Littérature

Des femmes qui partent – sur Ces orages-là de Sandrine Collette et Ne crains pas l’ombre ni les chiens errants de Camille Zabka

Journaliste

Deux romancières mettent en scène des femmes quittant leurs compagnons : Sandrine Collette dans Ces orages-là et Camille Zabka dans Ne crains pas l’ombre ni les chiens errants. Leurs héroïnes ne sont pas dans la même situation sociale et leurs textes diffèrent par leur genre même, et pourtant leur regard sur ces femmes sont proches. Les deux romans disent le courage qu’il faut à une femme pour fuir sa maison et un mari violent.

A priori, on pourrait imaginer que rien ne relie ces deux héroïnes. Clémence, timide maigrichonne quasi mutique, employée d’une boulangerie dans une petite ville anonyme qu’on peut situer dans la grande banlieue parisienne. Cassandre, diplômée de l’École du Louvre, qui travaillait comme rédactrice pour la Réunion des musées nationaux avant de s’expatrier sur l’île de Java avec son mari. Cassandre a un bébé, la petite Clara, Clémence n’a pas d’enfant. Les deux textes n’appartiennent pas au même genre littéraire.

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Sandrine Collette, qui vient du polar, a fait de Ces orages-là un thriller angoissant à la construction impeccable. Camille Zabka, dans Ne crains pas l’ombre ni les chiens errants, a opté pour un récit à la première personne, intimiste et sensible, qui nous plonge dans les pensées et les sensations de Cassandre. Cela dit, les deux autrices nous racontent une même histoire : le courage qu’il faut à une femme pour fuir sa maison et un mari violent. Et les liens qui peuvent être établis entre leurs deux textes sont étonnament nombreux.

« Il fait nuit ». Telle est la première phrase du livre de Collette, quand celui de Zabka débute sur : « C’est la bonne nuit pour fuir ». La nuit et l’obscurité vont ainsi accompagner les deux héroïnes au fil des pages. Dans les deux textes, il s’agit d’un élément ambivalent. Pour les héroïnes elle est d’abord le lieu de l’angoisse et de la solitude, celui de la violence du compagnon. Mais c’est aussi le moment où elles peuvent se retrouver face à elles-mêmes, réfléchir, enfin libérées des obligations et des rôles endossés au grand jour. Et la nuit est aussi l’alliée de ces femmes qui ont besoin de se cacher, de disparaître aux yeux de leur compagnon.

Les deux autrices nous racontent une histoire à la fois singulière et terriblement banale. Une jeune femme découvre que son couple n’est pas celui de ses rêves, que son partenaire, l’homme idéal en apparence, possède une face cachée et peut se révéler violent. La jeune femme comprend alors qu’elle s’est laissée enfermer dans une situation qui ne lui convient pas. Il lui faut trouver en elle la force de partir. Il est intéressant de noter que les deux autrices ont choisi de mettre en scène des femmes de trente ans exactement. À trente ans – âge peut-être considéré comme un âge pivot aujourd’hui –, une femme qui n’est plus une gamine laisse derrière elle ses rêves d’ado, les obligations inculquées dans l’enfance, et peut commencer à construire sa vie comme elle l’entend.

Les deux filles se souviennent avoir eu l’impression de vivre dans un scénario de comédie romantique, avant que tout tourne au drame.

Les deux romans sont construits selon une chronologie inversée. La situation de fuite est exposée dès les premières pages, et c’est petit à petit qu’on va découvrir, à rebours, à la fois les événements qui ont conduit à la fuite, mais aussi l’historique de ces couples, ce qui était en germe dès le début de la relation entre ces hommes et ces femmes. Peut-être est-ce pour les autrices une façon de faire comprendre l’état d’esprit de ces femmes, qui lorsqu’elles décident de partir mettent du temps à nommer les choses et à en prendre conscience.

Ces histoires de couple, Thomas et Clémence, Lucas et Cassandre, avaient pourtant bien commencé, en apparence du moins : les deux filles se souviennent avoir eu l’impression de vivre dans un scénario de comédie romantique, avant que tout tourne au drame. « Il était ce qu’il ne serait plus jamais par la suite, celui qui avait fait croire à Clémence qu’elle était une princesse, et que les princes existent », écrit Collette. « Les premiers temps de notre histoire ont été éclatants. C’était un tourbillon, la grande vie dont j’avais toujours rêvé », se souvient la Cassandre de Zabka. Les deux jeunes hommes sont brillants, et issus d’une classe sociale supérieure à celle de leur compagne. Un élément qui crée une situation de dépendance de fait, et les problèmes à venir semblent sommeiller, en germe, dans le début même de chaque histoire.

Les rapports de classe sont d’ailleurs également étudiés, et d’une façon très subtile, dans les deux romans, à travers la hiérarchie des employés de la boulangerie chez Collette, dans les relations qui s’établissent entre les expats et leurs employés indonésiens chez Zabka. Lucas, d’ailleurs, s’identifie assez vite aux expats, adopte leur attitude en tout, se mettant instinctivement du côté du pouvoir. Cassandre, issue d’un milieu populaire et désormais enfermée dans un lotissement pour riches Blancs, préfère la compagnie de son employée de maison indonésienne, ou celle d’un jeune forestier, Amu.

De la même façon, la question sociale est étudiée chez Zabka à travers le passé de son héroïne, car le parcours de Cassandre correspond à une situation extrêmement valorisée dans notre société : celle d’une transfuge de classe. Cassandre a le profil type de la méritante, la bonne élève qui dès le lycée s’est jetée « à corps perdu dans les études ». Zabka suggère quelle obéissance à des codes imposés suppose un tel schéma, l’allégeance faite aux règles bourgeoises, qui précipitent son héroïne dans l’obéissance tout court à l’intérieur du couple qu’elle forme avec Lucas.

Ainsi les deux femmes sont dans des situations d’emblée fragilisantes, et l’héroïne de Collette s’interroge sur sa prédisposition à se retrouver dans ce personnage de femme terrorisée par son mari : « autant l’admettre : la victime idéale. Même physiquement, ça se voyait ». L’histoire de Clémence est très angoissante, et le livre commence sur une scène de panique pure, une femme traquée en pleine nuit par son compagnon. Ce fil qui sépare la vie et la mort, c’est là-dessus que travaille Collette, et sans cesse ses lecteurs et lectrices sont tenus par la peur de voir l’héroïne en danger. Zabka, décrivant le départ de Cassandre vers l’aéroport avec son bébé dans les bras, joue également sur l’angoisse, mais il s’agit d’une angoisse diffuse, suggérée, qui porte plus sur la réussite ou l’échec de cette tentative de fuite que sur les chances de survie du personnage. Pour chacune en tous cas la fuite est totale ; ces femmes partent sans prévenir et en s’arrangeant pour ne pas être suivies.

Pour ces deux autrices, et contrairement à des situations romanesquement ou cinématographiquement plus classiques, les deux héroïnes partent seules.

Les mécanismes d’emprise à l’œuvre, tels qu’ils sont décrits par les deux autrices, sont assez similaires. Pour diverses raisons, ces femmes ont été isolées. Sciemment. « Avec quels ciseaux invisibles a-t-il coupé un à un les liens qui l’unissaient au monde ? », questionne Sandrine Collette qui analyse par le menu l’enchaînement des faits qui étaient une relation toxique et pathologique. « Une cage qu’il a refermée insidieusement, un peu plus chaque jour, sans qu’elle s’en aperçoive ». Un homme qui soumet peu à peu une femme toujours plus terrorisée, l’entraîne dans des scénarios sexuels effrayants qui n’ont plus rien de jeux amoureux, et l’enferme au quotidien.

Collette montre aussi le courage qu’il faut à Clémence pour émerger de cette relation. Une ancienne amie la soutient, certes, puis un voisin. Mais c’est en elle et seulement en elle que Clémence va trouver les ressources pour s’en sortir. Tout le roman, angoissant, tient sur la peur de Clémence, que la·le lecteur·rice partage. Thomas va-t-il la retrouver ? Pire : va-t-elle craquer et retourner vers lui ? Chez Zabka, Cassandre part s’installer avec Lucas à Java, au centre de l’île, où il vient d’obtenir un emploi. Elle va se retrouver dans un lotissement pour expats, coupée du monde et loin des siens.

Ne subsiste alors plus rien de ce qu’étaient ces deux jeunes femmes avant d’être en couple. Petite fille frondeuse élevée dans une certaine liberté par une mère seule chez Zabka. Ado rieuse et entourée d’amis chez Collette. Elles sont aujourd’hui des personnalités brisées. Chez Zabka, la vie en couple va jusqu’à signifier un changement d’identité. Cassandre s’appelle en réalité Cassandra, Lucas a transformé son prénom dès le début de leur relation.

Ces couples ne se sont pas construits d’abord dans la violence. « Bien sûr au début, elle a trouvé normal de se consacrer à lui », écrit Sandrine Collette. En très peu de temps, Clémence a perdu ses amis, a rompu avec sa famille, arrêté de faire du sport ou avoir la moindre activité sans Thomas. Zabka met en scène une situation en apparence moins violente, mais tout aussi aliénante. Cassandre a accepté dans l’enthousiasme de partir à Java, sur une suggestion de Lucas. Sur place, elle se trouve dans un lotissement pour expatriés et se rend compte petit à petit qu’elle a fait une erreur, elle s’est rendue dépendante de son mari, et cette situation l’enferme dans un rôle précis, celle de la femme blanche et riche. Ce que Lucas trouve normal. Elle tente de s’offrir quelques espaces de liberté, comme marcher seule dans la campagne, une activité incongrue dans sa situation. Elle noue une relation amoureuse avec un Indonésien, Amu, mais se retrouve dans une impasse. Le jour où son mari la frappe, elle part. Lucas, sans le dire, a imposé sa volonté, et c’est parce que sa femme refuse l’ordre établi par ses soins qu’il la frappe.

Il est intéressant de noter que, pour ces deux autrices, et contrairement à des situations romanesquement ou cinématographiquement plus classiques, les deux héroïnes partent seules. Elles n’ont pas besoin d’un homme pour se décider, et pas besoin de tomber amoureuses.

Enfin, les deux romans sont envahis par une nature sauvage luxuriante. La jungle chez Zabka, évoquée en quelques images d’une étrange poésie – « La forêt jouait le mouvement lent de sa symphonique nocturne » – et un jardin en friche chez Collette – « une luxuriance, un palais de verdure, un royaume exubérant. Quelque chose d’impossible, défiant le regard par son illusoire immensité, une profusion minuscule, serrée, mélangée – ravageuse ». La nature est toujours observée de nuit, quand les formes des végétaux créent un univers mystérieux et fantasmagorique, que les lieux semblent peuplés de monstres ou d’esprits. Tout un univers qui renvoie à un imaginaire plus ancien, celui des sorcières indomptables qui peuplent les forêts obscures. Image assumée dans laquelle se retrouvent les héroïnes, enfin libérées des carcans de la société et du couple, libres de devenir ce qu’elles veulent.

Il reste aux lecteurs et lectrices à imaginer ce qui va advenir de ces deux jeunes femmes. « Elle a trente ans, elle vient de naître. Il ne lui reste à peu près rien. C’est comme regarder une maison éboulée après une secousse ou une inondation : à présent, il faut repartir de zéro », écrit Sandrine Collette. Qui a lu ces deux livres gardera en tous cas longtemps en mémoire l’image de Clémence tremblante qui dans un effort surhumain réussit à dire non, et celle de Cassandre qui s’enfuit dans la nuit, seule avec son bébé dans les bras.

Sandrine Collette, Ces orages-là, Lattès, janvier 2021, 300 pages.
Camille Zabka, Ne crains pas l’ombre ni les chiens errants, L’Iconoclaste, janvier 2021, 224 pages.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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