vaux moins que la machine, t’es pas fier. »

Reste l’argent comme seul marqueur signifiant, dernier lieu de projection et de chimère : « Darty saute en l’air, faisant voler son bob qui retombe de travers sur son crâne. Lève ses petits poings serrés au-dessus de sa tête. ‘’J’veux des amis dans la banque suisse. Hey. J’veux faire mon trou dans la banque suisse.’’ »

Ceux d’en face

Si le métier ne suffit plus à faire une identité, reste à la trouver ailleurs ; et le plus simple est encore de la construire, classiquement, par opposition. Seulement les mondes ne sont pas étanches, et c’est bien la raison pour laquelle on peine à trouver sa place. Les frontières se franchissent au quotidien, dans les deux sens ; mais les anciennes logiques de classe, elles, résistent.

La frontière entre ceux qui sont à l’usine et ceux qui font des études est primordiale – particulièrement aux yeux des parents qui désirent par-dessus tout éviter le déterminisme social et faire échapper leurs enfants à leur propre destin ; mais au sein même de l’usine, il y a aussi la scission entre les fixes et les intérimaires, les vieux et les jeunes – et, naturellement, entre les ouvriers et les « chefs » suisses. Ceux-ci ne devraient jamais oublier que les travailleurs, tout passifs qu’ils paraissent, « gardent au fond des poches une poignée de poudre à canon bien serrée dans un poing bien réel et bien dur qui, un jour, qu’ils en soient sûrs, se retournera contre eux ».

Mais la poudrière n’explose pas. La fin n’arrive pas en fanfare, catastrophe, révolution ; mais en « carnaval » triste, brièvement illuminé par un bûcher expiatoire symbolique et quasi clandestin. Par ses allées et venues, le roman de Thomas Flahaut matérialise néanmoins, d’une certaine façon, la réconciliation entre les antagonismes sociaux et générationnels. La page de remerciements évoque ainsi l’usine du père de l’auteur, avançant prudemment : « Dans ce livre, je crois, nos mondes se rencontrent. »

La malédiction du saumon

Mais avant l’hypothétique réconciliation, c’est la rupture qui s’impose comme une nécessité. Louise, Mehdi et Thomas ont grandi avec l’injonction de partir. Question de génération : « Pour les darons, grandir, ça a été apprendre à rester à sa place. Pour Thomas et Louise, grandir, ça a été apprendre à fuir. » Obéir à la volonté parentale, c’est donc échapper à l’usine, à la zone : mais pour aller où ? Comment fait-on pour s’inventer un autre destin, dans une société qui nous renvoie sans cesse à notre origine ? « Le père disait, Trouve autre chose que l’usine. Le père disait, Trouve quelque chose à faire, fais-toi ton trou. Tant qu’il y aura des trous, il y aura des hommes pour s’y épuiser. Mais le creuser, son propre trou, c’est autre chose. »

Louise est la seule qui semble parvenir à construire quelque chose hors du périmètre de l’usine. Les deux garçons y sont, malgré tous leurs efforts, comme ramenés de force, inéluctablement, par une « malédiction » : « Mehdi a un jour entendu, dans une chanson d’un rappeur, que les saumons vont mourir où ils sont nés. C’est une tragédie naturelle qui a son pendant social. Retourner à la vie d’avant, pour les hommes, c’est faire comme les saumons. » Thomas passe ainsi de la honte d’être ramené à son point de départ à une sorte de fièvre qui le tient accroché à l’usine Lacombe – malgré le démantèlement, la fin toute proche, et malgré son propre épuisement qui le fait dormir debout, tituber au risque de se blesser, évoluer dans une apathie somnolente, devenu mi-homme mi-lézard : tenir est devenu « enjeu existentiel, presque mystique », inexplicable, dangereux et absurde.

Un coup de feu dans le silence

Le rythme chronologique du roman épouse celui du travail, de la mécanique des corps et du découpage des heures en quartiers ; et tandis que les jours et leur clarté s’estompent, ce sont les nuits qui occupent le devant de la scène. Toutes les nuits : celles, bien sûr, rythmées par le travail abrutissant sur les Miranda ; mais aussi les nuits de fête, où la « tawa » estompe la gravité et la lassitude, des nuits d’euphorie et de sentiment d’appartenance. Des nuits durant lesquelles la bascule de leur vie se joue, entre les possibles et les voies de garage. Des espaces un peu magiques, qui floutent le réel. L’ivresse, la vitesse, l’amour, le sommeil de plomb – autant de manières de tromper le tic-tac du temps, le clou qui enchaîne l’une à l’autre les générations.

Pour raconter ces nuits-là, Thomas Flahaut manie une langue à la fois simple et poétique, tantôt drôle et tantôt poignante. L’univers des supermarchés, parkings, autoroutes, agences d’intérim et pavillons n’est pas dénué de poésie : mais c’est un anti-lyrisme, une poésie pauvre. « Jaune Gifi, rouge Intermarché, bleu Carrefour » ; l’environnement a beau être parfois criard et sans nuances, et certains personnages avoir des surnoms qui sentent la pub et les années 1990 (« Darty », « Stylo »), il reste des espaces d’illumination et de surprise. L’amour, au premier chef, comme celui qui naît entre Louise et Mehdi, tout étonnés de découvrir désir et vertige là où il n’y avait qu’une amitié d’enfance. Leur lien a muté, faisant affleurer une familiarité qui n’entrave pas la passion, un désir de construction d’où la fièvre n’est pas absente. Louise, transfuge de fait, transforme son ancrage ouvrier en terrain d’observation sociologique ; et son amour pour Mehdi assure une continuité fragile, toujours perméable aux sentiments de honte et de trahison, entre les deux bords de son existence sociale.

La scène est touchante où elle se saisit de son amant comme objet d’enquête de sa thèse et conduit avec lui un entretien qui, de professionnel, glisse vers le dialogue amoureux. Car le langage est un enjeu – le seul, en fait, qui permette d’envisager des échanges non conflictuels entre les mondes. Dans certains cas, le problème se règle aisément : « L’amour du nouveau siècle, c’est des gestes, et pas des mots. L’amour, on n’en parle pas. On le fait et c’est déjà bien. »

Et parfois, c’est plus difficile. « Louise se dit qu’il faut écouter les chansons que tout le monde écoute parce qu’elles disent l’état présent du langage, elles disent les mots vrais. On ne dit plus je t’aime dans les chansons parce qu’on n’est plus en 1980. » À moins que ce soit parce qu’on a oublié comment faire ? La privation de mots, le mutisme ou l’incompréhension tragique qui sépare les chefs des ouvriers ou les pères des fils, est un drame. Mehdi échoue à faire comprendre à son père pourquoi il ne l’aidera pas à développer sa rôtisserie ; Thomas, qui fait durer autant que possible le mensonge par omission expliquant sa présence aux Verrières, en viendra aux mains faute de trouver les mots. Où trouver ceux qui justifieraient sa défection vis-à-vis des ambitions paternelles, pour des raisons qu’il ne cerne pas lui-même, comment affronter la déception et la colère de celui dont il incarnait toutes les espérances ? Quand elle finit par advenir, la parole de vérité est nécessairement violente : « Parler, ça ne peut être qu’un coup de feu dans le silence. »

Les enfants n’accomplissent pas les rêves de leurs parents. Ils déçoivent, ils reproduisent, malgré la foi profonde des aînés en la nécessité de s’évader de leur condition. C’est ce que dit le parcours de Thomas, tandis que sa sœur, elle, parvient à trouver un ailleurs, quand bien même ce serait au prix d’un arrachement. À travers ces deux destins gémellaires, en mettant des mots sur ce qui meurt et sur ce qui ne demande qu’à grandir, le livre de Thomas Flahaut cherche, malgré parfois un peu de didactisme, à créer des passerelles entre des mondes irréconciliables. Il est le livre des agonies sans éclat, des déréalisations douces : bientôt, les usines « seront légendes. Le monde ouvrier, lui, existera toujours, Mehdi le sait, puisqu’on ne prépare pas une autre vie aux gens de son espèce. Mais il sera plus invisible que jamais, terré dans les derniers angles morts d’un monde aussi ouvert que cette usine désaffectée. »

Les personnages de Flahaut ne sont ni des révolutionnaires ni des bâtisseurs : chacun à leur façon, ils prennent acte du naufrage de l’ancien monde. Mais en évoquant de façon si vivante des univers bientôt disparus, à travers le regard de ces tout jeunes gens, Les Nuits d’été tentent d’ouvrir des brèches dans la reproduction sociale, d’inventer des espaces de désir autant que de déroute, où il soit possible d’accepter l’indispensable trahison.

Thomas Flahaut, Les Nuits d’été, Éditions de L’Olivier, août 2020, 224 pages. 


Sophie Bogaert

Critique , Éditrice

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