Littérature

Le génie de la curiosité – sur des carnets de voyage de Jean-Christophe Bailly

critique

La littérature est aussi faite de ces maigres traces, de ces à-côtés que constituent les carnets. Au fil de ces réflexions déposées, de ces notations apposées, les mots saisissent le vif. Les journaux de voyage de Jean-Christophe Bailly nous emmènent, en Grèce pour les éditions Arléa, en Amérique pour les éditions du Seuil, au plus près des manières dont l’intime s’écrit.

Voilà que pour fêter le printemps et, un jour, peut-être, la pureté retrouvée de l’air, paraissent deux journaux de voyage de Jean-Christophe Bailly, comme si les éditeurs s’étaient donnés le mot. Le premier se déroule en terre grecque. L’écrivain-paysager y est allé pour la première fois en 1974, après la chute des colonels, et pour la dernière en 2008, au plus fort de la crise financière qui a laminé le pays. Le second nous mène aux antipodes, en Amérique, plus ou moins à la même période, entre 1978 et 2011.

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Il n’est pas sûr que le terme de « journal » convienne à ces deux textes. Oui, les dates sont là et attestent d’une pratique d’écriture journalière. Mais le journal sous-entend plus de longueur, plus de continuité. On imagine l’écrivain à sa table, pris dans l’immobilité et la réflexion, et chez lui. Ici l’écrivain marche et quand il s’arrête, c’est plutôt à la table d’un café ou d’un diner, ou debout. On l’imagine alors sortant un carnet de sa poche, de n’importe quelle espèce, regardant, lisant et griffonnant. Jamais chez lui, toujours ailleurs, animé par cette curiosité propre à Bailly, ce don de l’observation mêlé à celui de la réflexion.

Il s’agit plutôt de carnets. Lui-même parle de « notations », autant que de « notes ». La différence est fine, presque transparente, mais elle a du sens sous la plume d’un homme qui a travaillé avec des artistes et des gens de théâtre. Les deux ouvrages rassemblent des textes disparates, liés à des séjours distincts, souvent entrepris dans un cadre de travail : Jean-Christophe Bailly se déplace pour une une conférence, pour accompagner un stage de théâtre, pour approfondir une recherche commencée en France.

De certains séjours il a d’ailleurs perdu les carnets, alors il lui reste des cartes postales, quelques phrases sauvées des eaux. Rien n’interdit de penser aux Sonnets torrides et autres cartes postales d’Henry Jean-Marie Levet, fascinant poète-comète (1874-1906) dont les vers se tiennent au bord des oubliettes. La littérature est aussi faite de ces maigres traces, ces à-côtés, ces « phylactères » – Bailly utilise le mot à propos du chant qu’il entend dans les rues d’Athènes et de Téhéran, dans une langue qui lui échappe.

Le carnet grec doit son titre au café Neon, situé à Athènes et disparu en 2008. Le lieu revient plusieurs fois dans le livre, à chaque fois sous un mode différent. Un jour il est décrit par une phrase classique et bien balancée. Un autre il est croqué suivant une série de touches nominales : « Café Neon. Peintures entièrement effacées, bruit de joueurs, sphinges brunies, petites tables de marbre, miroirs, ampoules nues, ventilateurs, hauteur des plafonds (cinq mètres ?), voyage à travers le temps. » Pas de sujet, pas de verbe, ce pourrait être un blason. Un troisième jour, il devient le modèle d’une salle d’attente qui figurera dans La Medesima Strada, spectacle tiré de fragments pré-socratiques créé par Gilles Aillaud et Klaus Michael Grüber. Bailly rappelle ainsi les notes de travail qui ont présidé à la scénographie : « Bruit des dominos dans le café Neon. Hauteur, ventilateurs qui ne marchent pas. Couleur qui est la couleur de l’âge et rien d’autre, rien qu’on puisse acheter comme une couleur. »

Le carnet grec est plein de ces flèches tirées par l’écrivain. Elles visent à l’infini et ouvrent des pistes vertigineuses.

C’est un des délices de ces pages éparses, ces glissements d’un régime à l’autre. Souvent vous ne savez pas si vous lisez de la prose, de la poésie, ou des notes volées à un écrivain croisé par hasard. Vous partagez l’intimité d’une pensée, d’un regard.

En Grèce surtout, Bailly fait part de lectures inusitées. Il évoque peu les classiques. Il est conscient de la pesanteur de l’héritage antique et rappelle la réaction d’une de ses amies grecques dès l’introduction : « Mais nous descendons de bergers, nous sommes un peuple de bergers ! » se récrie-t-elle. La remarque est drôle et pleine de vérité – nature et culture, pense-t-on. Le voyageur nous emmène sur des chemins plus inédits, qui suscitent le désir fou d’aller plus loin. Découvrir le Voyage d’un botaniste de Joseph Pitton de Tournefort est un bonheur presque enfantin. Soi-même on le note pour aller le chiner dans une bibliothèque ou chez un bouquiniste.

L’art de Bailly est de maintenir l’œil et l’esprit prêts à accueillir la surprise, la pensée inattendue, libre. À chaque séjour il arrive à neuf. Il recherche l’étonnement (l’enfance revient discrètement comme un état premier enviable). Le lecteur s’étonne avec lui. À Milina, par exemple, il tacle avec justesse les voyageurs pressés ou les touristes (mot qu’il ne prononce pas) : « Ce qu’ils auront vu, en Grèce, pour la plupart, ce sont des traces d’eux-mêmes, des modèles et des certitudes – la joie satisfaite d’identifier la source et de confondre une origine avec un miracle ».

La remarque est suivie par celle-ci, particulièrement acérée : en Grèce, « la raison n’y est descendue des collines que comblée de légendes et d’odeurs. […] Dans un monde saturé de signes, les Grecs ont fait l’effort d’une réduction prodigieuse. Tout parlait autour d’eux d’un silence indescriptible et ils l’ont décrit. » Merveilleuse définition de l’abstraction, née en Grèce, au milieu des oliviers, des broussailles et des dieux bondissants.

Le carnet grec est plein de ces flèches tirées par l’écrivain. Elles visent à l’infini et ouvrent des pistes vertigineuses. Elles semblent annuler le temps, à l’image de ce raccourci entre la Grèce antique et nous, enfants de l’abstraction. Bailly a l’art de tirer de longs traits, y compris dans l’espace. À Chora, il évoque « à nouveau la sensation de la courbure de la Terre ». Plus loin, il rapproche Athènes et Téhéran : « ces deux noms dessinent une ligne, écrit-il, un chemin qui, sur la mappemonde, s’en va vers l’Orient en se courbant vers le Sud. »

Attrapons une de ses flèches au trajet courbe et retournons-la dans l’autre sens, non plus vers l’Orient, mais vers l’Occident, la terre américaine. Ce carnet-là est différent de l’autre. Lui aussi réunit des notations, des croquis mentaux, mais sa lecture procure une impression beaucoup plus disparate et plus éclatée. Est-ce parce l’ensemble est plus long ? Ou parce que New York, personnage principal du livre, est une ville qui change si vite ?

En lisant les pages américaines, s’est imposée à nous l’idée qu’elles ont été écrites au fil de trente-cinq années. L’idée ne nous était pas venue en lisant les carnets grecs. Aux États-Unis, il faut imaginer un Bailly débarquant en 1978, à la fin d’années effervescentes, alors qu’il n’avait pas 30 ans mais de longs cheveux. Puis le même homme retournant en 2011, invité dans un cadre plus officiel, reconnu comme une voix française pas comme les autres, mais une voix qui compte.

Chaque entrée est une suite d’instantanés qu’avec une décolleuse on pourrait retirer de son contexte pour en faire un poème.

Son dernier séjour, intitulé « American tour », se déroule en octobre 2011. Le 11 septembre n’est pas mentionné, ce qui mérite mention – mais on lit le 20 octobre : « Gilberte me dit que la colonel Kadhafi a été tué. Immensément loin d’ici… ». L’écrivain est escorté d’un campus à l’autre et décrit un pays protégé et opulent. Cette Amérique universitaire, dit-il, « n’est pas artificielle, mais son domaine de définition n’inclut pour l’instant la pauvreté que comme un sujet de recherche. » La remarque est cruelle et juste, encore plus vraie en Amérique qu’en France où les universités ne sont pas des territoires aussi isolés ni des espaces aussi confortables.

Aussitôt après, l’écrivain-regardeur repère des habitats alternatifs et réfractaires à l’économie de la réussite. Il consigne alors : « Règne du bricolage (le sauveteur du peuple) et plaisir d’endroits échappant à la “cleanitude ”. » Comme si le vrai moi de Bailly et son affection allait à ces vies off, ces existences plus fragiles matériellement, mais résistantes et farouches.

Mais revenons en arrière car nous avons commencé par la fin de ces carnets américains. Leur note dominante n’est ni politique ni historique ; elle n’est pas non plus intellectuelle à proprement parler. Bailly a une voix autre, plus exactement un œil autre, rare. « 3 février », « 4 février », « 2 nov. », « 3 nov » : chaque bloc de texte qui suit se lit comme un collage, une composition faite de noms de lieux, d’amis et d’artistes, d’objets quotidiens, de panneaux, de la couleur du ciel, de mots américains. Chaque entrée est une suite d’instantanés qu’avec une décolleuse on pourrait retirer de son contexte pour en faire un poème. Bailly coordonne peu, se passe des conjonctions et souvent des articles ; quand il écrit une phrase, elle est brève et jetée telle quelle. Il ramasse les mots. Son art de la condensation est immense. Quand il pense, il continue de frôler la poésie.

Indépendant et réfractaire aux modes, il note la « faiblesse des poésies nationales » qu’il réduit ainsi : « Confrères en plaquettes, dealers du sens. » (Mallarméens ou Beat, c’est égal.) À cette facilité il oppose « l’universel dans le détail du prélèvement ».

Il voit ce que je ne vois pas, et il m’apprend à voir. Il visite les grands musées classiques mais aussi le Musée d’histoire naturelle et le Museum of the American Indian – en 1998, il se désole de voir qu’il a été refait, tous les objets étant « cadré, commenté, surligné ». Lui privilégie les objets saisis et simplement montrés ou notés pour leur « puissance de connexion ». Il repère des animaux, des feuilles, les arbres et le fleuve. Il lit la ville comme il lit la nature : c’est exceptionnel. Et toujours des passants, des hommes, des femmes, parce que la vie s’écoule : « Toute jeune fille américaine est une publicité (leurs dents, leurs yeux, leurs poitrines) » observe-t-il. Et soudain il glisse « Et aussi : rien. »

Il cite des choses ou des noms qui annoncent son œuvre à venir. Au Metropolitan, par exemple, « ils ont un petit tableau de Thomas Jones », ce peintre auquel il consacrera un si beau chapitre dans Saisir, quatre aventures galloises. Il ne distingue pas le nouveau monde de l’ancien, ni les maîtres anciens des maîtres modernes.

Là où à New York tant d’écrivains et d’artistes visuels soulignent la monumentalité et la verticalité, il ne détache que ce qui est à hauteur de son regard, en surface et aperçu derrière ou de côté. Dans les grandes métropoles, il voit autant d’artefacts, de sédiments et de vestiges que sur la colline de l’Acropole. Il ne hiérarchise pas, mais il a des goûts prononcés parce que sa sensibilité est extrême. « L’exposition de Jasper Johns me laisse froid » écrit-il un dimanche de 2008.

À ces Jours d’Amérique, il faut se laisser aller, les yeux fermés pour ainsi dire. Accepter la fragmentation, l’effet pâte brisée, l’écriture-accrochage (il accroche aussi la pensée). Il n’est pas exagéré de dire que Bailly a inventé un genre, une approche mouchetée du monde qui nous entoure, une esthétique qui en fait un de nos peintres de la vie moderne.

Jean-Christophe Bailly, Café Neon et autres îles. Chemins grecs, Arléa, 134 pages et Jours d’Amérique, (1978-2011), Seuil, 242 pages.


 

Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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