Savoirs

Littérature et vérité

Sociologue

La question du rapport de la littérature à la vérité a surgi dans divers débats et polémiques récents, de Yoga d’Emmanuel Carrère à Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo. Tel demande si telle œuvre est bien conforme à la réalité des faits ou non, tel autre si elle ne cherche pas à tromper son lecteur… Or la vérité littéraire se situe à d’autres niveaux comme la causalité, la probabilité, la typicalité, l’exemplarité. C’est ce qu’Aragon appelait le « mentir-vrai ».

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La question du rapport de la littérature à la vérité a surgi dans divers débats et polémiques récents, de Yoga d’Emmanuel Carrère à Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo. Or, trop souvent dans ces débats, ce rapport est réduit à la véracité des faits. La relation entre littérature et vérité se situe cependant à d’autres niveaux comme la causalité, la probabilité, la typicalité, l’exemplarité dans la narration d’actions humaines et d’événements naturels ou historiques – qu’ils aient eu lieu ou non, qu’ils comportent des éléments fictionnels ou non –, dans la description de milieux sociaux et dans l’analyse de la psychologie individuelle – que les personnages soient réels ou imaginés. On peut distinguer trois modalités de rapport à la vérité, dont il existe aussi des formes hybrides : la vraisemblance fictionnelle, le témoignage, la sincérité dans le récit de soi.

Vraisemblance de la fiction

La vraisemblance caractérise une large gamme de récits fictionnels, et constitue une convention du genre romanesque, à tel point que la science-fiction ou le fantastique, qui y dérogent, sont classés en sous-genres distincts. Suivant la poétique aristotélicienne, « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du nécessaire », ce en quoi il se différencie du chroniqueur. La vraisemblance est donc étroitement liée à la notion de probabilité. En logique modale, elle est formalisée à travers le concept de mondes possibles. La vraisemblance repose sur la crédulité, l’adhésion des lectrices, ou plutôt, si l’on suit Coleridge, sur la suspension volontaire de l’incrédulité : on fait « comme si » c’était vrai. Bourdieu a proposé l’expression d’« effet de croyance » au lieu de celle d’« effet de réel » forgée par Barthes.

Ce « comme si » dépend toutefois de conventions génériques, de la plausibilité interne du récit selon les normes propres à une époque, de sa plausibilité selon les lois connues du monde réel, et de la plausibilité de la situation énonciative du narrateur. Or ces formes de plausibilité peuvent se révéler incompatibles comme l’atteste l’histoire de la littérature. Bien que conçue comme imitation de la nature, la littérature classique privilégiait la cohérence interne et les normes de bienséance, fût-ce au détriment du vrai qui, selon Boileau, « peut quelquefois n’être pas vraisemblable » et ne doit donc pas être montré (au théâtre) mais transformé par l’art du récit. À l’opposé, la littérature réaliste du XIXe siècle se plaçait sur le terrain des sciences empiriques dans leur rapport au monde réel.

D’où la pertinence de la notion barthésienne d’« effet de réel » dans le cas particulier du réalisme. Il est obtenu par divers procédés : insertion de noms propres de lieux, de personnalités, d’événements historiques, permettant de situer l’action dans l’espace-temps ; descriptions détaillées, caractéristiques du procédé réaliste ou naturaliste ; personnages crédibles du point de vue de leurs propriétés sociales (types sociaux) et de leurs motivations ; connexions causales ou renvoyant à des schémas probabilistes plausibles.

Les écrivains réalistes et naturalistes se sont réclamés de la vérité dans la peinture de la société. L’intrigue est une fiction mais elle s’inscrit dans des descriptions réalistes et repose sur une convention : celle d’incarner un monde possible vraisemblable selon le sens commun à une société donnée. Les personnages fictifs incarnent (plus qu’ils ne représentent) des types, des métiers, des classes sociales, des classes d’âge. Pour assurer cette vraisemblance, les auteurs réalistes et naturalistes se documentaient, leurs œuvres sont tributaires des savoirs de leur temps, par exemple les descriptions des mécanismes de l’addiction à l’alcool et de leurs effets physiologiques dans L’Assommoir de Zola se fondent sur des ouvrages de vulgarisation médicale. Outre la documentation disponible, ces écrivains menaient souvent une enquête sur les réalités dont ils entendaient traiter, faisant advenir dans l’espace public des phénomènes méconnus ou dissimulés.

Faire connaître ces réalités cachées était du reste la fonction sociale qu’ils revendiquaient, des rouages du pouvoir chez Balzac au quotidien des ouvriers de la mine chez Zola, en passant par le dysfonctionnement de l’armée chez Lucien Descaves. Ce rapport, même fictionnel, à la vérité, était reconnu par les tribunaux : Descaves fut disculpé de l’accusation d’insulte à l’armée dans son roman satirique Sous-Offs (1889) grâce à la plaidoirie de son avocat qui produisit les conseils de guerre sur lesquels l’écrivain s’était appuyé (en matière de diffamation et d’insulte, la charge de la preuve incombe à l’accusé qui doit démontrer qu’il a dit la vérité pour être relaxé des charges de la plainte) ; de même, poursuivi pour offense aux mœurs dans son roman Charlot s’amuse (1883) qui traitait de l’onanisme, Paul Bonnetain affirma avoir développé une « thèse scientifique » avec un souci d’exactitude et fut acquitté.

L’absence d’un des éléments ci-dessus mentionnés ne fait pas pour autant disparaître la problématique du rapport à la vérité, dans la mesure où la lecture effectue un travail de rapprochement et de comparaison avec des situations familières, suscitant une forme d’expérience mentale. Où l’on voit que « l’effet de réel » ne tient pas uniquement aux détails réalistes. La fictionnalisation ou le déplacement des coordonnées de l’espace-temps a du reste souvent été un moyen de faire passer des vérités indicibles en contournant la censure : par exemple, situer un événement en Angleterre plutôt qu’en France sous la Restauration, les lecteur·ices étant en mesure de reconnaître l’événement en question et de le replacer dans son véritable contexte. L’allégorie joue un rôle semblable aussi bien en prose qu’en poésie : dans les poèmes d’Aragon sous l’Occupation allemande, la femme aimée symbolise ainsi la France.

La vraisemblance par rapport au monde réel pose cependant la question de la situation d’énonciation : qui parle ? Critiquant la posture du narrateur réaliste omniscient qui s’adresse directement à ses lectrices, la littérature moderne a dissocié l’auteur du narrateur, introduisant de cette façon une distance supplémentaire entre l’auteure et ses personnages, mais aussi entre l’auteure et ses lectrices : si le narrateur impersonnel flaubertien épouse par moments le point de vue de ses personnages, la littérature moderne va adopter le récit intradiégétique, à partir d’un personnage interne à l’univers fictionnel, qu’il soit à la troisième ou à la première personne, et qu’il prenne ou non part à l’histoire qu’il raconte.

La question de savoir qui parle est ce qui donne crédibilité au propos. Il y a des narrateurs non fiables, à l’instar de Benjy, le petit garçon autiste dans Le bruit et la fureur de Faulkner, lequel est incapable de faire les liens de causalité et de donner sens à ce qu’il perçoit, éprouvant notre capacité à comprendre des enchaînements contingents qui ne répondent à aucun modèle de récit : le monologue intérieur qui donne accès à sa conscience, faisant advenir dans l’espace public l’indicible vécu autiste, constitue une expérience limite de l’idiosyncrasie et d’une subjectivité qui ne peut se penser comme telle.

La focalisation interne est ce qui donne crédibilité à des récits de fiction contemporains. Certaines partent d’un fait divers à l’instar de Par la ville, hostile (2016) de Bertrand Leclair, qui imagine le vécu d’une femme expulsée d’un HLM parisien en raison de la condamnation de ses fils pour trafic de stupéfiants, ou d’un événement comme une grève d’ouvriers dans un abattoir breton placé en liquidation judiciaire, dont Arno Bertina imagine les suites dans Des châteaux qui brûlent (2017). D’autres campent des personnages fictionnels dans une réalité socio-historique reconstituée par documentation et enquête, à l’instar des deux adolescentes, juive et palestinienne, de Partages (2012) de Gwenaëlle Aubry, au temps de la deuxième Intifada.

Le destin des personnages imaginaires peut du reste s’inspirer d’histoires vraies recueillies dans le cadre d’une enquête, comme dans Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert, qui suit, alternant les points de vue, l’itinéraire de trois migrantes en provenance du Nigeria, d’Érythrée et de Syrie embarquées à bord d’un même bateau. Le roman fait par là émerger – sous une forme euphémisée – le vécu tragique des migrantes dans un espace public où cette réalité est masquée derrière la comptabilité des morts, des flux d’entrée en Europe et des rapatriements.

Nombre de romans contemporains mettent en scène le dispositif d’enquête qui permet à la fois de relativiser la démarche du ou de la narratrice en révélant la situation d’énonciation (d’où on parle) et les obstacles à la connaissance. Dans HHhH (2010), Laurent Binet expose ainsi comment il résiste à la tentation de romancer l’histoire vraie de l’opération « Anthropoïde » qui visait à assassiner le chef de la Gestapo, Heydrich, à Prague en 1942. 

Le témoignage

Si le roman réaliste revendiquait une fonction d’information et de connaissance entre le journalisme et la science, deux sources auxquelles il puisait pour étayer sa prétention à dire la vérité, le témoignage – auquel le droit accorde un statut de preuve morale, quoiqu’imparfaite, pour établir les faits – s’est imposé au XXe siècle comme modalité privilégiée d’accès des écrivaines au réel et comme mode de légitimation du récit. À l’instar du narrateur fictionnel extradiégétique, la position de témoin suppose une certaine extériorité par rapport aux faits relatés. Cependant, à la différence du premier, le ou la témoin scelle avec ses lectrices un pacte quant à leur véracité : ici l’incrédulité n’est plus suspendue. Et le vrai doit l’emporter sur le vraisemblable.

L’expérience de la première guerre mondiale donna lieu à une riche production de récits portant témoignage pour les disparus, dont Ceux de 14 de Maurice Genevoix, qui dira n’avoir pas eu à résister au désir d’affabulation : « J’allais, de jour en jour, de page en page, dans une entière soumission à la réalité vécue, avec la volonté constante d’être véridique et fidèle. » La littérature de témoignage allait être à la fois valorisée et problématisée dans le fameux essai de Norton Cru, Témoins (1929) et sa synthèse Du témoignage (1930) : les distorsions effectuées par nombre de romans sur la guerre, dont Le Feu de Barbusse et Les Croix-de-bois de Dorgelès, y étaient sévèrement critiquées. Il n’en demeure pas moins que, comme devant la justice, le témoignage sert à révéler des réalités inaccessibles par d’autres voies, soit qu’il n’y en ait pas de traces matérielles, soit qu’elles soient dissimulées. Ainsi, sous l’Occupation allemande, alors que la presse était bâillonnée et asservie, la littérature clandestine, poésie comprise, endossait cette fonction testimoniale, qu’atteste le poème « Oradour » de Jean Tardieu :

« Oradour n’a plus de femmes
Oradour n’a plus un homme
Oradour n’a plus de feuilles
Oradour n’a plus de pierres
Oradour n’a plus d’église
Oradour n’a plus d’enfants »

La fonction testimoniale également a été incarnée dans l’entre-deux-guerres par le genre du récit de voyage, genre inspiré du reportage tout en assumant la première personne. Ce genre mettait à l’épreuve la sincérité de l’auteur et la véracité du témoignage lorsque celui-ci était soumis à un conflit de loyauté politique, conflit mis en scène par André Gide dans son ses Retouches à mon retour d’URSS (1937), qui faisait suite à son Retour de l’URSS (1936).

La fonction testimoniale visant à révéler des réalités méconnues est assumée par des écrivaines contemporaines comme Pierre Bergounioux qui, dans Les Forges de Syam (2001), retrace la longue histoire d’un site industriel passé de mains en mains, ou Claude Mouchard qui, dans un « pamphlet-poème » intitulé Papiers !, témoigne du traitement des sans papiers à partir d’un collage d’extraits de journaux, de bribes d’informations, de scènes vécues dans la ville de l’auteur, Orléans, « terrain, depuis plusieurs années, d’expérimentation du sarkozysme », ou à l’aéroport de Roissy, interrogeant la signification du « nous » qui les exclut. La volonté de témoigner se heurte cependant à des obstacles qui peuvent constituer la trame narrative, comme dans The Lost (Les Disparus, 2006) de Daniel Mendelsohn, qui documente son vain périple pour retrouver les traces de membres de sa famille exterminés pendant la deuxième guerre mondiale, le récit de soi servant ici de support et de preuve à l’impossible démarche testimoniale.

François Bon enquête de son côté, dans Daewoo (2004), sur les conséquences désastreuses des délocalisations sur les ouvriers licenciés, l’ouvrage prenant la forme d’entretiens sociologiques qui leur donnent la parole. Ces entretiens étant pour une bonne partie fictifs, la modalité testimoniale se trouve ici hybridée avec la vraisemblance fictionnelle. Il est plus courant encore que la posture testimoniale elle-même soit fictionnalisée, à l’instar de l’officier nazi Max Aue, témoin oculaire des crimes nazis dans Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell, seul en mesure d’en donner une vue d’ensemble et des descriptions détaillées (lesquelles se fondent sur des documents historiques). Ce « témoin » intradiégétique rend ainsi fictionnellement « vraisemblable » la narration de l’invraisemblable vérité de l’extermination dans les camps, même si la vraisemblance et la fiabilité de ce narrateur ont été à juste titre discutées.

La sincérité dans les récits de soi

Comme le témoignage, les écrits de soi – Mémoires, journaux intimes, autobiographies – reposent sur un pacte de sincérité et de véracité : l’auteur ne se distingue pas du narrateur. Les journaux intimes, dont ceux d’Amiel et d’André Gide ont fourni des modèles littéraires, oscillent entre témoignage, commentaire sur l’actualité ou sur des événements de la vie intellectuelle, et introspection : l’auteur ne se distingue pas du narrateur – sauf, bien sûr, lorsqu’il s’agit d’un personnage fictionnel tenant son journal, comme dans La Pharisienne (1941) de François Mauriac. Les carnets où Gabriel Matzneff fait état de ses ébats avec des fillettes de moins de 15 ans pourraient ainsi servir de preuve aux accusations de pédocriminalité et d’apologie de ce délit.

Le genre des Mémoires articule également la fonction testimoniale (sur une période, des événements, des milieux) avec la fonction introspective du récit de soi de personnages publics revenant sur leur expérience et proposant leur analyse de ces événements, mais en introduisant une distance temporelle. Ceux de Simone de Beauvoir combinent à différents degrés ces fonctions selon les périodes relatées, documentant notamment la vie et les engagements de Sartre. André Malraux détourne quant à lui le genre dans ses Antimémoires (1967), n’hésitant pas à insérer des événements imaginaires.

Dans le genre autobiographique, plus centré sur la vie privée, c’est l’introspection qui l’emporte, selon le modèle de la confession littérarisé par Rousseau. À la différence du journal intime écrit au jour le jour, l’autobiographie introduit, comme les Mémoires, une distance, généralement temporelle par une mise en perspective de soi dans un état antérieur : dans Si le grain ne meurt (1926), André Gide retrace son éveil à la sexualité, adolescent ; dans Les Mots, Sartre évoque l’éducation qui a façonné sa vocation littéraire. Autre stratégie de distanciation : le dédoublement de soi dans Romance nerveuse (2010) de Camille Laurens (Ruel est la conscience de la narratrice, lui fait des remontrances). Entre biographie et autobiographie, Peter Handke retrace la vie de sa mère après son suicide dans Le Malheur indifférent (1975), récit exemplaire de l’aliénation féminine.

Depuis Rousseau, et après lui Stendhal dans Vie d’Henry Brulard, l’autobiographie problématise la sincérité, à savoir la difficulté à dire l’entière vérité, quand on parle de soi. Dans Si le grain ne meurt, Gide écrit ainsi : « Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. » Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance (1975) et Nathalie Sarraute dans Enfance (1983) ont sondé les failles de la mémoire et les écueils de l’entreprise autobiographique. Si la psychanalyse a fourni à Gide un cadre et des outils d’appréhension de sa découverte de son homosexualité, la sociologie en a offert à Annie Ernaux (La Place, 1983), Didier Eribon (Retour à Reims, 2009) et Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule, 2014) pour retracer leur trajectoire de « transfuges » de classe.

L’autofiction est plus proche de l’autobiographie que de la fiction, mais certains éléments sont fictionnalisés, parfois en vue de protéger les personnes concernées – comme le fait Annie Ernaux –, ou encore d’éviter des poursuites pour atteinte à la vie privée ou à la réputation. C’est pour cette dernière raison que Camille Laurens a été contrainte de fictionnaliser le nom du médecin responsable de la mort de son fils dans Philippe (1995). Son ex-mari a cependant perdu son procès en atteinte à la vie privée contre le récit qu’elle fait de leur séparation dans L’Amour, roman (2003), le jugement ayant estimé que l’usage des prénoms réels ne suffit pas « à ôter à cette œuvre le caractère fictif que confère à toute œuvre d’art sa dimension esthétique, certes nécessairement empruntée au vécu de l’auteur, mais également passée au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l’écriture ».

En revanche, Christine Angot et son éditeur Flammarion ont été condamnés en mai 2013 pour « graves atteintes au respect dû à la vie privée d’Élise Bidoit » dans le roman intitulé Les Petits, stipulant que la peinture « manichéenne » qu’elle fait du personnage « ne peut être détachée de l’intérêt personnel [de l’auteure], engagée dans une relation sentimentale avec l’ancien compagnon de la demanderesse ». Empêché de parler de son ex-femme Hélène Devynck par un contrat qu’elle lui a fait signer lors de leur divorce, Emmanuel Carrère écrit dans Yoga (2020) qu’il doit de ce fait « dénaturer un peu, transposer un peu », « mentir par omission ».

Édouard Louis a été, de son côté, poursuivi par son agresseur présumé pour atteinte à la présomption d’innocence et à la vie privée pour Histoire de la violence, récit relatant un viol dont il affirme avoir été victime. Il n’a pas été condamné, le nom de l’agresseur ayant été délibérément fictionnalisé dans le récit. S’appuyant sur le récit mensonger qu’il en a fait à Édouard cette nuit-là, et qui est enchâssé dans le récit de leurs étreintes, l’histoire de « Reda » s’est en outre révélée fausse après l’arrestation de l’agresseur présumé (il n’est pas fils d’immigré mais lui-même immigré clandestin).

Sous-titré « roman », comme le premier livre de l’auteur, ce récit, qui a une valeur exemplaire sur le vécu du viol, sur la honte et sur la peur, problématise le témoignage. Le dispositif narratif met en scène Édouard écoutant, derrière une porte, sa sœur raconter à son mari l’histoire que son frère lui a confiée, et rectifiant le prisme déformant du récit et du langage. Autres dispositifs cadrant le récit, les questions des infirmières et des médecins, et surtout l’interrogatoire de police. Ce dernier impose une forme aliénante au récit de ce qu’Édouard a vécu : « Je ne reconnaissais plus ce que je disais. Je ne reconnaissais plus mes propres souvenirs quand je les racontais… ». Le récit met aussi en balance des interprétations contradictoires des actes de Reda : la sœur est persuadée qu’il avait prémédité ce qu’il allait faire, Édouard pense que non, ou tout au plus le vol, mais pas la violence qui a suivi. Si le récit autobiographique lui permet de se réapproprier son histoire, c’est d’une vérité subjective qu’il s’agit, comme dans tout récit de soi.

S’est néanmoins posée la question de la véracité des faits relatés. Opposant vérité judiciaire et vérité littéraire, le tribunal correctionnel a refusé de considérer ce récit comme preuve d’un rapport non consenti, statut que lui conférait son avocat, Me Pierrat, à l’appui de l’expertise médicale attestant les ecchymoses, hématomes et saignements, et l’agresseur présumé a été relaxé de la charge d’agression sexuelle faute de preuves de non consentement, et condamné uniquement pour vol du téléphone portable. Édouard Louis a fait appel.

L’autofiction a renversé le rapport entre éléments autobiographiques et fiction qui caractérise le roman, où l’auteur se masque parfois sous les traits de certains de ses personnages, tel l’écrivain Victor Miesel dans L’Anomalie (2020) d’Hervé Le Tellier, ou lui prête certaines caractéristiques et pas d’autres, tel le narrateur de Plateforme (2001) de Michel Houellebecq qui porte le prénom de l’auteur. Les romans autobiographiques fictionnalisent des épisodes de la vie de leurs auteures, comme Rêveuse bourgeoisie de Drieu La Rochelle, Les Mandarins de Simone de Beauvoir – roman à clés –, ou encore Fille de Camille Laurens. Ces œuvres de fiction ouvrent un espace interprétatif quant aux rapports entre la vie de l’auteure et la fiction, la question de la véracité ne se posant pas dans les mêmes termes que pour l’autobiographie : Drieu fait mourir son double fictionnel au front, le récit étant ensuite pris en charge par une petite sœur fictive devenue artiste, et l’on peut analyser la fonction de ce personnage par rapport au frère aîné comme un dédoublement de l’auteur entre l’homme d’action qu’il n’a pu être et l’écrivain.

Dans Thésée, sa vie nouvelle (2020), Camille de Toledo a inscrit des éléments que l’on peut reconstituer comme autobiographiques à partir de sources extérieures au livre – le suicide de son frère Jérôme, la trajectoire ascendante des parents –, dans le récit d’une faillite : celle de la croissance. Faillite elle-même enchâssée dans une histoire collective, le destin des juifs marranes, érigé en symbole d’une assimilation mensongère, dans laquelle le narrateur cherche la cause de cette faillite et du suicide du frère. Cette histoire est incarnée par deux frères – symétriques à Thésée et Jérôme –, Talmaï et Nissim de Toledo, émigrés de Turquie pour devenir français, au sacrifice de la vie du second, tombé au front en 1915. Le dispositif narratif alterne récits à la troisième et à la première personne pour narrer le parcours de Thésée dans le labyrinthe de la généalogie, sans que jamais apparaisse le nom de l’auteur. Celui-ci a pourtant été accusé de vouloir s’approprier une histoire victimaire, comme s’il s’agissait d’un récit autobiographique.

De telles accusations se fondent sur l’usage détourné de documents, comme la photo du manuscrit de l’aïeul découvert dans les archives familiales, où il évoque la courte vie de son fils mort. Plutôt qu’au véritable arrière-grand père de l’auteur, Camille Riboud, il est attribué dans le récit à Talmaï de Toledo, le frère survivant, qui se suicidera en 1939, après le départ de son fils aîné, Nathaniel, au front. Le décalage avec sa transcription dans le corps du texte était pourtant lisible : ne figure pas sur la photo le nom fictionnel donné à cet enfant qui voulait devenir roi de France, Oved. Les reproches faits à l’auteur ne tiennent pas plus compte du dispositif narratif, ni du dessein explicité par le narrateur de « reconfigurer le passé », « reprogrammer une généalogie ».

Autre indice de fictionnalité flagrant et néanmoins ignoré, les noms : celui de Thésée est tiré de la mythologie, ceux des ancêtres proviennent de la bible : la mère est nommée Esther, d’après la figure biblique qui, mariée au roi perse Assuérus, dissimula son identité juive, puis sauva les juifs du royaume ; Talmaï était le roi (non juif) de Geshur dont la fille, faite prisonnière à Jérusalem, épousa David, roi d’Israël, lui donnant deux enfants, Tamar et Absalom ; ce dernier fit tuer son demi-frère Amnon, pour avoir violé leur sœur Tamar, et se réfugia à la cour de Talmaï son grand-père. Oved et Nathaniel désignent quant à eux des figures du passage du judaïsme au christianisme.

Même les véritables prénoms des personnes réelles que sont Jérôme, le frère suicidé, et Nissim de Toledo, prennent un sens dans le réseau de significations que projette Thésée sur l’histoire collective, le premier évoquant le nom du traducteur de la Bible, le second, qui signifie “miracles” en hébreu, l’enchantement du monde par la religion qui prend fin avec sa mort. Ce dernier, Nissim de Toledo, n’est pas un ancêtre de l’auteur, mais c’est son patronyme qui lui a sans doute valu d’entrer dans cette histoire collective, ainsi que la résonance de sa trajectoire avec celle de la lignée paternelle de l’auteur, qui a choisi de porter le nom de sa grand-mère, Guita de Toledo, fille de Victor de Toledo, lui-même fils d’Elie de Toledo : émigré d’Andrinople à Genève, Victor y épousa une femme catholique. Ce qui n’évita pas, il faut le préciser, à leur fille Guita, non juive selon les lois du judaïsme, de tomber sous le coup du statut des juifs dans la France de Vichy.

Cette histoire collective est relue à partir d’un autre récit, celui des trente glorieuses et du rêve américain des parents, symbolisé par le surnom de Gatsby attribué au père et par les schémas narratifs de la modernité conquérante, progrès, croissance, etc. Une modernité qui enterre le passé de deux guerres mondiales et des vies sacrifiées à l’autel du nationalisme. Qui oublie aussi le tribut payé par ces immigrés et colonisés morts pour la France, que le récit réintègre à la communauté nationale en les revendiquant pour ancêtres, leur rendant cet ultime hommage à l’heure où les migrants sont stigmatisés comme étrangers au corps de la nation. Le suicide du frère est relu, à cette lumière, comme le retour du refoulé, et la reprogrammation de la généalogie comme une démarche thérapeutique pour réparer le corps-mémoire d’un Thésée en voie de conversion au judaïsme.

À partir de l’essai de Freud « le roman familial des névrosés », Marthe Robert avait, dans Roman des origines et origines du roman, rattaché les origines de la fiction à ce moment où l’enfant s’invente des parents autres que les siens. Et, comme le soulignait, Pierre Bourdieu, plus que les origines, c’est le rapport subjectif des individus à leurs origines et à la trajectoire familiale qui contribue à la construction des identités. Ignorer cela, c’est se priver de comprendre les multiples façons dont la littérature peut s’approprier le réel sans pour autant mentir, en incarnant des vérités autres que factuelles, – ce qu’Aragon appelait le « mentir-vrai » –, et en remettant en cause les récits non moins fictionnels que propage l’idéologie dominante.


Gisèle Sapiro

Sociologue, Directrice de recherche au CNRS et directrice d'études à l'EHESS

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