Littérature

Une malencontre – sur Le Fumoir de Marius Jauffret

Psychiatre et écrivain

À l’âge de vingt-cinq ans, Marius Jauffret est hospitalisé sous contrainte durant dix-huit jours. Dans Le Fumoir il décrit, en auteur-narrateur, cette réalité hospitalière et livre une plongée dans le monde psychiatrique. Un témoignage contemporain dont la force tient à sa spontanéité : pas de référence aux grands textes asilaires ni à la littérature technique qui en traite, mais le récit dru, sarcastique et profondément émouvant de la malencontre – pour reprendre un vieux mot cher à Lacan – entre un individu en souffrance et une institution malade.

On peut aborder ce livre comme la relation, brute de décoffrage ou presque, d’une dangereuse plongée dans le monde psychiatrique. C’est en tout cas sur ce mode qu’est passé, dès la quatrième de couverture, le pacte de lecture : Marius Jauffret, auteur, est clairement désigné comme étant le narrateur d’une expérience traumatique d’internement dont il espère, après sa sortie de l’hôpital, pouvoir écrire le récit.

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Sous cet angle, l’ouvrage apparaît comme un moyen de rétablisse­ment, et l’on se prend à espérer qu’il a rempli son office, tant la force, les fragilités et l’humour de son auteur-narrateur nous séduisent.

Mais on peut aussi lire Le Fumoir comme un roman, miroir efficacement transporté d’une terrasse de café parisien aux couloirs d’un hôpital psychia­trique, et cette lecture nous en dit plus encore sur notre société que la précédente. En effet, si l’on s’en tient trop à sa dimension de récit, on constate vite que l’émotion l’emporte sur la rigueur du témoignage tant les erreurs factuelles et les biais de compréhension pourraient altérer la crédibilité de l’ensemble.

Mieux vaut se laisser porter par l’élégance du style et la puissance d’évocation, qui lui donnent le relief d’une œuvre littéraire convaincante. Pour un lecteur qui ne connaît pas les arcanes de l’univers psychiatrique, c’est d’abord cette qualité qui saute aux yeux.

Marius Jauffret a le talent de plonger son lecteur dans un bain sensoriel étonnamment réaliste.

Âgé de vingt-cinq ans, l’auteur/narrateur dissipe sa jeunesse dans une oisiveté dépressive et très arrosée. Le soir d’une cuite particulièrement sévère, il fait un malaise place des Vosges. Son frère, qui vit dans les parages et surgit providentiellement auprès de lui, décide de l’emmener aux urgences de Sainte-Anne. Là, se monte une mauvaise mayonnaise digne d’un film noir : au lieu d’une nuit de dégrisement sous surveillance médicale, c’est une hospitalisation sous contrainte qui est instaurée. La raison qui en est donnée est fallacieuse : le malheureux buveur, dont le bilan hépatique, certes, reflète déjà quelques dégâts dus à l’alcool, « risque de développer un syndrome de Korsakoff ».

Or, cette complication cérébrale de l’alcoolisme arrive, lorsqu’elle arrive, après des années de consommation : à vingt-cinq ans elle est tout à fait exceptionnelle. Cédant au mauvais conseil du psychiatre urgentiste et croyant bien faire, son frère signe une demande de soins, et Marius Jauffret est emmené à l’hôpital Perray-Vaucluse. Il y restera dix-huit jours sous le régime de la contrainte, et raconte ce qu’il y a vécu : des scènes de soin, des rencontres avec une humanité fracassée, l’écart insupportable entre la mission de l’établissement et ses pratiques.

Liquidons les réserves. D’abord, le livre regorge d’erreurs factuelles, mais il y a gros à parier que seuls les professionnels et les fins connaisseurs de l’institution psychiatrique les repéreront : confu­sion des professions soignantes, mauvaise dénomination des procédures adminis­tratives, mécompréhension des principes de droit qui sous-tendent les décisions médicales. Certaines contradictions internes alimentent une impression de partis pris : Jauffret affirme que tous les patients reçoivent de la chlorpromazine, un neuroleptique antédiluvien, puis se plaint de ce qu’on lui a supprimé tout traitement (« On ne me donne rien », p. 129).

Les protagonistes sont souvent croqués avec un crayon de caricaturiste – psychiatre froid et subtilement sadique, infirmiers désabusés, patients vus en pures victimes d’une société violente, mais dont la réalité psychique manque de complexité. Malgré quoi le livre convainc, d’une part par sa justesse de ton, d’autre part parce que sa naïveté donne le gage d’une sincérité qui fait tomber les réserves et emporte l’adhésion.

Dès ce premier livre, Marius Jauffret a déjà le talent de plonger son lecteur dans un bain sensoriel étonnamment réaliste. On croit vivre avec lui la fragmentation perceptive de l’ivresse profonde, le trajet brumeux jusqu’aux urgences, l’atmosphère sinistre du bureau médical de garde.

Avec une remarquable économie de moyens, il nous fait sentir la connivence trouble qui se noue entre lui et l’infirmier qui, après l’avoir attaché sur un lit, le libère et l’emmène fumer dans la cour pour en griller une en sa compagnie ; l’atmosphère de soumission amère au pouvoir psychiatrique, émaillée de révoltes promises à atterrir en chambre d’isole­ment ; ou encore la laideur et la désespérance de ces lieux pourtant destinés à soigner des êtres qui auraient besoin d’harmonie et de réconfort : « Il y a quelque chose de morbide ici qu’aucune rénovation ne pourra améliorer » (p. 86).

Le fumoir, qui donne son titre au livre, en est la concrétisation la plus édifiante : un réduit sordide où s’entassent des patients désœuvrés qui fument de concert, se parlent, ne se comprennent pas vraiment. On y crache, on s’y énerve ou s’y apaise, on compare les méthodes de soin mises en œuvre pour mater la folie et les moyens de s’y soustraire.

Durant les deux semaines et demie de son séjour, le narrateur connaîtra la chambre de sécurité, l’ennui sans fond, et la suspicion permanente d’un personnel qui craint les fugues, la violence et le suicide. Mais plus que tout, il expérimentera la dépossession de son histoire, réécrite dans une langue médicale qui la trahit : « L’entrée à l’asile signifie qu’on efface votre passé médical pour en reconstruire un autre conforme à l’image que s’en fait le psychiatre maison » (p. 107).

Puis les planètes s’alignent plus favorablement : le docteur Faucon (no comment…) s’apprête à partir en vacances, il a besoin de libérer un lit, et l’hypothèse du syndrome de Korsakoff le fait rire : « À votre âge, ce serait une première mondiale » (p. 169). Sous réserve que le malade aille vivre chez son frère et promette de se soigner, il peut sortir de l’hôpital, libre de toute contrainte. Bien entendu, rien ne se passe comme promis : Marius Jauffret rentre chez lui pour une cure de whisky en solitaire de plusieurs mois, jusqu’au matin de soleil où se manifeste en lui, inespéré et bienvenu, un élan vital qui le poussera à son écritoire. Ça ne prévient pas, ça arrive, chantait Barbara…

La force du témoignage de Marius Jauffret vient de sa spontanéité.

Il est troublant de retrouver, dans ce témoignage contemporain, les échos d’une littérature asilaire et des travers institutionnels qu’on croyait disparus. À propos d’une malade internée pour burn out (à la demande de son employeur !) et qui proteste contre son hospitalisation, il note que sa contestation même donne des arguments pour son maintien à l’hôpital : c’est exactement ce que Charles Juliet dénonce, dans Lambeaux, au sujet du dramatique internement de sa mère à la fin des années trente.

L’évocation de la cantine, de son « air moisi chargé d’odeur de graillon et de pets » (p. 121) fait penser à Antonin Artaud (« J’ai vécu nuit et jour et du matin au soir avec des fous, […] respiré chaque nuit dans l’odeur de leurs pets, car il n’y a rien comme des aliénés pour péter », lettre de 1946). L’obsession de fumer, et la curieuse notation qu’à l’asile, « les capacités pulmonaires se développent » (p. 62), rappellent les parallèles étrangement tracés par Thomas Bernhard entre « les pulmonaires » et « les psychiatriques » sur la colline du Wilhelminenberg où coexistent un établisse­ment psychiatrique et un sana­torium.

Le constat d’une dépossession de tout pouvoir (« Si vous étiez chef vous ne l’êtes plus, le psychiatre devient votre maître » p. 145) retrouve intuitivement la pensée de Michel Foucault, dans Le Pouvoir psychiatrique, sur l’internement du roi Georges III qui, déclaré fou, ne règne plus guère que sur les gardiens auxquels il est forcé d’obéir. Ou encore la découverte par le narrateur de patients hospitalisés librement dans cet enfer (« Mais regardez-vous, bon sang ! Vous voulez vraiment pourrir ici ? » p. 111) fait irrésistiblement penser à Vol au-dessus d’un nid de coucous, de Ken Kesey, roman dont le personnage central découvre avec retard qu’il est le seul patient placé sous régime de contrainte.

Mais surtout, Marius Jauffret décrit une réalité hospitalière qui ressemble étonnam­ment à celle que brocarde le psychologue David Rosenhan dans une étude intitulée On being sane in insane places et publiée en 1973 aux USA : intrigué par les rapports de stages hospitaliers de ses étudiants, qui faisaient majoritairement part de leur profonde déception, il construit une méthodologie audacieuse selon laquelle lui et sept de ses proches allègueront avoir entendu une hallucination et suivront la filière de soins qu’on leur propose – à ceci près qu’ils feront semblant de prendre les médicaments.

Tous seront hospitalisés et resteront plusieurs semaines à l’hôpital, où ils découvriront l’ennui des salles d’asile, la brièveté et la pauvreté des interactions avec les soignants, les ornières diagnostiques dans lesquelles s’enferrent les psychiatres, et le peu d’intérêt que suscite leur monde interne pour l’ensemble des professionnels.

On croyait ce temps révolu ; on découvre, dans la spontanéité du récit de Marius Jauffret, qu’il n’en est rien. Sans doute parce que la psychiatrie publique, dite sectorisée, est méthodiquement étranglée par le pouvoir politique depuis une vingtaine d’années et agonise à petit feu.

Mais aussi parce que les révisions récentes de la vieille loi d’interne­ment (1990 puis 2011), menées sans aucun moyen supplémentaire au nom d’un plus grand respect des libertés individuelles, ont accrédité l’idée que le risque d’internement arbitraire était jugulé, alors qu’il n’a jamais été aussi élevé. En pratique, le recours à la contrainte, presque systématique entre 1838 et la Deuxième Guerre mondiale mais qui avait considérablement décru entre 1960 et 1990, remonte en flèche et concerne des personnes qui n’ont aucun bénéfice à en attendre. L’enfer, décidément, reste pavé de bonnes intentions.

La force du témoignage de Marius Jauffret vient de sa spontanéité : pas de référence aux grands textes asilaires ni à la littérature technique qui en traite, mais le récit dru, sarcastique et profondément émouvant de la malencontre – pour reprendre un vieux mot cher à Lacan – entre un individu en souffrance et une institution malade.

Un livre qui touchera sans doute les lecteurs partageant cette expérience désastreuse, mais dont on aimerait qu’il atteigne aussi les politiques rivés aux indicateurs économiques et érodant chaque année un peu plus un système de soin qui reflète, on ne le dira jamais assez, le degré de civilisation et d’humanité de la société dans laquelle il s’inscrit.

(NDLR : Emmanuel Venet vient de publier Manifeste pour une psychiatrie artisanale aux éditions Verdier)

Marius Jauffret, Le Fumoir, éditions Anne Carrière, 192 pages.


Emmanuel Venet

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